Ab augusta per angusta

Ab augusta per angusta (*)

Les choses semblent devoir bouger, au moins dans les abysses, alors qu’en surface (mais surtout en apparence) l’onde conserve son calme serein. Il en est toujours ainsi avant les tempêtes.

Fin mars, nous étions à Lisbonne pour le présidium de printemps de l’EUROMIL. Cette "Organisation des Associations Militaires Européennes" travaille depuis deux décennies à la reconnaissance des droits des soldats de métier, et en particulier du droit de créer des associations représentatives, droit protégé par la convention européenne et la charte des Nations Unies. Vous trouverez tous les renseignements utiles sur http://www.euromil.org/ mais le site est en anglais.

L’objet de notre déplacement était l’adhésion de l’ADEFDROMIL à cette organisation européenne, ce qui s’est réalisé sans difficulté après un vote favorable et à l’unanimité.

Le discours de notre président fut chaleureusement ovationné par la centaine de congressistes présents, toutes nationalités européennes confondues.

Dans la multitude des sentiments que nous avons ressentis alors, deux se distinguent plus particulièrement. Le premier est cette impression de puissance, de sérieux, de pragmatique dans l’organisation et le fonctionnement général d’EUROMIL. Il y a là quelque chose de solide qui rappelle l’origine militaire de tout un chacun. Le second sentiment est cette sensation de chaleur humaine, de franche camaraderie qui transcende les nationalités, les âges et les grades et qui apparaît reposer, certes sur un travail d’équipe commencé il y a bien longtemps, mais surtout sur des bases et des qualités communes, là encore typiquement (pour ne pas dire "spécifiquement") militaires.

A cet égard, comment ne pas se sentir envahi par l’impression de gâchis, celui de notre splendide isolement passé, qui n’a pas permis aux militaires français de rejoindre plus tôt, et sur un pied d’égalité, cette troupe militaire européenne immense. Il y a, en effet, plus d’adhérents à EUROMIL que de militaires dans l’armée française. Et sans doute bientôt deux fois plus si l’on en juge par le nombre d’associations qui sollicitent leur adhésion chaque année, et l’intégration prochaine d’autres pays au sein de l’Europe. C’est assez dire que notre absence aurait bien fini par passer inaperçue et que nos camarades européens ont appris à se passer de nous, et jusqu’ici, sans grande difficulté.

Pourtant la France revendique inlassablement le leadership d’une Défense Européenne Commune. Cherchez l’erreur.
Cherchons plutôt la faute! Car ces "associés" là constituent un formidable outil d’intégration dans une Europe de la Défense tandis que notre "spécificité" nourrit toujours celle de la défiance. En restant à l’écart de ce creuset où se fondent les diverses particularités nationales au feu des directives européennes en matière de protection sociale des professionnels militaires, nous courrons le risque que les nôtres soient tout simplement méconnues. Or, en dehors d’une prétendue structure mentale impropre à la syndicalisation, il nous reste quand même deux particularités objectives et sensibles (et vraisemblablement liées): un arsenal nucléaire de destruction massive (dont il n’est plus évident d’expliquer à quoi il sert), et un siège au conseil de sécurité des Nations Unies…

De manière plus prosaïque, l’étude, la recherche, la participation d’EUROMIL au travail de transposition des directives européennes à l’échelle du militaire permet à ce "travailleur" là de voir évoluer ses conditions professionnelles en matière de sécurité, d’aménagement du temps de travail, de pensions d’invalidité, de rémunération, de pension de retraite, toutes choses que nous avons trop longtemps laissées à l’initiative du "chef, à tous les niveaux" selon l’expression consacrée de l’ article 10 du SGM .

Au résultat, nous pouvons mourir de froid en montagne, ou dans divers accidents d’aéroplanes, et respirer des fibres d’amiante dans des bureaux aux murs lépreux (et alors même que la nuisance est démontrée) sans provoquer d’autre réaction que, au mieux une évocation de " la fatalité ", au plus raisonnable " une succession d’erreurs d’appréciation mais sans faute " et au pire " la démonstration du sérieux des entraînements ". Quand ce n’est pas, dans le cas de l’amiante: " nous n’avions pas l’obligation de vérifier la salubrité de votre lieu de travail, ou d’analyser les poussières que vous y respiriez .". Circulez, y’a rien à voir, et surtout pas le Code du Travail, du bénéfice duquel les "professionnels" militaires sont effectivement exclus (par la grâce du chef et au plus haut niveau).

A peine remis du voyage et de l’excellente soirée préparée par les associations portugaises membres d’EUROMIL, le président a répondu à l’invitation des clubs "Démocraties", "Raspail" et Orion". Il s’agissait de participer à un colloque dont le thème provocateur ne pouvait que nous stimuler: "la fin de la grande muette".
Pensez donc ! S’exprimer sur la liberté d’expression, le droit d’association, la concertation, etc. devant un parterre d’érudits, de politiques, de chercheurs en sciences sociales, de juristes, de journalistes spécialisés dans les affaires militaires, sans risquer l’ouverture du feu ministériel, voilà qui méritait le déplacement de quelques francs-tireurs de l’ADEFDROMIL.

La première surprise fut pour le nombre et la qualité des orateurs et de l’auditoire alors que nous étions un samedi matin dans une salle du Musée Social, quelque part dans le 7e arrondissement de la capitale, à une portée d’arquebuse de la rue Saint Dominique.

La seconde surprise vint de l’absence de l’amiral Jean MOULIN, inspecteur général des armées, et de celle du contrôleur général DELBAUFFE, deux orateurs pressentis sur des sujets intéressants, mais malheureusement en activité de service. Il semblerait qu’ils furent tout simplement interdits d’expression publique.

Cette démonstration de force stupide prouvait à elle seule que la "grande" sera toujours plus bâillonnée que "muette". Le pire étant que l’Amiral MOULIN s’est longuement et publiquement exprimé ailleurs et sur d’autres sujets. Mais c’était quand il était COMSUP dans le Pacifique et qu’il s’agissait alors de rassurer les populations locales sur l’innocuité résiduelle de l’atoll de Mururoa. Dés lors, quel crédit accorder à une autorité si elle ne s’exprime ainsi que sur ordre ?

Dans "grands serviteurs" de l’Etat, il ne resterait donc plus que "serviteur" ?

Heureusement que les organisateurs, les orateurs par leurs exposés, et le public par ses questions pertinentes se firent un devoir de prouver la vacuité de cette interdiction rétrograde, à contre sens de l’évolution naturelle des choses humaines.
Notons néanmoins que, parmi l’assistance, un ou deux thuriféraires en mal de gratification ministérielle devaient se distinguer du reste d’une assistance favorable à la modernisation sociale des armées.

En particulier l’un d’entre eux, se fit le chantre d’une armée pure et dure, ne ressentant aucunement la nécessité évolutive. En substance, et pour autant qu’il nous en souvienne: " la liberté d’expression pour les militaires ? Mais pour exprimer quoi ? " ou " le droit d’association ? Mais pour quoi faire ? " mettaient un peu de sel dans la discussion.

Ce à quoi, le président d’EUROMIL, qui avait fait le déplacement, répondit par une malice anglo-saxonne du genre: " if one does not know what is missing, one will never ask for it " (approximativement : " on ne réclame pas toujours ce dont on ignore manquer ").

L’ADEFDROMIL avait déjà rappelé cette anecdote véridique d’une séance Onusienne où, s’élevant contre le programme mondial d’alphabétisation des femmes, le représentant de l’un de ces paradis démocratiques qui bordent le golfe Arabo-persique avait déclaré: " apprendre à lire aux femmes ? Mais pour lire quoi ? "- puis – " apprendre à écrire aux femmes ? Mais pour écrire à qui ? ". Troublante similitude d’une dictature paternaliste où l’on vous maintient dans l’ignorance et la soumission, mais pour votre plus grand bien…

L’ exposé du président Michel BAVOIL à ce colloque est sur le site. La version anglaise est à destination de nos camarades européens. Nous publierons les résumés des interventions dès qu’ils seront en notre possession (si possible avec un résumé en anglais) car il est impératif que les militaires connaissent en temps réel les forces sociales ou politiques qui leur sont favorables et celles qui, pour des raisons variées, persistent à expliquer que le soldat demeure un citoyen de seconde zone, sous curatelle, ayant abdiqué tout droit civique en contractant son engagement. " Il connaissait la règle, et s’il n’est pas content, personne ne le retient " sentençait d’ailleurs le quidam cité supra en oubliant que l’application de cette vérité, depuis la nuit des temps, nous aurait maintenu dans les cavernes et que, de ce fait, s’agissant alors uniquement de sélection naturelle, il aurait eu peu de chance de voir le jour pour sortir de telles âneries.

Un mot sur les élections régionales.

Les résultats des deux tours sont cohérents et nous laisserons aux spécialistes le soin d’expliquer ce que les citoyens, dont nous sommes, ont voulu démontrer. Ce qui nous inquiète, c’est que le pouvoir, durement éprouvé, va développer des trésors de patience et de diplomatie pour mener à bien les réformes "majeures" de son programme. Et en particulier celle de la sécurité sociale.

Tout ce battage va reléguer au second plan la réformette du statut général des militaires qui risque de "passer" comme une lettre à la poste, sans l’ombre d’une protestation. Il faudra être vigilant, et faire, par courrier comme sur le Net, le bruit qu’il nous est impossible de faire dans la rue.

Un autre mot, enfin, sur l’attentat de Madrid et ce qu’il recèle de menace sur l’exercice des libertés publiques.

A cet égard, le discours du Président de l’EUROMIL à Lisbonne est limpide. Cette "guerre" contre le "fou", pour laquelle "il ne faut pas baisser la garde", outre le fait qu’elle a déjà donné des arguments pour redorer le blason de l’arme nucléaire stratégique (et avec quelle élasticité de la réalité comme de l’esprit !), peut servir de raison pour remettre à plus tard les avancées sociales réclamées.

On dit que la sécurité n’a pas de prix, et on découvre, comme d’autres avant nous, que c’est celui de la liberté.
Et réciproquement.

La rédaction.

NB: avant les régionales, des sources autorisées parlaient de la participation française à un corps expéditionnaire en IRAK sous commandement OTAN dès la fin des élections… Mais c’était aussi avant Madrid.

(*) " A des résultats grandioses par des voies étroites " ou, selon ce bon vieux Larousse: " On n’arrive au triomphe qu’en surmontant maintes difficultés ".

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