Lettre ouverte à Madame la Ministre de la défense

Madame La Ministre,

Je voudrais profiter de cette période de fêtes pour vous parler de la vie de famille, des parents isolés et de la solidarité de l’Armée à l’égard de ces personnels.

Il y a quelques années, une de mes connaissances a perdu son mari militaire. Elle ne travaillait pas et s’est retrouvée totalement démunie avec des enfants à élever. L’Armée, bien sûr, ne l’a pas laissée tomber et lui a proposé un contrat.

Rien que de très honorable jusque là.

Où cela a commencé à m’interpeller, c’est quand j’ai appris qu’elle ne bénéficiait d’aucun aménagement de statut. Elle est veuve, mais elle est militaire à part entière. Ce qui signifie qu’elle doit en assumer toutes les contraintes.

Elle élève seule ses enfants mais elle est susceptible d’être envoyée en opérations étrangères !

Que fera-t-elle de ses enfants si elle est désignée demain pour partir en Arabie Saoudite ?

Sans parler d’une éventualité aussi extrême, je voudrais évoquer auprès de vous, Madame La Ministre, les difficultés auxquelles elle se trouve déjà confrontée.

Comme tout militaire, elle doit assurer des services de permanence.

Jusqu’à présent elle arrivait tant bien que mal à gérer cette obligation militaire car dans, son unité, elle ne prenait que des tours de 24h seulement.

Elle arrivait donc jusque là à se débrouiller. Pour une nuit, elle trouvait toujours quelqu’un pour garder ses enfants.

Malheureusement, ceci va changer.

Elle devra désormais prendre des permanences d’une semaine entière.

J’ai été sidérée d’apprendre cela. Je pensais que les tours de 24h étaient un aménagement dont elle bénéficiait «grâce» à son statut, mais non ! Ce n’était que le hasard. Elle avait tout simplement eu de la chance d’être affectée dans une unité qui pratiquaient des services «courts», c’est malheureusement rare.

En général, les services durent une semaine.

Maintenant qu’elle va être soumise à ce régime, elle ne sait pas trop comment elle va pouvoir s’organiser.

Faire garder ses enfants pour 24h, c’était relativement simple.

Les faire garder une semaine entière, ce n’est plus du tout pareil !

étant moi-même maman d’une fille de treize ans que j’élève seule, je connais bien le problème.

Depuis treize ans, j’entends le même discours : « On est militaire, les services font partie intégrante de la fonction de militaire. Tout le monde doit s’y soumettre ! »

Rien n’est prévu sur aucun texte officiel et personne n’ose prendre la responsabilité de soulever le problème. Les assistantes sociales elles-mêmes ne peuvent, ou ne veulent rien faire.

En ce qui me concernait, je peux comprendre que l’on n’ait jamais voulu m’accorder aucune faveur.

En effet, je ne suis pas veuve, je suis mère célibataire.

Cet état est beaucoup plus mal toléré.

On a su me le rappeler quand j’ai sollicité qu’on envisage un arrangement.

« Vous avez voulu d’un enfant, mais vous n’avez pas voulu du père ! à vous d’assumer, maintenant ! »

Le raccourci était rapide mais il avait le mérite d’être clair. La discussion était close, inutile de continuer à demander quoi que ce soit.

Je ne pouvais même pas évoquer le problème lors du rapport sur le moral car, d’après mes chefs et mes collègues, c’était moi qui avais choisi de me mettre dans cette situation.

On me disait que l’on ne devait pas traiter des «cas particuliers» dans ce rapport.

Je n’étais pourtant pas la seule personne concernée.

Je ne demandais pas qu’on me dispense, moi personnellement, de service.

Je voulais juste que le Commandement essaie d’envisager de nouveaux aménagements qui pourraient arranger tous les parents isolés.

Quelle qu’en soit l’origine, les personnes qui se retrouvent seules avec des enfants à charge connaissent plus ou moins toutes les mêmes difficultés.

Les statistiques le confirment, il y a de plus en plus de familles monoparentales. Pour certains c’est un choix, pour d’autres non !

On ne peut pas juger si c’est bien ou si c’est mal. C’est juste un état de faits et notre société essaie de s’en accommoder du mieux possible.

Nous vivons dans une époque devenue plus tolérante et compréhensive (?).

Les lois, elles-mêmes, s’adaptent aux nouveaux modes de vie.

Pourquoi l’Armée ne pourrait, elle aussi, prendre en considération que son personnel évolue et adapter les règlements ?

Il y a une vingtaine d’années, les femmes dans l’Armée pouvaient avoir un statut particulier. L’idée que la «mère de famille » ne pouvait pas partir au combat en abandonnant ses enfants était certainement à l’origine de cette mesure.

Avec la parité cela a disparu. C’est tout à fait normal ; il n’y a aucune raison pour qu’un militaire bénéficie de favoritisme en vertu seule de son sexe.

Par contre, aujourd’hui pas plus qu’hier les enfants ne peuvent être laissés seuls.

C’est cela que je cherche à exprimer depuis des années.

Je ne demandais pas une faveur en tant que mère, en tant que femme.

Je souhaitais un arrangement pour tous les parents isolés. Il y a également des hommes qui sont concernés,  des veufs, des divorcés…

Faute de textes officiels, personne ne sait quelle attitude adopter.

Il y a ceux qui ne demandent rien et qui arrivent tant bien que mal à s’arranger parce qu’ils ont la chance d’être entourés par la famille.

Il y a ceux qui «magouillent» et il y a ceux qui en arrivent à se faire exempter médicalement. L’exemption médicale est actuellement en effet la seule solution «légale» pour ne pas monter de service.

Hors, pour la plupart d’entre nous, notre souhait n’est pas de ne plus prendre de service du tout. Nous ne voulons pas pénaliser des collègues qui doivent alors prendre nos tours et voient donc tous les exempts comme des «tire-au-flanc».

Si un aménagement était proposé aux personnes en difficulté, le nombre d’exempts diminueraient très certainement et cela soulagerait tout le monde…

Au lieu d’envisager même de considérer le problème sous cet angle, tout le monde préfère globalement nous juger comme des «cas gênants». On nous répète que si nous ne sommes pas capables d’assurer des permanences, nous n’avons rien à faire dans l’Armée et que nous n’avons qu’à chercher un autre employeur.

Où est la logique dans ce discours quand il s’adresse à une veuve qu’on a engagée justement parce qu’elle était veuve ?

Quand le Commandement lui a proposé un contrat, il connaissait sa situation.

Si maintenant ce même Commandement estime que cette situation est incompatible avec la fonction de militaire, pourquoi ne lui a-t-il pas proposé un poste civil ?

C’est comme quand on me répète encore aujourd’hui que «j’ai signé de plein gré» et que, si le métier ne me convient pas, je peux partir.

à l’époque, on ne me tenait pas le même discours…

Quand on m’a fait comprendre que je ne pouvais espérer aucun arrangement, j’ai essayé de quitter l’Armée.

J’avais trouvé un poste de maître auxiliaire à l’éducation Nationale et j’avais fait une demande de détachement en 1992.

Celle-ci m’a été refusée car j’étais sous contrat et que ma spécialité était alors déficitaire.

à ce moment-là, l’Armée n’a pas voulu me laisser partir : j’étais jeune, elle avait besoin de moi…

Maintenant que l’on cherche à diminuer les effectifs, cela ne gênerait personne que je parte…

Mais j’ai une fille à élever et je ne peux pas me permettre de faire n’importe quoi.

Et puis, j’aime mon métier, j’aime l’ambiance militaire.

Ce n’est pas simple de se reconvertir. Je n’ai pas retrouvé d’opportunité intéressante.

Si j’en avais l’occasion, je partirais.

Ce serait plus simple que de continuer à demander l’aumône auprès de personnes qui ne veulent pas comprendre en quoi c’est difficile de faire garder un enfant pour une semaine.

Tant que j’ai pu, je me suis débrouillée pour prendre mes services quand j’ai été désignée.

Une fois je laissais ma fille chez sa marraine, les autres fois c’était mes parents qui venaient passer la semaine chez moi pour la garder.

Personne ne peut se plaindre d’avoir dû me remplacer au dernier moment. Quand j’étais désignée pour quelque chose, j’y allais.

Je me souviens même d’un week-end où je devais assurer la permanence du hangar à cause de la mesure Vigipirate. C’était au début de la guerre du Golf. Je ne voulais pas demander à mes parents de faire plus de 1000 km juste pour 3 jours. J’ai donc emmené ma fille avec moi ; elle devait avoir dans les 2 ou 3 ans.

Nous avons «campé» toutes les deux dans l’atelier…

Cela ne fait ni très sérieux ni très militaire, mais ça n’a choqué personne !

L’important c’était que personne n’ait eu à me remplacer.

Deux semaines plus tard, le Commandement a jugé qu’il était inutile que ce hangar soit gardé 24h/24: il n’était pas considéré comme point sensible.

La permanence a été supprimée…

Le dernier service d’une semaine que j’ai pris devait être en 1998.

Mes parents étaient venus garder ma fille à la maison, mais cette fois-là ce fût particulièrement difficile pour nous tous.

Cela s’était très mal passé psychologiquement. Tant pour moi au niveau de la base, que pour ma fille au niveau de la maison.

à ce sujet, je tiens d’ailleurs à dire à tous ceux qui jugent sans savoir que s’ils ont vite fait de remarquer que quelqu’un ne prend pas de service, ils ne voient  pas toujours comment cette personne peut vivre une permanence.

Les gens savent que je suis mère célibataire mais ils ignorent le parcours qui a pu m’amener à cette situation et comment je la vis personnellement.

Ils ne comprennent pas les réticences que je peux avoir à confier ma fille à  quelqu’un, mais ils ignorent aussi que je suis en traitement depuis des années à cause de cela…

Ma situation, ils ne la connaissent pas et ils n’ont aucun droit de la dénigrer.

J’essaie juste de faire mon boulot et d’élever ma fille du mieux que je peux.

Mon père est décédé début 1999, ma mère est en instance de placement sous curatelle.

Bref, je n’ai plus de famille autour de moi et faire garder ma fille est encore plus difficile qu’avant.

La différence qu’il y a avec les gens qui jugent sévèrement les parents isolés, c’est sûrement que, eux, n’ont pas trop de questions à se poser pour faire garder leurs enfants. Ils ont probablement une épouse, un époux, des parents ou des amis qui  peuvent assurer le relais.

Ces gens qui nous jugent n’ont probablement non plus jamais ressenti ce profond sentiment d’isolement et de désarroi que j’ai éprouvé un certain jour, après le décès de mon père.

C’était tout bête comme situation.

Je débutais un petit stage ; nous avions les formulaires habituels à remplir et soudain, devant la case «personne à prévenir en cas d’accident», j’ai pris conscience du grand vide qui entoure ma vie…

Je n’avais absolument aucun nom à placer sous cette rubrique !

Comme il fallait bien écrire  quelque chose, j’ai marqué le nom de ma fille et notre numéro de téléphone. Mais je pense toujours avec angoisse à sa réaction et à son avenir si elle devait un jour décrocher le téléphone pour apprendre que sa mère ne rentrera pas ce soir…

Ceci n’a rien à voir avec les servitudes militaires, je sais.

Si j’en parle cependant, c’est pour faire remarquer que les parents isolés ont souvent beaucoup de soucis et d’angoisses à gérer vis à vis de leurs enfants.

Aménager les services ne résoudrait certes pas tous leurs problèmes, mais cela ferait déjà un sujet d’inquiétude en moins.

En conclusion, Madame La Ministre, j’espère que vous comprendrez que le souhait de voir les difficultés des parents isolés prises en compte ne relève pas d’une mauvaise volonté de notre part.

Mon propos, en vous racontant ma petite histoire, n’est pas d’essayer de vous apitoyer sur notre sort.

Mon but est simplement d’attirer l’attention de toutes les personnes qui refusent en bloc de nous accorder la moindre facilité sous prétexte que nous sommes militaires.

Je voudrais que les gens qui refusent même de nous entendre, acceptent l’idée que nous ne voulons pas systématiquement être dispensés de toutes servitudes militaires.

Pour la plupart d’entre nous, nous souhaitons faire notre métier du mieux possible mais nous ne voulons pas que nos enfants soient obligés d’en subir eux aussi les contraintes.

Nos chefs, comme nos collègues, se plaignent qu’il y a de plus en plus d’exempts.

Je comprends qu’ils jugent cela injuste et pénalisant pour eux. Mais je souhaiterais que, de leur côté, ils  essaient de comprendre que tous les parents isolés ne veulent pas forcément profiter de leur situation pour échapper à toutes servitudes.

Beaucoup préféreraient certainement prendre leurs services comme tout le monde et ne pas avoir à justifier sans cesse leur situation ou à subir des jugements gratuits.

Pour la plupart, il suffirait peut-être qu’on leur accorde la possibilité, par exemple, de prendre 24h de permanence tous les  deux  mois plutôt qu’une semaine entière tous les ans.

C’est long une semaine, très long même…

C’est long pour tout le monde et je pense que tous les parents, isolés ou non, apprécieraient de ne plus rester si longtemps loin de leur famille.

J’espère, Madame La Ministre, ne pas vous avoir trop importunée avec nos soucis mais je souhaitais vraiment les exposer ouvertement.

L’ambiance se trouve trop souvent dégradée par le manque de dialogue et la méconnaissance des problèmes personnels des gens que l’on côtoie chaque jour.

Il y a de plus en plus de personnes vivant seules et il est évident qu’elles ne peuvent pas être toutes exemptées ; il faut bien que le service soit assuré.

C’est pourquoi la situation du personnel serait plus claire et plus saine pour tout le monde si elle était bien définie.

Seules des dispositions officielles permettraient de ne plus être obligé de négocier au coup par coup, au cas par cas.

Cela seul permettrait d’éviter les dérives de part et d’autre.

Je souhaite que ma démarche soit comprise ainsi.

J’espère aussi, qu’en cette période où la famille se doit plus que jamais d’être soudée, le Commandement aura à coeur de nous proposer très vite des solutions répondant à notre attente.

Je vous prie d’accepter, Madame La Ministre, l’expression de ma considération la plus respectueuse.

Anne

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