AFGHANISTAN. POUR QUI SONNE LE GLAS (Par Caroline Fontaine – Paris Match)

76 soldats français ont déjà trouvé la mort. En septembre dernier, le drame a frappé à la porte de Sandra.

andra est penchée sur le cercueil. Elle dévisage son mari. Délicatement, elle enlève le tissu masquant le cou. Dix jours plus tôt, lors d’un accrochage en Afghanistan, le lieutenant Valéry Tholy a reçu un éclat à la gorge. Il est mort sur le coup. Sandra regarde ce trou : « Ce n’est pas beau, mais c’est la cause de sa mort. C’est important de voir la blessure. » Avant d’entrer, elle avait peur. « On avançait dans le couloir, je tenais la main du colonel. Mais ensuite j’étais bien. J’étais enfin avec mon mari. Je lui ai tenu la main pendant que le prêtre chantait la prière des parachutistes. Je n’entendais pas les phrases. Etrangement, c’était un beau moment. »

Voilà six jours qu’elle attend ce ­dernier rendez-vous. Six jours pendant lesquels, raconte-t-elle, « on me dit qu’il est mort. Je l’entends à la télévision, je signe les papiers pour rapatrier son corps, mais moi, je ne l’ai toujours pas vu. Juste, il ne téléphone plus ». Une première étape douloureuse se clôt là, dans ce funérarium des Batignolles. Sandra a appris le décès de son époux un mercredi matin. Le jour des enfants, qu’il a fallu aller chercher à l’école. Ce jour où elle n’a plus pu conduire.
Montauban, mercredi 7 septembre 2011, 10 heures du matin. Sandra soulève le rideau de sa fenêtre. D’abord, elle ne voit que les militaires. Elle sourit. Un peu de visite. Puis elle aperçoit le colonel Poitou, chef de corps du régiment de son mari, le commandant Husser, président des officiers, et le padre, comme on surnomme dans l’armée les prêtres. Elle remarque les chemises et les gants blancs de la tenue « terre de France », celle des mauvais jours. Le temps de traverser le petit jardin, Sandra sait. « On s’est regardé, dit-elle, et on s’est compris. J’ai dit au colonel : “Je n’aime pas vous voir.” Il a été franco, il m’a répondu : “Il est mort ce matin.”»

Sandra répète cette phrase : « Ce n’est pas possible, je lui ai parlé hier. » Cette jolie blonde d’apparence si frêle défie l’imposant colonel : « Ce n’est pas lui, vous vous êtes trompé. » Le colonel écoute. Il connaît cette première phase. Il confie : « C’est la plus pénible. Il faut se contenir, tout le monde pleure. Les mots ne paraissent rien face à la mort. » Quatre fois déjà, cette année, le colonel Poitou, chef de corps du 17e Régiment du génie parachutiste (RGP), a annoncé le décès d’un de ses hommes tué en ­Afghanistan. Il dit : « Je ne l’ai jamais fait de la même manière. » Il dit aussi : « On ne s’habitue pas à la mort d’un camarade. » Les réactions sont souvent ­violentes. « Les épouses passent d’abord par le déni, raconte le père Christian ­Venard, le padre. Puis par la colère, l’hostilité. Les familles nous tiennent responsables du décès. On sert de ­punching-ball. Il faut être armé pour faire face. » Avec Sandra, ce fut sans colère.

Ce mercredi matin, quand son monde s’écroule, Sandra pense d’abord à Léo, 9 ans, Olivia, 7 ans, et Tiphaine, 5 ans. « Qu’est-ce que je vais faire avec les enfants ? » « C’est cela qui la tourmentait », se souvient le padre. La présence de celui-ci apaise, y compris ceux, comme Sandra, qui ne sont pas croyants. L’heure a sonné. Sandra dit : « Je ne suis pas capable de conduire. » Le prêtre prend le volant. Ils sont en avance. Puis cette scène, dans une salle mise à disposition par la directrice de l’école : « Les trois petits sont arrivés l’un après l’autre dans les bras de leur mère, raconte le prêtre. Même sur mon lit de mort, je m’en souviendrai. » Sandra : « J’ai dit aux enfants : “Papa est mort ce matin.” Je n’ai pas tourné autour du pot. La vérité ­tenait en cinq mots. » De retour à la ­maison, le prêtre s’est mis aux fourneaux, nuggets de poulet et carottes râpées. « Les veuves qui ont des enfants continuent d’aller de l’avant, rappelle la douce Anne Marie Besançon, l’assistante sociale. Elles sont obligées. »

Sandra explique : « Mon mari avait confiance en moi. S’il pouvait, il me dirait : “Force et courage”, comme c’était écrit sur son tee-shirt. » Alors, elle marche en essayant de ne pas se ­retourner. Elle dit : « Il est mort. » Elle insiste, elle appuie sur les syllabes. Il est mort, mais il est là. A chaque pas. « Il me guide. Il n’aurait pas aimé la désespérance », dit-elle. Ne cherchez pas dans les yeux bleus de Sandra une lueur d’abattement. La tristesse s’est muée en rage des combattants. En nous quittant, elle lance, bravache : « Je n’ai pas pleuré, vous avez vu ! »

Sandra est faite comme ça. Elle a connu son mari au lycée : « Quinze ans ensemble, treize ans d’armée. » Elle a aidé à construire le soldat Tholy, l’a soutenu pendant les années de concours, les stages de survie… Quand il a été tué, Valéry Tholy avait 36 ans. Il était le chef du groupement commando parachutiste, le GCP, l’élite du régiment. Fin juillet, il était parti à l’improviste remplacer son adjoint, l’adjudant-chef Guéniat, tué quinze jours plus tôt dans un attentat en Afghanistan. « Je comprenais son engagement », dit Sandra. Elle ne pleurait ­jamais quand il partait, elle ne montrait pas ses inquiétudes.

En sortant de chez Sandra, le colonel et le commandant sont rentrés à la caserne. Bientôt, le corps sera rapatrié. La deuxième vague d’officiels est déjà auprès de Sandra : une juriste, une ­assistante sociale, le chef du bureau « environnement humain »… Ils connaissent le « dossier de crise » où sont répertoriées les questions à poser dans la ­première demi-heure, dans l’heure, le lendemain… « Elles sont nombreuses et difficiles, détaille l’adjudant-chef Jeanne : Où se passent les obsèques ? Est-elle d’accord pour diffuser la photo de son mari ? Quelles sont les personnes qui doivent être acheminées à Paris pour l’hommage  ? Préfère-t-elle une crémation ou une inhumation ? Quelle photo sur le cercueil ? Dans quelle tenue enterrer le défunt ? Que faire de son alliance ? Les aspects protocolaires, la délégation de solde… » Et contacter les mairies, pour annexer l’acte de décès à l’état civil, ­détruire le permis de conduire…

FIN JUILLET, VALÉRY ÉTAIT PARTI À L’IMPROVISTEREMPLACER SON ADJOINT, TUÉ QUINZE JOURS PLUS TÔT

Au surlendemain du décès de ­Valéry Tholy, le lieutenant Jourdan a été nommé « officier accompagnateur » de Sandra. Son « ange gardien ». Cet homme trapu réfléchit longtemps avant de parler. Il ne veut pas porter tort à Sandra, il ne veut pas trop en dire. Il est habité par son nouveau devoir : « Vous accompagnez la famille partout. Vous devenez le confident de tout. Vous en savez beaucoup plus qu’un ami. Mais vous ne savez pas comment vous y prendre. Au début, vous dites : “Ne t’inquiète pas. Courage, ça va aller.” Mais ensuite ? Sandra m’a répondu : “Il n’y a rien à dire. Sois juste là.” Alors je suis là à chaque fois. Je ne lui demande plus si ça va. Forcément, ça ne va pas. C’est une présence. » Venu de Paris, un psychologue lui a demandé de se « désengager ». Impossible. « J’étais soucieux de ma famille, dit le lieutenant Jourdan. Depuis ce jour-là, je le suis aussi de Sandra, de ses ­enfants, de savoir s’ils ont connu un moment heureux dans la journée. » L’époux de Sandra connaissait bien ces sentiments. Deux mois avant de mourir, il avait lui-même été l’« ange gardien » de l’épouse de « Marco » Guéniat, son ­adjoint, tué le 13 juillet en Afghanistan. « Je revois ­encore Valéry entourant Mme Guéniat, à l’hommage national aux Invalides, à 3 mètres de Nicolas ­Sarkozy », raconte le caporal-chef Poirier, du bureau « environnement humain ». Le prêtre se souvient : « Pendant dix jours, il ne lui a pas lâché la main. »

Le corps et la « black box » contenant les affaires du lieutenant Valéry Tholy ont mis près d’une semaine à ­arriver, faute d’avion disponible. Sandra s’est rendue à Paris en Transall, un avion militaire. « Mon fils m’a dit : “Regarde, il y a l’autocollant du 17, c’était l’avion à papa.” » Ils ont rendez-vous avec le cercueil dans la cour d’honneur des Invalides. Les officiels – chef d’état-major de l’armée de terre, gouverneur militaire de Paris… – sont présents. L’étape est douloureuse. « Un pic dans la tristesse », commente le lieutenant-colonel Foret, psychologue de l’armée de terre. Un pic où les querelles de famille sont souvent exacerbées. « Certaines personnes peuvent perdre leur dignité », ajoute Jean-Michel Foret. Surtout quand la situation est complexe : enfants de différents lits, multiples compagnes, parents en conflit… S’ajoutent à la peine les revendications liées à l’argent. Les sommes en jeu sont importantes : jusqu’à 500 000 euros pour une veuve et ses trois enfants, hors assurance vie.

Puis c’est l’épreuve des Batignolles, de la reconnaissance du corps et de la mise en bière. Une employée des pompes funèbres entreprend la thanatopraxie : le maquillage du visage pour lui rendre l’apparence de la vie. L’opération dure en moyenne trois heures. Quand c’est impossible, on cherche des solutions : présenter le défunt le visage reposant sur un côté pour masquer la blessure… Parfois, surtout quand la mort a été provoquée par un engin explosif improvisé, la famille n’est pas autorisée à le voir. D’autres refusent de s’en approcher. Pas Sandra.

Enfin vient le temps des cérémonies, réglées dans….

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