Mise au point sur le droit d’association des militaires en activité

Lettre à Madame la Ministre de la Défense

Châtellerault, le 25 juin 2003

Madame la Ministre,

Le 5 février dernier, vous avez mis en place une commission, placée sous la présidence de M.Renaud Denoix de Saint-Marc, vice-président du Conseil d’Etat, chargée de proposer les mesures nécessaires à la révision du Statut Général des Militaires, objet de la loi n° 72-662 du 13 juillet 1972.

Un certain nombre d’évolutions, telles que la suppression du service national, la professionnalisation des armées, l’élargissement de l’Union Européenne notamment, méritent que l’on apporte un examen attentif et que l’on clarifie un certain nombre d’articles du Statut Général des Militaires, portant notamment sur l’exercice des droits civils et politiques, la rémunération, la couverture des risques et l’avancement des sous-officiers.

Même si l’ANFASOCAF ne semble pas devoir être associée au travail de réflexion et de « toilettage », à l’instar de certaines personnalités civiles du « monde » de l’assurance ou de l’enseignement, nous tenons malgré tout à soutenir cette action, en nous permettant d’émettre toutefois un certain nombre d’observations que nous soumettons à votre attention.

C’est ainsi que lors des travaux préparatoires de la Commission de la Défense Nationale et des Forces Armées à l’élaboration du Statut Général des Militaires, M.Le Theule, rapporteur, avait évoqué la situation des militaires au regard des notions de libertés fondamentales, de la parité indiciaire entre fonction publique civile et militaire, et de l’avancement des sous-officiers.

a) De l’octroi aux militaires de droits électoraux et d’éligibilité.

En ce qui concerne le titre 1er de la loi du 13 juillet 1972 qui fixe les conditions d’exercice des droits civils et politiques, on peut dire sans trop se tromper que, malgré la première phrase de l’article 6 (les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens), le militaire est cantonné largement hors du droit commun, et que les restrictions apportées à la liberté d’expression des militaires conduisent à l’atrophie de l’intelligence.

Quant à l’octroi aux militaires des droits à l’électorat et à l’éligibilité, ils ont été longtemps contestés. Il n’est pas inopportun de rappeler que ce n’est qu’en 1894 qu’une proposition de loi déposée par Jules Guesde et ses amis socialistes tentait d’accorder aux militaires le droit de vote.

Pourtant, il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les droits politiques soient accordés aux militaires en vertu de l’ordonnance du 17 août 1945, sans leur donner pour autant les droits d’expression et d’activité politique à l’identique des autres français.

C’est ainsi que l’article 6 du Statut Général des Militaires pose comme postulat que « les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens ». Cette position est un leurre car l’article 9 « interdit aux militaires en activité de service d’adhérer à des groupements ou associations à caractère politique » et on voit mal comment un candidat à l’exercice de fonctions électives pourrait se dispenser d’adhérer à un mouvement politique.

Le deuxième alinéa de ce même article 9 précise que « …les militaires peuvent être candidats à toute fonction élective ;… » A priori rien ne devrait s’opposer à ce qu’ils puissent exercer leur droit à l’éligibilité. En fait c’est faire fi des dispositions du Code électoral qui précise :

LIVRE I

Dispositions communes à l’élection des députés, des conseillers généraux et des conseillers municipaux

Titre I – Chapitre III – Conditions d’éligibilité et inéligibilité :

Art. L.44 : Tout Français et toute Française ayant la qualité d’électeur peut faire acte de candidature ou être élu, sous réserve des cas d’incapacité ou d’inéligibilité prévus par la loi.

TITRE I- Chapitre IV- Incompatibilité :

La fonction de militaire de carrière ou assimilé, en activité de service ou servant au-delà de la durée légale, sont incompatibles avec les mandats qui font l’objet du livre I.

Il ne fait aucun doute que l’article 9 de la loi du 13 juillet 1972 n’a aucune portée réelle puisqu’il est en opposition formelle avec l’article L.44 du code électoral qui fixe les conditions d’éligibilité des militaires au regard des fonctions de député, de conseiller général et de conseiller municipal. Si le principe du droit à l’éligibilité a été posé, il se trouve que les conditions d’exercice de ce droit n’ont jamais abouti. Cela fait partie d’ailleurs des nombreuses contradictions qui régissent notre droit.

Alors qu’au cours de ces trente dernières années l’évolution sociale et sociétariale a considérablement évolué et que les citoyens de l’Union Européenne ont obtenu, en France, le droit de vote et également d’éligibilité dans les conseils municipaux, que la professionnalisation de nos armées a pour effet de rendre plus difficiles les relations entre l’armée et la Nation, il nous paraît opportun de permettre aux militaires de tout rang de pouvoir participer à la vie publique en étant autorisés à adhérer à des groupements ou associations à caractère politique, afin d’être en mesure d’assumer pleinement leur qualité de citoyen français.

Certaines restrictions pourraient toutefois être apportées en ce qui concerne l’exercice de responsabilités dans les organes directeurs des groupements ou associations politique et dans le port de l’uniforme au cours des réunions ou des manifestations organisées par ces groupements.

b) De la liberté d’adhésion à des groupements associatifs.

L’article 10 de la loi du 13 juillet 1972 précise : « l’existence de groupements professionnels militaires à caractère syndical ainsi que l’adhésion des militaires en activité de service à des groupements professionnels sont incompatibles avec les règles de la discipline militaire ».

Il paraît opportun de rappeler que le droit français connaît les syndicats et les associations et donne de ces deux notions, soit dans le Code du Travail soit dans la loi du 1er juillet 1901, des définitions très précises, mais que par contre il ignore ce qu’est un groupement professionnel à caractère syndical.

Dans ces conditions, en ma qualité de président d’un groupement associatif qui s’intéresse depuis de très nombreuses années à la défense de nos armées et à l’intérêt professionnel de leurs membres, permettez moi de vous faire part de quelques réflexions qui, je l’espère, devraient vous permettre de vous offrir un éclairage sur une question certes délicate mais pourtant fondamentale.

Comme vous le rappeliez à l’occasion de l’installation de la commission relative à la révision du Statut Général des Militaires, la professionnalisation des armées a profondément transformé les rapports entre la nation et les armées, le métier militaire et les caractéristiques de ce métier, les relations entre les militaires français et ceux d’autres pays occidentaux dont les statuts sont sensiblement différents.

Pour ma part, je voudrais ajouter la féminisation des armées qui prend de plus en plus d’importance, la présence de plus en plus nombreuse de personnels civils au sein de nos armées, la création d’un corps européen d’intervention, le niveau de plus en plus élevé pour le recrutement des engagés professionnalisés.

L’ensemble de vos appréciations auxquelles j’ajouterai les propres réflexions de notre mouvement associatif, font que la réforme que vous engagez est fondamentale et que, dans ce contexte, vous devrez avoir en ligne de mire de faire du nouveau Statut Général des Militaires, un outil moderne parfaitement adapté aux évolutions de notre temps.

Au vu du contenu des différents rapports parlementaires annexés au projet de loi de 1972, il apparaît à l’ANFASOCAF que depuis l’adoption de la loi, la grande nouveauté a été la professionnalisation des armées. Un grand nombre de points ont en effet été abordés devant les commissions de l’Assemblée Nationale et du Sénat et que si un certain nombre de propositions n’ont pu aboutir à l’époque, c’est à cause de nombreux blocages dont celui  du ministre de la Défense, M.Michel Debré.

Ainsi, lors des travaux préparatoires, M.Le Theule faisait observer qu’en ce qui concerne l’article 9 (devenu article 10 après vote de la loi), la situation était devenue paradoxale, car c’est le ministre de la Défense qui avait durci sa position au regard de la défense des intérêts professionnels des militaires.

S’opposant à l’adoption d’un amendement tendant à permettre aux militaires d’utiliser le cadre de la loi de 1901 sur les associations, afin de défendre leurs intérêts professionnels, M. Michel Debré s’était ainsi exprimé :

« …l’expérience, touchant notamment les fonctionnaires civils, a bien montré qu’à partir du moment où l’on acceptait que les fonctionnaires civils créent des associations du type prévu par la loi de 1901, ayant pour objectifs la défense de leurs intérêts professionnels, on leur ouvrait en fait le droit syndical. En effet, il y a moins de différence entre les structures juridiques qu’en ce qui concerne l’objectif, qui est la raison d’être de l’association.

Nous avons estimé que la République, la Nation, devaient faire en sorte que les fonctionnaires militaires ne puissent ni se syndiquer, ni fonder des associations ayant en fin de compte le même objectif, de défense d’intérêts professionnels que les syndicats ».

Cette position est sans ambiguïté, mais il faut se poser la question de savoir quelles pouvaient être les raisons qui la justifiaient.

C’est pourquoi il nous paraît important qu’avant tout travail de fond, la commission que vous avez mise en place puisse répondre à une première question fondamentale : Pourquoi en 1972, le champ des libertés individuelles des militaires en qualité de citoyen a-t-il été mal apprécié ?

Il est vraisemblable qu’à cette époque, comme aujourd’hui d’ailleurs, la hiérarchie militaire, et notamment la plus haute, n’est pas préparée à partager les responsabilités sociales d’une armée démocratique. La crainte de la perte d’une parcelle d’autorité prédomine encore dans bon nombre de têtes militaires qui n’ont pas compris que l’efficacité commence par le partage librement consenti entre le chef et ses subordonnés.

La question qui se pose c’est de savoir s’il est possible aujourd’hui de faire évoluer certaines mentalités.

C’est pourquoi je voudrais revenir sur un peu d’histoire, et notamment la création du Conseil Supérieur de la Fonction Militaire. Alors que M Pierre Messmer, ministre des armées, souhaitait pouvoir mettre en place le CSFM, il rencontrait auprès de l’Etat-Major Général des Armées une opposition farouche sous le prétexte que la création de cet organisme serait la porte ouverte au syndicalisme dans les armées, et à la contestation permanente.

Le 20 octobre 1968, interpellé par M. André Vernier, Président de l’Union Départementale des Sous-Officiers en Retraite de la Moselle (association membre de l’ANFASOCAF), lors de l’Assemblée générale des Associations de Retraités Militaires de Thionville, M. Pierre Messmer qui présidait cette réunion déclarait :

« la collaboration des associations de militaires en retraite, et plus particulièrement de sous-officiers, est une collaboration très précieuse pour le ministère des Armées. Nul n’est plus à même que ces groupements, vos groupements, d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur les incidences et répercussions que peuvent avoir, dans tel ou tel domaine, sur telle ou telle catégorie de personnels, les lois, décrets et règlements élaborés par les administrations. C’est particulièrement vrai pour les personnels militaires qui, vous le savez, ne sont pas autorisés à se syndiquer. Quelque soin que l’on mette à la préparation des textes, des retouches et des perfectionnements sont souvent nécessaires et cela ne peut se faire qu’avec la participation des intéressés ou de leurs représentants. De ce point de vue, et dans le contexte actuel, la constitution d’un Conseil Supérieur de la Fonction Militaire est très opportune et même, je crois, nécessaire…
…j’ai le plaisir de vous dire aujourd’hui qu’elles (les études) vont aboutir dans quelques semaines au dépôt sur le bureau de l’Assemblée Nationale d’un projet de loi présenté par le Gouvernement. »

Quelques mois plus tard, le projet devenait une réalité et, quelques années plus tard, le CSFM, après bien des difficultés, commence à jouer son rôle. Toutefois, la représentation des militaires d’active n’est pas satisfaisante en ce sens que le mode de désignation relève plus de « la roulette russe » que d’une désignation démocratiquement consentie. Sans mettre en doute la compétence des membres de l’armée active, il est indéniable qu’ils ne peuvent être l’expression réelle de ceux qu’ils sont sensés représenter.

La question se pose donc de savoir si le temps n’est pas venu de franchir une nouvelle étape en permettant aux militaires de s’organiser librement au sein d’associations ayant comme objectifs :

l’animation sociale et culturelle ; la défense des intérêts moraux, matériels et professionnels de leurs membres ; la représentation auprès des autorités civiles et militaires ; la représentation auprès des instances internationales européennes.

Comme je l’ai déjà dit précédemment, depuis trente ans les évolutions ont été considérables et vous-même l’avez souligné :

suppression du service national ; professionnalisation des armées ; féminisation accrue des armées ; engagement de nos forces armées dans des opérations extérieures en participation avec des armées alliées ; constitution d’un corps européen ;

Dans ce contexte, la crainte des états-majors des forces armées et d’un certain nombre de militaires de haut rang, de voir se constituer des associations de défense des intérêts professionnels de leurs membres est-elle fondée ? On peut en douter !

En effet, il y va de l’intérêt de la Nation : que les militaires participent à la vie sociale des communautés dans lesquelles ils sont insérés ; que les militaires puissent s’exprimer sur les conditions de vie dans les établissements qui les accueillent, autrement que par la voie hiérarchique, dont on sait que trop souvent la transmission de l’information masque les carences de ceux qui sont chargés de la transmettre ; sur leurs relations avec leurs collègues des armées étrangères avec lesquels ils cohabitent.

A ce sujet, l’exemple de nombreux Etats européens est là pour démontrer que l’existence d’associations, voire de syndicats, dans leurs armées, ne va pas à l’encontre des intérêts de leurs nations mais, bien au contraire, contribue à resserrer les liens entre l’Etat et les citoyens. Il en va ainsi en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, etc. L’exemple de cette dernière, au travers du « Deutscher Bundeswehr-Verband » est particulièrement caractéristique, tant en ce qui concerne son importance, son organisation, que ses relations avec les plus hautes instances militaires allemandes.

Les associations européennes de militaires, regroupées au sein de l’« Organisation Européenne des Associations des Militaires », à laquelle l’ANFASOCAF appartient depuis près de vingt ans, sont également la préfiguration des relations qui seront demain, plus qu’aujourd’hui, nécessaires au sein d’une Europe plus importante et plus solidaire, mais aussi militairement plus intégrée pour assurer la protection des ressortissants de l’Union Européenne.

Il ne fait pas de doute qu’aujourd’hui l’article 10a loi n°72-662 du 13 juillet 1972 portant Statut Général des Militaires n’est plus adapté.

En 1968, M.Pierre Messmer a été le précurseur de l’ouverture du dialogue au sein des forces armées avec la création du Conseil Supérieur de la Fonction Militaire. La rénovation du Statut Général des Militaires que vous avez engagée, pourrait être l’occasion de franchir une étape fondamentale pour la défense des intérêts professionnels des militaires.

Les obstacles qui, jusqu’à maintenant, ont été opposés au droit d’association des militaires, ont été la référence qui a été faite soit au droit syndical issu de la loi du 21 mars 1884, soit au droit associatif découlant de la loi du 1er juillet 1901.

Même si ces références constituent des obstacles rédhibitoires dans l’esprit d’un certai,n nombre de responsables militaires qui ont beaucoup de mal à envisager l’évolution des structures, il semble qu’ils devraient pouvoir être surmontés en créant, dans le cadre de la loi sur le Statut Général des Militaires, des « Groupements Militaires Sociaux » dont les statuts types pourraient être fixés par un décret en Conseil d’Etat, après avis du CSFM.

Une telle innovation permettrait de mettre fin à des années et des années de contestations et devrait surtout s’inscrire dans une perspective volontariste d’ouverture du dialogue social au sein des armées.

Nous voudrions souhaiter, Madame la Ministre, qu’après Pierre Messmer, vous puissiez, malgré les obstacles que vous ne manquerez pas de rencontrer, inscrire votre nom dans une grande réforme de la société militaire.

Pour notre part, nous sommes prêts, Madame la Ministre, à vous rencontrer ou, si vous le désirez, à ce que nous puissions être consultés par la Commission de M. Renaud Denoix de Saint-Marc.

Veuillez croire, Madame la Ministre, en l’assurance de notre très respectueuse considération

Lettre publiée avec l’autorisation du directeur de Publication de la revue « La Tribune des Sous-Officiers », 23 avenue Adrien-Tarrade, 87100 LIMOGES

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