Un déni de justice institutionnalisé

En cette année où l’on commémore la réhabilitation du capitaine Dreyfus, où l’on put voir tout ce qu’un tribunal militaire peut engendrer de pernicieux pour la République, il me semble bon d’informer les citoyens, militaires ou non, de nouvelles dispositions légales instaurant, dans les faits, un tribunal d’exception et des citoyens de seconde zone.

Le texte incriminé est le Décret n° 2005-1427 du 17 novembre 2005 modifiant le décret n° 2001-407 du 7 mai 2001 organisant la procédure de recours administratif préalable aux recours contentieux formés à l’encontre d’actes relatifs à la situation personnelle des militaires.

Quant au tribunal d’exception, je veux parler de la commission des recours des militaires.

La commission des recours des militaires a été mise en place en 2001 pour « offrir aux militaires la garantie de faire obligatoirement instruire leurs recours par des spécialistes. Elle assure un examen effectif des demandes par un organisme impartial relevant directement du ministre de la défense auquel elle transmet un avis. Elle s’inscrit dans un cadre pré-contentieux tout en garantissant au mieux les droits des militaires. »

Un des buts est ainsi de procéder à un filtrage des recours des personnels militaires, pour éviter des saisines abusives des tribunaux administratifs.

Il semble que, du fait d’un artifice nouveau, ce but va être plus qu’atteint puisque même les recours légitimes seront déboutés.

Cet artifice, c’est l’article 6 du Décret n° 2005-1427 du 17 novembre 2005 qui déclare :

« Le premier alinéa de l’article 8 du même décret est remplacé par les dispositions suivantes :

Dans un délai de quatre mois à compter de sa saisine, la commission notifie à l’intéressé la décision du ministre prise sur son recours qui se substitue à la décision initiale. Cette notification, effectuée par lettre recommandée avec avis de réception, fait mention de la faculté d’exercer, dans le délai de recours contentieux, un recours contre cette décision devant la juridiction compétente à l’égard de l’acte initialement contesté devant la commission. »

La précédente mouture de l’article était :

« Art. 8. – Dans un délai de quatre mois à compter de sa saisine, la commission notifie à l’intéressé la décision prise sur son recours par lettre recommandée avec avis de réception. La notification fait mention de la faculté d’exercer un recours pour excès de pouvoir dans le délai du recours contentieux devant la juridiction compétente à l’égard de l’acte initialement contesté devant la commission.
L’absence de décision notifiée à l’expiration du délai de quatre mois vaut décision de rejet du recours formé devant la commission
. »

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Pour saisir toute la portée de ce changement, apparemment anodin, il nous faut observer un « cas concret » que nous trouvons maintenant, nombreux, dans la jurisprudence du Conseil d’état (1)

Un militaire, quel que soit son grade, conteste sa notation et forme un recours contre celle ci. Il fait valoir un vice de forme, notamment qu’il n’a pas bénéficié d’un entretien avec son notateur, comme l’instruction de référence le prévoit.

Longtemps le Conseil d’état a considéré que ce vice de forme suffisait à annuler la notation en question.

Mais, depuis quelque temps la doctrine a changé et un argument massue est désormais employé.

Le Conseil d’état fait valoir que le militaire s’est, préalablement et c’est obligatoire, adressé à la commission des recours des militaires et que le ministre de la défense, après avis de ladite commission, a rejeté son recours.

Il indique ensuite que la décision de rejet du ministre de la défense s’est substituée à la décision attribuant la notation.

Il rejette le recours du militaire contre la décision ministérielle au motif que l’absence d’entretien avec le notateur ne peut être évoqué à l’encontre de la décision du ministre.

Le tour est joué ! Le vice de forme a disparu !

La loi prévoit qu’un militaire doit être reçu pour sa notation, il ne l’est pas mais, finalement, «qu’ importe ! »

Il faut alors se demander à quoi bon des règles, édictées dans les différents textes régissant les droits des militaires, si leur violation est couverte par une décision ministérielle se substituant à la décision initiale.

A quoi bon des droits pour les militaires ?

A quoi bon des lois ?

Rappelons que c’est cette substitution d’une décision ministérielle, postérieure à la décision attaquée, qui vient d’être entérinée par le décret du 17 novembre 2005.

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La Justice, que je sache, en l’occurrence le Conseil d’état, n’a pas pour habitude de prendre des décisions non motivées.

Et elle motive effectivement celle-ci, en indiquant que la commission des recours des militaires « dispose de tous moyens pour procéder à un examen complet de chaque cas en faisant bénéficier le militaire qui la saisit des garanties propres à une telle procédure. » et qu’elle a rejeté le recours du militaire.

La justice fait confiance à la commission de recours de militaires.

Mais la justice est-elle informée des conditions dans lesquelles la commission des recours des militaires rend ses avis, sait-elle qu’il ne s’agit là que d’un leurre ? Sait-elle qu’elle est dupée ?

Examinons comment fonctionne la commission des recours des militaires.

Dans sa finalité, la commission des recours de militaires peut être comparée à un « conseil des prud’hommes » pour militaires. Conseil des prud’hommes dont, rappelons-le, le rôle est de régler les litiges entre les salariés et les employeurs.

Mais :

elle est composée uniquement de généraux tandis que le conseil des prud’hommes est paritaire : un certain nombre de juges représentent les employeurs et le même nombre les salariés. les généraux sont désignés, alors que les membres du conseil des prud’hommes sont élus. la commission des recours des militaires se réunit à « huis clos », la partie qui la saisit n’est généralement pas entendue. A l’inverse, les parties sont tenues de se présenter devant le conseil des prud’hommes si, exceptionnellement, le « plaignant » est convoqué, il ne peut se faire assister d’un avocat (2)

Devant le conseil des prud’hommes les parties peuvent se faire représenter ou assister par un avocat. Voire par un syndicaliste.

les avis qu’elle rend ne sont pas motivés.

La seule motivation indiquée étant qu’elle « dispose de tous moyens pour procéder à un examen complet de chaque cas (ce qui ne signifie pas qu’elle les emploie) en faisant bénéficier le militaire qui la saisit des garanties propres à une telle procédure (la garantie de ne pas être entendu ni assisté d’un avocat) , et qu’ ainsi le moyen tiré du vice de forme ne peut qu’ être rejeté ».

« Vous allez être bien édifié, ils vous diront en latin que votre fille est malade … » (Molière)

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Imaginerait-on des conseils des prud’hommes composés uniquement de patrons membres du MEDEF, se réunissant à huis clos, sans avocat, et rendant des décisions non motivées ?

C’est pourtant ainsi que la commission des recours des militaires fonctionne.

Quels seraient alors les résultats des recours formés par les employés devant le conseil des prud’hommes ?

Peut-on imaginer un employé, mécontent de cette décision et poursuivant son recours en s’adressant ensuite à la cour d’appel (chambre sociale), débouté seulement parce qu’il aurait bénéficié d’une procédure contradictoire devant un tel conseil des prud’hommes ?

Voilà pourtant la situation à laquelle les militaires sont confrontés.

On entend parfois parler de citoyens de seconde zone, en voilà, me semble-t-il, un bon exemple !

Voilà pourquoi il convient de faire modifier, sans retard, la loi.

Modifier la composition et le fonctionnement de la commission des recours des militaires.

Pour que le militaires puissent voir leurs droits respectés.

Alain DEROGUERRE
Maréchal des logis chef (à la retraite)

(1) Logique, puisque le décret est une mise en adéquation de la loi avec la jurisprudence.

(2) Tout juste peut-il être assisté d’un autre militaire d’active. Lequel a une carrière à poursuivre après l’audience, ne l’oublions pas.

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