Novembre 2024.
Il fait chaud. Pas de pluie depuis trois ans.
Dans sa villa provençale bardée de cellules photovoltaïques, la Veuve du Général de brigade aérienne conditionnel de Guerlasse (1) profite à plein de la clim. Un coup d’oeil sur le dernier bras mort du Rhône lui permet de vérifier que les crocodiles remontent toujours le mince filet d’eau en colonies. Un léger mistral lui porte les appels à la prière des muezzins des nombreuses mosquées d’alentour. Repliant soigneusement l’A4 que lui avait délivré son Super-Cyber-PC-4-Dimensions-Quantique, après lui avoir demandé une clim à 22 et la gestion de l’effet de serre en « auto », Aude-Ophélie de Guerlasse, toujours de sa voix étranglée, le positionne sur « veille active ». Elle range l’A4 à en-tête du Ministre Micha Allah-Meddy lui-même (un ex de la Star Academy, le premier ministre de la Défense à être issu de l’immigration). Puis essuie furtivement une larme…
A Boulogne-sur-Mer la Manche est à 30 degrés. Les poissons multicolores de la barrière de corail nagent à coeur joie. Sans l’élévation de 4 mètres des installations portuaires pour cause de fonte des glaces polaires, depuis longtemps l’eau aurait envahi le quai Jack L…De sa Résidence Jack L…aux fenêtres virtuelles pour conserver un peu de fraîcheur, la Veuve du Capitaine Nolfret (2) vérifie d’un coup d’oeil que, comme d’habitude, toute la misère du monde descend en colonies du Navire à Très Grande Vitesse, le NTGV Jack L…, qui vient de s’amarrer au quai du même nom. Un léger vent venant du large lui porte le dialecte des nouveaux arrivants, que cette fois elle ne reconnaît pas. Repliant soigneusement le papier à en-tête de la Défense que lui a déroulé en PCV son vieux mobile telfax-imprimante-laser, Peggy Nolfret sort son mouchoir pour contenir la marée montante de ses sanglots…
A Sarcelles, le thermomètre explose. De son deux pièces (eau et gaz à tous les étages) Germaine, Veuve de l’Adjudant (Air) Talairdunc jette un oeil en bas. Depuis les fortes chaleurs les colonies multiculturelles et pluriethniques se sont renouvelées. Ce sont maintenant les Foufounes, les Bonobos et les Crioulos, venus d’Afrique équatoriale remplacer nos-amis-Maghrébins vaincus par la canicule, qui égaient le pavé de leurs tenues multicolores. Eux aussi sont très gentils. « Ziva la meuf » l’un d’entre eux la complimenta-t-il un soir où les corps se cherchaient « c’est de la balle. Sérieux, l’bâtard qui te kiffe trop le cul, je vais le niquer grave. » (3). Cet hommage, porté vers son châssis du 8ème sous les toits par le flux d’air chaud remontant de leurs cases aéro-réfrigérées, la bouleverse encore. Si Madame Veuve Talairdunc ne peut retenir ses pleurs, ce n’est pas au souvenir de cette ultime étreinte qu’elle n’aurait pas désapprouvée. Non. Un médiateur-modérateur-conciliateur-arbitre de proximité (l’ex garde-champêtre relooké sauce emploi-jeune du huitième plan 2020 de cohésion sociale) venait de lui remettre, contre signature, un papier aux armes de la Défense, barré de tricolore. A sa lecture Germaine déroule 1 mètre de mouchoir de son réutilisateur à ionisation intégrée (un cadeau des Trois Chinois pour ses dix ans de fidélité), puis s’effondre…
A part souffrir de la chaleur, porter un regard reconnaissant sur leur Pays, la France terre d’accueil, et être veuves, ce dont elles se sont assez facilement accommodées pour être habituées aux absences de leur militaire de mari, qu’ont donc en commun Aude-Ophélie, Peggy et Germaine pour déprimer de la sorte lorsque le Chef bienveillant leur écrit ?
Pour le savoir, un petit retour en arrière de 20 ans. Vingt ans, c’est plus que ne demande certain cancer pour se développer…
2003, l’amiante. Avec un A comme dans Armée de l’Air.
Nous sommes en 2003, état major de l’armée de l’air, quelque part du côté de la Place Balard.
Dans les bâtiments accolés F et G servent le Général de Guerlasse, le Capitaine Nolfret et l’Adjudant Talairdunc. Ils sont en charge de la planification du nouveau modèle d’armée de l’air 2075. Ce travail gratifiant, ne faisant pas dans la précipitation, en avait fait de bons vivants. Certes, ils avaient bien entendu parler d’incertains problèmes d’amiante qui menaceraient leur vie de sybarite, mais la pression était telle que la mode était de ne pas s’y attarder. D’autant que de Guerlasse, conditionnalat oblige, en défendeur assidu des intérêts du subordonné les rassurait. Selon ses dires, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Dans un cas aussi précis, un Général n’est pas général, il est précis. Donc, pas de panique.
Une meilleure connaissance des dangers de l’amiante aurait cependant refroidi leur optimisme de service commandé.
Roche fibreuse connue pour ses qualités isolantes et ignifuges depuis l’époque pharaonique, dont l’armée de l’air de création plus récente avait su profiter, l’amiante entre dans de nombreuses constructions par enrobage (on dira flocage) des structures métalliques, poutrelles, poutres, poteaux, faux plafonds ainsi que dans le matériau composé amiante-ciment.
Le perçage du composé, le décollage par usure des flocages, comme leur rupture à l’occasion des travaux de modernisation et de maintenance, disséminent des millions de fibres micrométriques dont l’inhalation, une fibre peut suffire, peut provoquer des maladies pulmonaires, asbestose et mésothéliome, et des cancers du poumon. Leur période de latence est de l’ordre de quinze à quarante ans.
Lorsque les flocages sont trop dégradés, la réglementation prévoit des mesures de précaution très strictes lors des interventions en zone amiante, même s’il ne s’agit pas d’un déflocage stricto sensu de type Jussieu. En particulier, les travaux lourds devront s’effectuer en confinement et dépression, afin d’empêcher la dissémination de ces fibres. Le confinement et le port d’un masque pour l’intervenant lors de travaux légers étant le minimum syndical.
Or l’armée, au fonctionnement dérogatoire à plus d’un titre et sursaturée de sa propre réglementation, est dans un premier temps allergique à celle qu’un tiers voudrait lui imposer. Dans un convoi routier par exemple, au temps où il y avait assez d’argent pour les faire rouler, un camion sur deux était borgne. Face à l’amiante (au pouvoir cancérigène connu depuis un demi-siècle) la réaction initiale fut un peu celle d’un clandestin, tôlier de squatt glauque en banlieue défavorisée, face à « un plafond d’où tombait une drôle de poussière » : Bof !
La réglementation pointilleuse sur l’amiante, c’est un peu comme la rémunération, hors opérations, du temps de travail dépassant les 35 heures, ou la dévalorisation du militaire dans les grilles de la fonction publique, ou, c’est tout chaud, comme l’indemnité de départ (IDPNO) dont sont floués les personnels non-officiers : Un problème de syndicat, pas de Chef qui n’en peut mais.
La situation à la Cité de l’Air bâtiments F et G, entre flocages déficients et travaux effectués sans respecter la réglementation sur l’amiante, déjà dénoncés en 2001 par un ingénieur de la Direction Centrale de l’Infrastructure de l’Air (DCIA), était restée telle qu’en juillet 2003 un quotidien s’est emparé de l’affaire. Sous le titre éloquent « L’armée prend l’amiante à la légère », le journal dénonçait certes les bâtiments truffés d’amiante où travaillent un millier de personnes et bon nombre de tireurs de câbles, perceurs de trous et autres démonteurs de faux plafonds, ces récepteurs privilégiés de la poussière d’amiante, mais surtout une « désinvolture incroyable au regard de la protection due tout à la fois aux ouvriers chargés de l’exécution des travaux (tous personnels de la Défense) et aux personnels administratifs », désinvolture caractérisée par la répétition et la multiplication des mêmes aberrations dans la conduite des travaux.
L’incursion de la presse dans les affaires de Cruella est appréciée par icelle, comme chacun sait, avec beaucoup de frilosité. Histoire de se réchauffer la cuirasse, elle demanda donc à de Guerlasse, toutes affaires cessantes, d’ajouter en priorité n°1 la branche manquante de son organigramme Armée de l’Air 2075, celle correspondant au Bureau Annexe d’Analyse et d’Archivage des Articles sur l’Amiante de l’Armée de l’Air. Ainsi est né le B.A.A.A.A.A.A.A.. Ah ! Ah ! Vous ne le saviez pas.
La presse relevait à cette occasion et une fois encore, la tradition du secret et l’absence de culture de concertation comme mode de fonctionnement en vigueur dans l’armée. Bref, l’incontournable chape de plomb qui fait les beaux jours de l’Adefdromil.
Que faisait pendant ce temps, le Chef qui veille aux intérêts du subordonné ?
A cette bonne question, des réponses guère satisfaisantes…
En réplique à un premier rapport de recensement de l’amiante établi par Veritas en 1997 signalant des flocages fortement dégradés dans les bâtiments F et G, les travaux ne commencèrent pas en 1998, comme l’oblige la réglementation. Malgré cela le Chef put se féliciter d’un deuxième rapport. Ce nouveau rapport, établi en 1999 par une autre société moins regardante, tant sur son indépendance que sur les conclusions de leur confrère, alors que personne n’avait rien touché, ne signalait plus que des flocages moyennement dégradés. Il devait penser qu’avec un peu de patience le risque pourrait disparaître totalement… ou être refilé aux successeurs. Les faits étant têtus, la situation explosait quatre ans après.
Pendant plusieurs années la hiérarchie fut alors en délicatesse avec la traçabilité qu’impliquait le risque amiante. Aussi les personnels ayant eu le courage de réclamer les « fiches d’exposition au risque amiante » s’exposèrent-ils en sus à quelques déceptions. Or, en cas de cancer, ces pièces sont indispensables à l’établissement du lien entre la maladie et les conditions de travail. Pas de fiche donc pas de lien, pas de lien donc pas de maladie due à l’amiante. Et si pas de maladie, c’est que le risque amiante avait été bien été géré. CQFD.
L’information sur le risque amiante est obligatoire. Si les assujettis en avaient été satisfaits, auraient-ils eu besoin d’étaler leurs états d’âme dans la presse ? « Les règles élémentaires ayant trait à l’amiante sont ignorées », « On constate une répétition et une multiplication d’incidents…L’ouvrier, avec son aspirateur et les fenêtres ouvertes, donnait l’impression d’exécuter une tâche ménagère ordinaire ». Bref, « Des conneries sont faites sur le terrain ». Voilà ce que l’on a pu lire en juillet 2003, six ans après le constat initial, sans que le Chef ne démente.
Face à cette chronique d’une prestidigitation annoncée, ce fut un tract FO du personnel civil (le tract d’un syndicat a plus d’effet qu’une note de service militaire) qui recentra le problème. Le Chef fut alors pris d’une ferveur subite pour le risque amiante. Dans une frénésie aussi suspecte que tardive il y alla de ses comités théodule. Ici un groupe de travail sur l’amiante, puis une expertise de clarification du risque, là l’exigence syndicale d’une participation dans le nouveau dispositif de prévention de civils élus entièrement satisfaite. Un peu comme si son Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de travail prévu par les textes était tombé en déshérence.
S’agissant d’efficacité dans la défense des intérêts du personnel, il n’y a donc pas photo. Quand un organisme indépendant de toute hiérarchie obtient d’un coup de menton syndical à Jussieu le déflocage d’une fac aux 50 000 usagers, le Chef, lui, claque des talons devant les crédits affectés au déflocage urgent du Clémenceau partant à la casse, et ferme son cerveau à la réglementation sur l’amiante à la Cité de l’Air. Elle n’abrite, il est vrai, qu’un millier de pailleux, et de surcroît essentiellement militaires. Ici se trouve illustrée une fois encore la différence d’efficacité entre l’action syndicale et la mythologie du chef qui veille.
Il est bon, dit la sagesse populaire, de savoir profiter des faux pas de ses prédécesseurs. L’Association des Vétérans des Essais Nucléaires (www.aven.org) en a dénoncés de si ahurissants qu’ils vont abasourdir le Tribunal puisque leur affaire passe enfin en Justice, après que le Chef bienveillant ait naturellement freiné des quatre fers (tout en se disant, check list oblige, « totalement déterminée à apporter son concours »). Pour l’amiante ce sera la même chose. Le « prédécesseur » étant là aussi un Chef militaire, il est, par essence, incapable de reconnaître le moindre faux pas. Ce poison qu’il lègue risque de peser lourd sur sa succession.
Déjà de nombreuses entreprises (EDF, SNCF, DCN…) sont condamnées pour leur carence dans la prévention des risques liés à l’exposition professionnelle aux poussières d’amiante. L’Etat n’y échappe pas et sa responsabilité pour avoir failli à sa mission de prévention et de protection est régulièrement engagée. Les quelques 5000 plaintes au pénal et autres procès en faute inexcusable, tant s’en faut, ne relèvent pas tous du risque professionnel. Beaucoup se fondent sur le risque environnemental, celui lié à une exposition passive intramurale à l’action des poussières d’amiante. En clair, si place Balard un bureaucrate n’est pas un ouvrier de l’amiante, le fait de travailler dans un bureau floqué soumis à une maintenance sauvage au regard du risque amiante, lui aura fait prendre des risques lui conférant un droit de suite (4).
Aussi, quand le commandement croit pouvoir se réjouir du désamiantage prochain de la tour F (35 000 m2) tout en mettant un voile pudique sur le maintien en activité du bâtiment G (10 000 m2) qu’il n’est prévu de défloquer qu’à partir de 2008, soit dix ans après l’obligation de le faire, les futurs malades sont fondés à ne pas partager cet enthousiasme. Et à s’inquiéter de leur prochain parcours du combattant, ou celui de leurs ayants droit, lorsque la maladie venue, il s’agira de collationner les éléments de preuve et de reconstituer dans dix-vingt ans, le puzzle des responsabilités.
Mieux, le cirque continue. En effet, pour défloquer F en 2005, il faudra recueillir son personnel. On a choisi de l’entasser…dans G. On devra donc effectuer incessamment des travaux lourds dans un bâtiment G amianté avec flocages fortement dangereux.
Toutefois bonnes gens, soyez reconnaissants, tout est fait pour que vous puissiez dormir en paix.
D’abord il y eut cette récente visite-caution de la ministre à la Cité de l’Air où « la tour F, et en particulier ses chambres, lui ont été présentées sans fard ». Sans phare braqué sur l’amiante eut-il été plus exact d’écrire ! Visite au cours de laquelle, comme se doit de l’écrire tout Chef de corps postulant à la liste d’aptitude au grade de Général, « passant de table en table, elle a pu échanger librement avec une large représentation des personnels ». La fable ne dit pas de quoi on a « échangé», mais il est clair que ce n’est ni d’amiante, ni de défense des intérêts professionnels et moraux des militaires ainsi que de leurs droits. Elle ne dit pas davantage si dans la « large représentation des personnels » il y avait des contestataires en ayant marre d’être pris pour des carpes. Ensuite ce « Flash Désinfo » du Chef qui se poursuit dans la même langue de bois : ne réussit-il pas l’exploit de faire l’apologie de ce tour de passe-passe, sans écrire une seule fois le mot maudit d’amiante ? La chose étant présentée, non pas comme une vocation tardive pour un déflocage obligatoire, mais comme une grande et coûteuse valorisation patrimoniale « suivant son cours sans encombre ni retard » (sic), qui commencerait après l’été 2005, et à l’issue de laquelle dès 2008, les assujettis de la Place Balard allaient vivre comme GM en Résidence Hôtelclub-Multivacances. L’amiante, bonnes gens, n’a rien à voir là-dedans. Donc, pas d’inquiétude, le principe de précaution, celui qui consiste à se confectionner les garanties propres à rendre peu crédible le recours ultérieur des éventuelles victimes, aura fonctionné à plein.
A noter, cela ne s’invente pas, que la feuille de choux de mars 2004 dans laquelle le chantre loue sa muse en ce style laudatif propre à tout postulant aux feuilles de chêne s’intitule « FIBA 117 », pour Flash Info Base Aérienne 117. A ne pas confondre avec FIBre Amiante 117. Pour oser cela il faudrait être OSS 117. Or des OSS 117 sous le képi, cela ne se voit qu’au cinéma.
« Amiante : 100 000 morts à venir » est un livre qui sort aujourd’hui sur le scandale de l’amiante. Il annonce cent mille décès provoqués par la fibre mortelle dans les vingt prochaines années pour désamiantage non fait, fait tardivement, mal fait, manque de contrôles, instructions au point mort. Quelle sera la contribution de nos héros à ce bilan ?
Après les essais nucléaires et la Guerre du Golfe, le Syndrome de Cruella reprendra du service, autant s’en prémunir dès aujourd’hui :
Aucune preuve ni certitude quant à l’exposition de feu X aux fibres d’amiante. La relation directe et certaine entre l’exposition de M. Y au risque amiante de son bureau et son mésothéliome n’est pas établie. Considérant que la Veuve Z n’a pas apporté la preuve irréfutable du lien entre le service et la cause du décès de son époux, le recours Z et consorts n’est pas recevable. Le Ministère est exonéré de toute responsabilité puisque le plaignant V ayant quitté le service depuis huit ans ne fut plus assujetti au système de surveillance/diagnostic en vigueur dans les armées. La maladie ne s’étant pas déclarée dans les 30 jours suivant le retour du militaire W dans ses foyers, le Tribunal déclare la nullité de l’instance. Il manque une virgule en page 3, alinéa 2 de l’argumentaire de la Veuve U, sa demande est donc frappée de nullité. (Ndlr. Ce dernier considérant n’est prévu d’entrer en vigueur qu’à l’occasion des prochains « nouveaux » statuts).
Bref, le Bureau des Tergiversations Manoeuvres Dilatoires et Atermoiements des Armées (BTMDAAA) ne manquera pas d’arguments face à l’invisibilité sociale des plaignants militaires.
Une première victime de l’amiante est à déplorer à la Cité de l’Air.
Il s’agit de l’infortuné ingénieur de la DCIA. Fraîchement arrivé en 2001, il avait eut l’outrecuidance de remettre en cause la méthodologie de la seconde expertise. Puis de prétendre faire son travail en alertant la hiérarchie sur la nécessité de mettre un terme à la situation d’empoisonnement à l’amiante des ouvriers et employés de bureau de tous grades, du fait d’infractions récurrentes à la réglementation.
Le chantier alors en cause était celui du câblage dans le plénum des faux plafonds. Ce chantier, comme ceux qui l’avaient précédé, ne respectait aucune des mesures de protection requises. Rompant avec le laxisme ambiant, faisant preuve de l’intelligence de la situation, de professionnalisme et de civisme, alertant et, selon un usage bien établi lorsque les choses dérangent, réalertant en vain un Chef habitué à davantage de flatterie et de soumission, ce fut pour lui le début d’une lente dégringolade.
Déchargé du dossier, privé d’information tant sur l’amiante que sur le reste, subissant pressions frictions et intimidations, assigné à résidence à son bureau où son activité se réduisait à du classement, bref placardisé comme il se doit lorsque l’on dit la vérité avant ou après, mais jamais au bon moment, l’ingénieur était à la recherche chimérique d’un quelconque moyen d’intervention. Face à sa carrière qui se délitait, sa seule consolation était de se dire que l’ensemble de ces exactions gageait de la pertinence de ses observations. Amère satisfaction.
A l’occasion d’un nouveau chantier en juin 2003 qui, comme si rien de tout ce qui précède n’avait jamais existé, donnait à voir depuis l’entrée de la base une situation de danger de pollution de l’environnement, par défaut de confinement d’une zone où les faux plafonds avaient été entièrement déposés, l’ingénieur estima qu’il y avait ordre implicite de fermer les yeux sur la mise en danger des ouvriers et personnels. Vaincu par tant d’irresponsabilité, il s’organisa pour aller servir sous des cieux moins idiots, où il engagera, naturellement, un recours sur sa notation-sanction. Tout en s’estimant heureux de n’être pas poursuivi pour ne pas avoir dénoncé ces dysfonctionnements au Procureur de la République (Article 40-2 du Code de procédure pénale).
Ce changement volontaire de poste lui aura peut-être épargné le même Congé de Longue Durée pour Maladie mentale qui fut « accordé » à un certain vétérinaire voire, comme dans un autre exemple, une mutation de rééducation du côté de Limoges.
La lettre de novembre 2024 qui fait mal.
Qu’avait donc de si particulier la lettre de condoléances reçue par les trois Veuves, pour les faire fondre en larmes ?
Après les fautes commises, une lettre de condoléances en forme de circulaire pour se dédouaner, il fallait quand même oser. Cruella a osé.
D’abord les banalités d’usage de l’ordinateur :
« La disparition de votre époux 1/Gonzague 2/Kevin 3/Marcel dans les circonstances aussi tragiques qu’inexpliquées a bouleversé l’ensemble de ses compagnons d’arme ». Comme demandé dans un renvoi, chaque Veuve raya les deux prénoms qui ne la concernaient pas. « Dans cette douloureuse épreuve, aussi tragique qu’inexpliquée au nom de l’Armée de l’air et en mon nom propre, qu’il me soit permis de vous exprimer très respectueusement nos sincères condoléances pour le deuil aussi tragique qu’inexpliqué qui vient de vous frapper ». Il ne faut pas laisser ces gens-là en manque d’explication, pensèrent charitablement les Veuves, va bien falloir leur dire que c’est l’amiante.
« Fauché en pleine carrière 1/de Général, Gonzague laissera le souvenir d’un homme au sens du devoir hors du commun 2/de Capitaine, Kevin laissera le souvenir d’un homme jeune et généreux 3/d’Adjudant, Marcel laissera le souvenir d’un homme ayant un goût prononcé pour l’action ». Les Veuves rayèrent avec application les deux mentions inutiles. En s’étonnant toutefois que ces vertus n’aient pas été perçues du vivant de leur feu.
Vint ensuite le grand dédouanage :
« Dans ce moment d’épreuve pour vous et vos enfants, je souhaite vous confirmer que vous pourrez toujours compter sur le soutien de la Grande Famille de la Défense ». Ulcérée, Germaine se souvenait que Marcel, son Adjudant de mari, lui avait expliqué qu’il existait bien un Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante et qu’avec un peu de patience les descendants des Veuves de militaires pourraient en profiter. Or les nouveaux « nouveaux » statuts de 2024, après colloques et consultations les plus larges des partenaires « sociaux » du CSFM (5) venaient de réaffirmer la spécificité militaire. Avec la spécificité sociale qui s’ensuit.
« Afin de couper court à la circulation d’informations erronées… (Quelle rumeur ? L’amiante porterait-il malheur au point de ne pas oser prononcer son nom ?)…, soyez persuadée, Madame, que le résultat des travaux menés par le Professeur Monsalo (6) qui se réservait la possibilité de peut-être apporter éventuellement un début de réponse semi-partielle à cette question qui ne se posait pas, n’a strictement rien révélé ». Peggy entendait encore Kevin lui expliquer que les prétendus experts qui avaient été retenus pour quantifier le risque amiante n’en auraient pas trouvé la moindre fibre dans la mine à ciel ouvert de Canari en Haute-Corse. Et que le seul spécialiste ayant pris le problème à bras le corps avait été placardisé. L’innocente missive se poursuivait par « Néanmoins si vous apportiez la preuve du lien entre le décès de votre époux et le service… ». Peggy se souvenait avec amertume que son mari était allé au Service Historique de l’Armée la rechercher en vain cette preuve. Il s’agissait d’une éventuelle photo de la fibre d’amiante entrant dans sa narine, et qui ne fut pas couverte par le Secret Défense. Il n’en revint qu’avec une bronchite que ses plaques pleurales ne supportèrent pas. Ce qui accéléra sa fin.
« Dans cette pénible affaire où, malgré la défaillance des archives, notre détermination à ce que la vérité… etc… etc. », tenait à distiller en 2024 Micha Allah-Meddy, Ministre de la Défense, « …comme nous avions décidé à leur place et en conscience au siècle dernier, comme aujourd’hui d’ailleurs, que les militaires français ne souhaiteraient jamais être défendus par un syndicat, vous comprendrez volontiers que c’est le Chef lui-même qui a dû veiller aux intérêts de votre malheureux époux.». Là, Aude-Ophélie de Guerlasse craqua. Elle fut prise d’un rire nerveux entrecoupé de sanglots. Gonzague lui avait expliqué sur son lit de douleur que le conditionnalat et la 2ème Section, au point de dévoiement où ils étaient maintenant arrivés, permettaient à tout Général moyen, non seulement d’espérer vivre jusqu’à la fin de ses jours d’une retraite bonifiée en partie défiscalisée, très confortable, avec carte SNCF, mais encore sous les strass d’un mess de garnison voire, en échange de quelques apparitions sur les estrades, sous les ors de quelque Palais en Région. A cela une seule condition était mise, ne pas cracher dans la soupe. Et donc, pour ces brimborions, colifichets, hochets et autres breloques trouvées à Bercy pour acheter le silence pitoyable de ce que l’on appelle l’élite militaire, mettre une sourdine à toute demande au profit du social du « soldat », notamment lorsqu’elle était fondée. Réciter comme on le lui demandait sur l’amiante, sinon on le lachait, aura été le dilemme fatal de sa fin de vie. « Un Général n’est pas un commissaire du peuple », avait-il soufflé dans son dernier râle, comme pour s’excuser…
Puis la formule de politesse finale :
« En ces circonstances douloureuses, je tiens à vous exprimer, en mon nom personnel et au nom de la Grande Muette Famille Militaire, mes condoléances les plus sincères.
Je vous prie de croire, Madame, à l’assurance de mes très respectueux hommages et de ma solidarité dans la peine. »
Les yeux embués des larmes qu’elles ne pouvaient plus contenir au terme du rappel de tant de mauvaise foi, les trois femmes ne remarquèrent pas que la missive était signée par un Greffier de 1ère Classe, pour le ministre empêché.
***
« Tu n’as rien vu à Hiroshima . . . rien. »
« J’ai tout vu . . . tout. » répond-elle.
Elle : « Je n’ai rien inventé. »
Lui : « Tu as tout inventé. »
Il n’y a rien eu à Hiroshima.
A la Cité de l’Air non plus.
Amiante, mon amour.
Mariallio
(1) Pléonasmes.
(2) Le père du Capitaine Nolfret avait été pilote au sein de l’Escadron de Chasse 1/7 « Provence », après la guerre 39/45.
(3) « Voyez chère Madame, combien suis-je sensible à votre charme. Croyez-le, si d’aventure un scélérat venait à vous manquer de respect, il s’en mordrait les doigts. » Ndlr
(4) L’Education Nationale, sous l’impulsion du syndicat qui veille, a démontré que l’amiante présent dans les locaux est responsable de pathologies graves et de cancers, dont certains ont commencé à tuer. Dans l’Armée, le Chef qui veille peut se féliciter de n’avoir rien recensé de tel.
(5) En 2024 on ne parle plus du CSFM largement disqualifié, mais des « partenaires sociaux du CSFM ». Une même sémantique avait permis dans le passé de valoriser l’ordinaire troupe en mess des hommes du rang. Sans changer le menu.
(6) On se souvient qu’à l’occasion du Syndrome du Golfe, c’était au tour du Professeur Salamon de ne rien trouver.