Audition du général (2 S) Elrick Irastorza, ancien chef d’état-major de l’armée de terre, sur la question du déploiement du logiciel Louvois

La séance est ouverte à dix-huit heures.

Mme la présidente Patricia Adam. Dans le cadre de notre série d’auditions sur le logiciel Louvois – logiciel unique à vocation interarmées de la solde –, nous avons souhaité auditionner le général Elrick Irastorza sur ce logiciel et les conditions de son déploiement. Vous étiez en effet, général, chef d’état-major de l’armée de terre à cette époque. Or, comme vous le savez, l’armée de terre a été souvent citée dans cette affaire.

Nous connaissons, général, vos qualités de grand serviteur de l’État, votre sens des responsabilités, votre honnêteté et votre intégrité. Nos collègues Damien Meslot et Geneviève Gosselin-Fleury, laquelle, en déplacement à Mayotte, ne peut être présente parmi nous aujourd’hui, travaillent sur le sujet de Louvois dans le cadre de la mission d’information dont ils sont rapporteurs. Les auditions sur le sujet sont particulièrement suivies par les hommes et les femmes qui servent notre pays.

Général, vous avez certainement eu communication des auditions précédentes et connaissez mieux que tout autre le sujet. Sans plus attendre, je vous laisse la parole.

Général Elrick Irastorza, ancien chef d’état-major de l’armée de terre. Madame la présidente, mesdames, messieurs les députés, major général de l’armée de terre de 2006 à 2008 puis chef d’état-major de l’armée de terre de juillet 2008 à août 2011, je suis désormais en deuxième section.

Je vous remercie de me recevoir pour entendre ce que j’ai à dire sur la montée en puissance de Louvois. Retiré depuis bientôt deux ans, je ne suis resté insensible ni aux difficultés de l’armée de terre dans le domaine essentiel du paiement de la solde ni à tout ce qui se dit, sur son dos et dans son dos, pour lui faire porter une partie des responsabilités dans cette détestable affaire. Respectueux de mes obligations de réserve et pour ne pas interférer avec le travail de mon successeur, je me suis très peu exprimé sur ce sujet jusqu’à ce que je me rende compte que ne rien dire revenait à avaliser les accusations portées contre l’armée de terre et donc celui qui la commandait pendant le déploiement du projet.

En fin d’année dernière, j’ai publié dans un bulletin associatif un article de portée générale pour répondre aux questions qu’on ne cessait de me poser, intitulé : « Louvois : rendons à César… ». Je n’en changerais pas un mot aujourd’hui, mais m’estimant, sur ce sujet, délié de mon obligation de réserve devant vous, je vais essayer d’être plus précis tout en évitant d’entrer dans des détails dont je n’ai plus nécessairement le souvenir et que l’état-major de l’armée de terre sera toujours en mesure de fournir.

Quel est tout d’abord le constat brut ? Depuis mon entrée en service au début des années 70, le paiement de la solde dans les armées n’a jamais été un sujet de préoccupation, en dépit de quelques anomalies dues à la surmobilité et à la suractivité, mais aussi, il faut bien l’admettre, à l’insouciance des administrés. Les militaires étaient donc payés en temps et en heure.

Dans les mois qui ont précédé le basculement sur le système Louvois, ce dispositif bien rodé avait commencé à donner des signes de faiblesse sans qu’il y ait à proprement parler de difficultés notables, celles-ci n’étant apparues de façon massive qu’après le raccordement au calculateur et donc l’arrêt du décomptage dans les centres territoriaux d’administration et de comptabilité (CTAC).

Mon sentiment, surtout depuis que j’ai pu prendre connaissance des auditions précédentes, est que l’on amplifie beaucoup les défaillances des utilisateurs, l’armée de terre en tête, pour minimiser celles du calculateur qui sont, très probablement, d’une tout autre ampleur que celle portée à la connaissance des administrés qui en pâtissent aujourd’hui. Pour moi, Louvois n’est pas un problème de l’armée de terre mais un problème pour l’armée de terre.

Avant de revenir sur le processus qui a conduit à la décision de basculer d’un système à l’autre, il me paraît indispensable de dire un mot du contexte. Vous en savez tout, mais il n’est peut-être pas inutile que vous en connaissiez ma perception. Depuis le début des années 90, les armées ont été prises dans un tourbillon de réformes qui n’a jamais faibli depuis, les réorganisations structurelles et fonctionnelles se succédant les unes les autres sans discontinuer : rapatriement des forces françaises d’Allemagne, professionnalisation de 1996 au prix d’une réduction de moitié du format, loi de programmation 2009-2014 consécutive au Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008. Au bilan, les armées d’aujourd’hui pèsent moins que la seule armée de terre du début des années 90, et le mouvement va continuer. La partie la plus visible de ces évolutions est la réduction des effectifs et les restructurations qui s’ensuivent parce qu’elles affectent les hommes et les territoires. Moins visibles sont les réorganisations fonctionnelles, notamment celle du haut commandement, et la redistribution des responsabilités au sein du ministère.

Dois-je rappeler l’article 2 du décret 2005-520, disposant que le chef d’état-major des armées a autorité sur les chefs d’état-major ou le second alinéa de l’article 8, qui précise qu’il veille à la cohérence de l’organisation des armées ? Le décret 2009-1177 a élargi cette autorité au soutien et à l’administration générale. Simultanément, le décret 2009-1179, soulignera, dans le domaine qui nous intéresse, que le secrétariat général pour l’administration (SGA) définit la politique du ministère en matière de systèmes d’information, d’administration et de gestion et que la direction des ressources humaines du ministère de la défense (DRH-MD) assure le pilotage des systèmes d’information ministériels en matière de ressources humaines, notamment de solde, de paie, de droits individuels et de pensions. Tout le monde en convient, en dépit d’inévitables nuances d’ordre sémantique, d’ailleurs apparues surtout a posteriori.

Il faut rappeler enfin que dans notre pays, c’est le Président de la République qui décide des grandes orientations en matière de défense et le Gouvernement qui les décline. En matière de restructurations, les militaires font des propositions mais on ne les a jamais vus décider de ce qu’il fallait dissoudre ou déplacer. Quand on reproche à l’armée de terre d’avoir supprimé trop tôt ses CTAC, c’est une contrevérité absolue. J’y reviendrai.

Bref, au fil des ans, les chefs d’état-major ont été dépossédés de prérogatives qui conduisaient à ce qu’ils soient quasiment responsables de tout dans leur armée, notamment de la solde, laquelle a été régulièrement versée jusqu’en octobre 2011.

Mais le contexte ne se résume pas à l’évolution de la gouvernance. Entre 2008 et 2011 – je fais abstraction de toutes les études préliminaires –, l’armée de terre a géré les restructurations et fourni au chef d’état-major de quoi honorer les missions qui lui avaient été confiées. Trois mille six cents postes à supprimer par an, sous très forte contrainte budgétaire : d’un côté, 14 450 postes au titre d’une révision générale des politiques publiques (RGPP), annonciatrice de lendemains meilleurs sur le refrain culpabilisant : « trop cloisonnés, trop complexes, trop d’effectifs, trop de paperasses, trop de lourdeurs etc » ; de l’autre côté, 10 000 postes au titre de la redéfinition des capacités opérationnelles : « trop de chars, trop de canons, etc ». Simultanément, ce qui paraît d’ailleurs incompréhensible à certains, l’armée de terre a recruté puis formé 15 000 hommes par an pour compenser les départs et remplir les mandats opérationnels : 11 000 hommes projetés fin 2010 hors du territoire national avec 1 800 véhicules, dont un millier de blindés, une quarantaine d’hélicoptères, et une centaine d’urgences opérationnelles en matière d’équipements à suivre au quotidien, tout en veillant à ne pas sacrifier l’avenir. Enfin, durant ces trois années, l’armée de terre a rendu les honneurs à soixante-dix des siens rentrant au pays drapés du drapeau tricolore et s’est efforcée d’apporter à ses blessés au combat et aux familles de tous autant d’aide qu’il lui était possible d’en donner.

Une fois ce contexte rappelé, revenons à la solde. Comment en est-on arrivé là ?

Dans ce domaine, nous sommes passés d’une responsabilité répartie, qui fonctionnait bien, à une responsabilité émiettée qui fonctionne mal. Auparavant, chaque armée assurait le paiement de la solde de son personnel. Avec cinq CTAC, l’armée de terre payait son personnel, celui du service de santé, du service des essences et contribuait au paiement de la solde des gendarmes. Mis en œuvre en 2006 et prévu pour durer dix ans, le calculateur PSIDI n’était ni archaïque ni dépassé. Il calcule d’ailleurs toujours la solde de 94 000 gendarmes. Un homme ou une femme y tenait une place-clé : le décompteur. C’est lui qui recevait de l’administré, soit directement, soit par l’intermédiaire des corps ou de la direction des ressources humaines de l’armée de terre (DRH-AT), les éléments permettant d’ajuster la solde aux droits individuels et qui saisissait les données en conséquence. Le système était sans doute un peu gourmand en personnel, onéreux ont dit certains, et reposait effectivement sur l’exploitation d’une importante documentation papier.

D’où l’idée, bien antérieure aux restructurations annoncées en 2008, de concevoir un dispositif plus rationnel rapprochant la saisie des données de l’administré et connectant les systèmes d’information des ressources humaines (SIRH) de chacune des armées puis, tôt ou tard, le SIRH unique des armées, à un calculateur unique, en attendant le raccordement à l’opérateur national de paye (ONP) à l’horizon 2016 disait-on alors – on parle aujourd’hui de 2017, voire 2018. Le gain escompté était de 750 postes. Ce n’est pas rien, puisque c’est quasiment l’équivalent d’un régiment actuel. Et pour qui pilotait la réforme, le plus tôt serait le mieux. C’est l’un des facteurs d’accélération du processus et des déboires qui s’ensuivront.

Nous sommes donc passés d’un système en tuyaux d’orgue, pour reprendre une expression qui eut son heure de gloire, mais qui fonctionnait, à un système en millefeuille qui a conduit à un émiettement des responsabilités. Aux armées, les SIRH et la fiabilité des données, la saisie au plus près des données liées pour l’essentiel aux activités opérationnelles, celle des données plus complexes, tenant notamment à la complexité des situations familiales, étant effectuée dans les centres d’expertise ressources humaines soldes (CERHS), c’est-à-dire plutôt à Nancy ; à l’état-major des armées (EMA), au commandement interarmées de soutien (COMIAS), aux groupements de soutien de base de défense (GSBdD) et aux antennes de GSBdD, la saisie des autres données dans les SIRH, soit environ 80 % du flux total ; à la DRH-MD le calculateur ; au service du commissariat des armées (SCA) les opérations financières – ordonnancement, contrôle interne, fonction d’opérateur et de payeur.

Pour l’armée de terre, cette fragmentation organisationnelle s’est ajoutée à sa dispersion structurelle et territoriale en régiments, organismes de formations et organismes rattachés.

Initialement fixé à novembre 2009, le raccordement a subi trois reports successifs, en juin, puis octobre 2010, enfin en mai 2011. Il devait entraîner ipso facto l’arrêt du décomptage et donc la suppression des CTAC.

Prévue antérieurement, cette suppression a été actée dans la liste des restructurations annoncées à l’été 2008 mais, pour autant que je m’en souvienne, l’échéancier a été arrêté plus tard puisque lié, précisément, à la connexion SIRH-Louvois. Les restructurations prévoyaient le maintien de deux CTAC sur cinq : Nancy qui devait s’occuper de la solde des militaires, et Bordeaux, qui devait traiter de la paie des personnels civils. Les CTAC de Lille, Marseille et Rennes étaient appelés à disparaître, les dates de dissolution devant être affinées ultérieurement au fur et à mesure de la montée en puissance des systèmes d’information de chacune des armées et des travaux relatifs à la création, puis la transformation, du service du commissariat des armées (SCA). L’armée de terre n’a pas décidé de fermer ses CTAC, comme je l’ai entendu dire. Quand bien même l’aurait-elle voulu, elle n’en avait pas le pouvoir ! Il a finalement été retenu que le CTAC de Marseille serait dissous en 2011 et ceux de Rennes et Lille en 2012. Rien n’aurait empêché dans l’absolu de prolonger leur existence mais, comme nous le verrons plus tard, ils avaient de plus en plus de difficultés à fonctionner normalement. Et en mai 2011, le SCA a finalement rejeté l’ultime demande de report à février 2012 qui lui était faite.

Le relevé de décisions du cabinet du ministre en date du 29 mars 2010, document essentiel en cette affaire, valide les calendriers de la transformation du SCA ainsi que de la fonction « droits individuels », tout en soulignant une triple contrainte : garantir la continuité du service, amortir l’incidence sociale de l’arrêt brusque des opérations de décompte et de paiement de la solde par les CTAC au 1er juillet 2010, réorganiser les structures en adaptant le plan de charge aux ressources humaines disponibles. Assistaient à cette réunion présidée par le directeur adjoint du cabinet civil et militaire, les représentants de l’état-major des armées, du service du commissariat des armées, de la direction des ressources humaines du ministère de la défense et de la mission de coordination de la réforme du ministère (MCR). En application du décret 2009-1177, les armées n’avaient pas à y assister.

Or, signifier fin mars 2010 que le décomptage s’arrêterait au 1er juillet 2010, c’est-à-dire que les postes de décompteur seraient supprimés à cette échéance, a accéléré la déstructuration des CTAC, alors qu’en fait ils continueront à décompter jusqu’en novembre 2011 suite aux différents reports successifs.

Ce point mérite qu’on s’y arrête. Les décompteurs sont pour la quasi-totalité des civils. Dès l’annonce des restructurations, ces personnels, hautement qualifiés dans leur domaine, se sont mis en quête de solutions alternatives et ont « sauté » sur toutes les opportunités de reclassement répondant à leurs attentes. Alerté début 2010 de ce phénomène, je me suis rendu le 27 avril à Nancy, où le CTAC devait se transformer à l’été, après le basculement et donc l’arrêt du décomptage, en centre interarmées de la solde (CIAS) et, pour ce qui concerne l’armée de terre, en centre d’expertise ressources humaines et solde (CERHS). Dans l’absolu, il n’était plus sous mon autorité mais sous celle du SCA depuis mars 2010.

Sur le plan quantitatif, ce CTAC était en sous-effectif de 37 postes sur 327. Mais s’il manquait 61 civils sur 297, 24 militaires avaient été affectés en sureffectif pour renforcer l’équipe de 30 militaires en place, afin de pallier, autant que possible, les départs de personnels civils.

Sur le plan qualitatif, une certaine morosité régnait chez les 242 décompteurs, due aux conditions de travail. En effet, non seulement le personnel était moins nombreux pour assurer les tâches courantes mais il devait de surcroît procéder aux opérations préliminaires au raccordement à Louvois, prévu à cette époque-là pour juin – soldes à blanc et soldes en double. Mais le plus difficile à supporter pour lui était la perspective de perdre, à compter de la fermeture du CTAC, la prime de décompteur, dont le montant allait, je crois, de 290 à 390 euros, et pouvant représenter pour certains jusqu’à 25 % de leur salaire. En gros, on leur demandait de travailler plus avec pour seule perspective de gagner moins pour ceux qui seraient mutés ailleurs ou de n’être pas sûrs de gagner le même montant pour ceux qui resteraient à Nancy au CERHS ou au CIAS, où il n’y aurait plus de postes de décompteur. Les représentants syndicaux étaient d’ailleurs très inquiets.

Je pense aujourd’hui que « l’amortissement de l’impact social de l’arrêt brusque des opérations de décompte », pour reprendre les termes exacts du relevé de décisions, par anticipation des départs, s’est fait sur le dos de militaires qu’il a fallu trouver, former rapidement et affecter dans l’urgence et au détriment du bon fonctionnement des CTAC qui devront finalement décompter jusqu’à l’automne 2011, soit seize mois de plus que prévu. Leur sous-effectif s’aggravant en dépit des mesures prises, ils se consacreront prioritairement au paiement des soldes « normales », accumulant les retards sur les paiements particuliers qui seront à régulariser après le basculement. Laisser partir les décompteurs chevronnés à leur convenance annonçait des lendemains difficiles. Or, depuis mars 2010 et la création des centres militaires de gestion (CMG), l’armée de terre n’avait plus la main sur leur mutation. En revanche, la DRH-MD, qui en assurait la tutelle, avait tous les moyens de suivre et de maîtriser cette évaporation prématurée, d’autant qu’elle bénéficiait d’une remontée d’informations de la part des syndicats.

Ce risque d’effondrement des CTAC pèsera lourd dans la décision de raccordement et l’apurement des retards accumulés sera pointé du doigt pour expliquer les dysfonctionnements initiaux du calculateur. Je souligne au passage que le basculement de l’armée de l’air étant prévu un an après celui de l’armée de terre et celui de la gendarmerie deux ans après, on ne peut s’étonner qu’il n’y ait eu aucun signe avant-coureur de dysfonctionnements dans leur système de paiement de la solde à ce moment-là.

Fallait-il basculer ? Je pense qu’il n’y avait plus le choix. L’accélération de la mise en œuvre de la réforme au printemps 2010, qui transparaît du relevé de décision précité, la volonté de tenir les objectifs de déflation et la perspective d’une dégradation difficilement réversible du service rendu par les CTAC, dont chacun était parfaitement informé, rendait ce basculement sans doute inévitable. Ajoutons à cela, pour ceux qui avaient à en connaître, une certaine confiance dans un calculateur dont rien ne laissait a priori présager un fonctionnement aussi erratique, la conviction que les quelques anomalies résiduelles constatées au cours des derniers tests étaient vraisemblablement dues à certains opérateurs, mal formés ou peu consciencieux – cela pouvait expliquer l’absence de certaines saisies ou certaines erreurs – et le déni de quelques résultats non conformes à l’issue des soldes en double, rien ne s’opposait plus au raccordement.

Alors la faute à qui ? J’ai naturellement noté les reproches faits à l’armée de terre. Je ne répondrai pas à tous.

Que la conduite du programme Louvois ait été un temps confiée à la direction centrale du commissariat de l’armée de terre (DCCAT) est une chose mais je rappelle que la direction de programme dépendait directement de la DRH-MD.

Je réfute toutes les affirmations, plus ou moins explicites, sur les faiblesses du dispositif d’accompagnement de cette réforme dans l’armée de terre. Je retiens leur tonalité un brin condescendante, voire méprisante, de bon ton dans certains cercles. Tout cela est détestable. L’état-major peut dresser un inventaire complet de tout ce qui a été fait pour accompagner la montée en puissance, depuis mon premier message d’octobre 2009 sur la fiabilité des données saisies dans Concerto. Toutes les conférences que j’ai données et tous les exposés que j’ai faits, y compris au Centre des hautes études militaires (CHEM), attestaient des préoccupations de l’armée de terre à ce moment-là et des directives qui étaient données aux officiers, de l’armée de terre en particulier.

Tant mieux si les marins ont pu accéder à leur bulletin de solde sur leur poste de travail ! Tant mieux pour eux s’ils sont regroupés sur quelques emprises portuaires qui sont aussi des bases de défense ! Dans nos unités de combat, dispersées sur l’ensemble du territoire, on est très loin du poste de travail pour tous.

Tant mieux si l’armée de l’air a eu « l’intelligence, elle, de ne pas se raccorder », comme je l’entends dire souvent. Encore heureux ! Compte tenu des déboires subis par tous ceux qui ont essuyé les plâtres, il eût été étonnant qu’elle y aille à son tour en 2012 sans rechigner.

On met en cause la fiabilité des saisies. Dans ce domaine, il y aura toujours quelques erreurs mais j’ai du mal à croire que dans les GSBdD et ailleurs, on soit stupide et incompétent au point d’en commettre toujours autant, voire davantage, un an et demi après le basculement. Nous ne sommes pas des imbéciles !

Les autorités impliquées dans la conduite de cette transformation ont-elles été informées de nos préoccupations ? Oui, de manière informelle mais aussi de manière formelle. La lettre du chef d’état-major des armées de mai 2010 rend bien compte des inquiétudes dont je lui avais fait part dès notre premier entretien et régulièrement par la suite. En revanche, les heureux futurs « bénéficiaires » de cette réforme savaient-ils que le calculateur se montrerait aussi capricieux, pour rester dans un registre correct ? La réponse est non.

Je reste personnellement convaincu que ce calculateur est au cœur du problème. On laisse entendre qu’il ne fonctionne mal qu’avec l’armée de terre. Cela reste à démontrer, vu tous les dysfonctionnements constatés. Je relève d’ailleurs que l’actuel secrétaire général pour l’administration, après avoir déploré que de nombreux militaires, notamment de l’armée de terre, aient connu des difficultés, ce qui n’a rien de stupéfiant compte tenu des effectifs concernés, a admis à la fin de son audition qu’il y avait aussi des difficultés « du côté du Service de santé des armées (SSA) et de la Marine ». Les erreurs de saisie se rattrapent d’un mois sur l’autre mais comment expliquer que d’un mois sur l’autre, la solde puisse tomber à quelques euros ? Comment expliquer que, de façon aléatoire, la solde de certains ne soit calculée que sur quelques jours ? Comment expliquer que le cumul des sommes imposables ne soit pas juste ? Comment expliquer que les indemnités de service en campagne soient payées deux fois ? L’ancien directeur des ressources humaines du ministère de la défense a dit lors de son audition que l’opération avait bien fonctionné pour le personnel civil et le service de santé. Mais le personnel civil bénéficiait d’un système intégré indépendant et en termes tant d’effectifs que de mobilité, de sur-mobilité et de flux, ses problèmes, de même que ceux du SSA, sont sans commune mesure avec ceux de l’armée de terre.

Le projet Louvois s’inscrivait dans une réforme d’ensemble a priori rationnelle, mise à mal aujourd’hui par des dysfonctionnements qui ont fait passer l’armée de terre du statut de bénéficiaire potentiel d’un système novateur à celui de victime impuissante de l’instabilité d’un calculateur. Celui-ci est sans doute très complexe, mais je ne peux que constater le résultat.

Quelles sont mes préoccupations pour l’avenir ?

Faute d’éléments actuels, je ne suis pas en mesure d’apprécier ce qu’il convient de faire mais j’ai une intuition et une certitude.

Mon intuition est que si l’on ne sait vraiment pas où l’on va avec ce calculateur, alors autant revenir à la situation antérieure. C’est ce que propose le chef du contrôle.

Ma certitude est que cette affaire laissera des traces. Responsable de la préparation opérationnelle des forces, du recrutement, de la formation et de la gestion de ses hommes mais aussi de leur discipline, de leur moral et de leurs conditions de vie, les chefs militaires vont se montrer de plus en plus réticents à accompagner loyalement des réformes aux contours mal assurés.

Notre pays a la chance d’avoir de bons soldats, courageux, généreux, volontaires dans l’adversité et enthousiastes dans l’effort. Ils sont prêts à aller jusqu’au bout de leur engagement au service de leur pays. À ce titre, nous dit la loi, ils méritent la considération de la Nation. Leur assurer un revenu stable et régulier serait un minimum.

Cette affaire me conduit à m’interroger sur la lecture qu’il convient de faire des articles 1er et 8 de la loi du 24 mars 2005 relative au statut général des militaires, notamment sur les notions de discipline, de loyauté et d’obéissance. Je l’ai déjà dit plus haut, les militaires ne décident pas des réorganisations structurelles et fonctionnelles majeures affectant les armées. Compte tenu des contraintes qui leur sont imposées, ils font des propositions, avalisées ou non, des observations, dont il est tenu compte ou non. Dans le cas qui nous occupe, tout démarre en fait d’une réforme d’une ampleur exceptionnelle, menée tambour battant, dont le garde-corps principal a probablement été, dans l’esprit de ses concepteurs, la discipline dont font preuve les armées en toute circonstance, comme le leur prescrit la loi, et l’exceptionnelle capacité d’encaisse qui s’ensuit.

J’entends autour de moi certains faire maintenant l’éloge de l’indiscipline qui aurait « sans doute » permis d’infléchir les objectifs et d’adopter des rythmes humainement moins traumatisants. Ce n’est pas ma conception d’un dialogue constructif entre le politique et le soldat. Tout a été dit, au moment et à chaque fois où il le fallait puis à chaque fois où il l’a fallu, sur l’ampleur de ce que subissaient les militaires et leurs familles. Les armées sont, par nature et par construction, obéissantes. Il ne faudrait pas qu’elles en arrivent à percevoir cette force comme une vulnérabilité.

L’affaire Louvois, par ses conséquences sur les conditions de vie du personnel et l’insistance, déplacée, avec laquelle on s’efforce de faire porter tout ou partie du chapeau aux militaires et à l’armée de terre en particulier, ébranle l’édifice plus qu’il n’y paraît.

Si d’aventure la discipline devait ne plus faire un jour la force principale des armées, ce que je ne souhaite pas pour mon pays, gageons que les historiens sauront trouver dans cette lamentable affaire quelques prémices, la goutte d’eau qui aura fait déborder une coupe déjà bien pleine.

Permettez-moi de terminer par une citation : « On s’est donc trompé. Beaucoup recherchent aujourd’hui des coupables. Les coupables, c’est tout le monde. Tous les travaux d’état-major concluaient à un approvisionnement plus grand, mais la dépense s’en serait trouvée très augmentée. Qu’aurait pensé de cela le ministre des finances ? » C’est, au mot près, ce que déclarait Alexandre Millerand, ministre de la guerre du gouvernement Viviani, en 1915, en pleine crise des munitions.

Le contexte était dramatiquement différent, mais la tentation de diluer les responsabilités en cas d’infortune a traversé le temps. La réforme en cours est très difficile à conduire. Celle qui devrait la prolonger ne sera pas plus facile. J’assume totalement les propositions qu’a faites l’armée de terre durant mon mandat en matière de capacités à préserver, d’équipements et d’organisation générale, aussi douloureuses et compliquées soient-elles à mettre en œuvre.

Mais dans le cas précis de Louvois, il en va différemment. L’accélération donnée au niveau ministériel au printemps 2010 à la transformation et les insuffisances du calculateur au moment du basculement ont indubitablement conduit à la situation que nous connaissons malheureusement aujourd’hui.

Mme la présidente Patricia Adam. Merci, général, de votre éclairage. Je donne maintenant la parole à nos collègues.

M. Damien Meslot. Général, vos propos ont été assez percutants, ce qui n’étonnera pas ceux qui vous connaissent quelque peu.

Nous ne mettons pas en cause l’armée de terre, mais des gens ont bien pris des décisions qui se sont révélées pour le moins hasardeuses et malheureuses. Je suis d’accord avec vous, les réformes se sont succédé en tourbillon, les moyens mis en place au moment du basculement étaient insuffisants, les responsabilités avaient été émiettées. Mais le rapport Lapprend avait tout de même mis en évidence les faiblesses du calculateur et préconisé certaines mesures, qui n’ont pas toutes été prises. On a prétendu aussi que l’on fermait les CTAC parce que le calculateur PSIDI était obsolète. Or, ce n’était pas vrai puisque la gendarmerie continue de l’utiliser.

L’armée de terre n’est pas seule concernée. L’attaché de défense de l’ambassade de France à Londres, issu de la Marine, nous a expliqué, lorsque nous l’avons rencontré, qu’alors que jusqu’en janvier il n’avait rencontré aucun problème, tout a ensuite « disjoncté ».

On a prétendu aussi que les difficultés étaient imputables à l’accumulation de dossiers en souffrance mais qu’une fois ces 130 000 dossiers traités, tout rentrerait dans l’ordre. Or, le retard a été rattrapé mais, hélas, de nouveaux dysfonctionnements sont apparus.

Général, je partage votre avis : le problème ne provient pas de l’alimentation par les différents services – des erreurs sont certes toujours possibles, mais elles sont tout à fait marginales et pourraient être facilement rattrapées. Le problème provient du calculateur lui-même. La société qui l’a installé et que nous avons pu rencontrer, nous a expliqué qu’on ne lui avait laissé ni le temps ni les moyens de faire les tests qu’elle souhaitait. On l’a obligée à accélérer le déploiement alors qu’elle-même appelait l’attention de certains responsables sur les risques encourus. Chacun savait en outre que dès le basculement sur Louvois, il ne serait plus possible de faire machine arrière. Il n’existait pas de plan B. Si l’on voulait maintenant revenir en arrière, il faudrait deux à trois ans. Autant donc aller vers l’opérateur national de paye !

Les décisions ont été prises par de hauts responsables du complexe politico-militaire qui doivent aujourd’hui assumer la responsabilité de la catastrophe qui s’en est suivie. Je ne dis pas : « c’est l’armée de terre » mais : « c’est le système ». Et ce n’est pas la première fois que l’on relève des défaillances dans notre système de décision. Je pense par exemple aux retards et aux déboires qu’a connus notre avion de transport militaire.

Il est inadmissible que, dans un pays comme la France, on ne soit pas foutu, pardonnez-moi l’expression, de payer en temps et en heure des personnes qui vont risquer leur vie pour le pays et que des responsables osent nous dire qu’en gros, « ce n’est la faute à personne ».

Il ne s’agit pas de vilipender qui que ce soit, mais d’essayer de comprendre l’origine des dysfonctionnements afin d’éviter qu’ils ne se reproduisent demain.

Il est vrai, vous l’avez dit, que les militaires sont disciplinés, mais on leur a beaucoup demandé ces dernières années avec la succession des réformes. Tout cela va finir en une gabegie financière, d’ailleurs difficile à évaluer : on parle de 130 millions d’euros déjà dépensés, sans compter tous les moyens qu’il faut déployer pour opérer les retraitements nécessaires. Au final, cette affaire aura coûté des centaines de millions d’euros. J’aurais préféré que cette somme serve à équiper nos armées de ce qui leur fait aujourd’hui défaut.

Il ne s’agit pas d’imputer la responsabilité à untel plutôt qu’à untel. Mais il faudra bien qu’à un moment, certains reconnaissent avoir pris des décisions, alors même que des voyants rouges étaient allumés – nous aurons l’occasion de le dire, Geneviève Gosselin-Fleury et moi, dans notre rapport d’information.

Peut-être fallait-il impérativement réduire les effectifs et se lancer dans la réforme. Mais c’est bien l’aveuglement de ceux qui ont pris des décisions hasardeuses et malheureuses, en tout cas précipitées, qui a conduit à la situation actuelle, dont on n’est, hélas, pas près de sortir. Nous pensons en effet que le calculateur est en lui-même faussé et que tout cela va encore durer des mois, voire des années.

Je ne mets pas en cause l’armée de terre spécifiquement. Les répercussions y sont plus nombreuses de par l’importance de ses effectifs, mais la marine aussi a connu des problèmes, avec un décalage dans le temps. Et les erreurs perdurent. Dès qu’on en corrige une, le calculateur en refait de nouvelles, ce qui laisse à penser que c’est bien lui qui est en cause. Il faudra tirer les enseignements de ce que le ministre a qualifié de « catastrophe », qui ne donne une bonne image ni de notre pays ni de nos armées, et est désastreux pour le moral de nos troupes.

Général Elrick Irastorza. Il y a la dimension technique, je l’ai soulignée. Il y a aussi ce qui tient à la réorganisation fonctionnelle. Celle-ci, je l’ai portée à bout de bras en expliquant bien à l’armée de terre que le temps était fini où nous étions propriétaires de notre système de soutien, et que l’on était passé à une logique de relations client-fournisseur. Dans l’affaire qui nous occupe, ma préoccupation était que les CTAC tiennent le choc jusqu’au moment du basculement. Mais comment aurais-je pu savoir quelque chose du calculateur ?

Lorsqu’on nous proposait un véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI), on pouvait aller le voir sur le terrain, de nuit, de jour, l’essayer, tirer avec. Lorsqu’on nous a demandé de modifier le camouflage de l’armée de terre, ce qui coûtait très cher, on est allé sur le terrain de nuit, avec des jumelles, vérifier si nous étions ou non visibles, et on a conclu que ce n’était pas la peine de changer quoi que ce soit. Mais pour un calculateur, qu’on nous présentait comme la solution d’avenir, que pouvions-nous dire, nous à qui l’on avait bien expliqué que le temps était révolu où l’armée était propriétaire de ses systèmes, message que nous avions d’ailleurs loyalement répercuté dans nos formations ? Nous nous mettions dans la position du client, comme on nous disait que nous l’étions. Simplement, en l’espèce, le client a comme l’impression de s’être fait « refiler » un véhicule présentant des vices cachés, sans même parler du fait que les règles de circulation aussi avaient changé.

J’ai pris toutes mes responsabilités s’agissant du VBCI et si demain, il ne marche pas, je l’assumerai. Mais il y a des domaines où nous ne disposions pas des moyens techniques pour porter une appréciation.

Ma priorité à l’époque était Concerto. L’une des difficultés dans l’armée de terre a toujours été de connaître ses effectifs. Une situation de prise d’armes me remontait chaque semaine au moyen de tableurs Excel, c’était un peu long mais on arrivait à savoir où l’on en était. Je me suis dit qu’il fallait s’appuyer sur Concerto et me suis d’ailleurs mis en colère : comment Concerto allait-il pouvoir communiquer des éléments fiables au calculateur de solde si on n’arrivait pas à ce que les données saisies en son sein soient elles-mêmes fiables ? Dès 2009, et même avant, on a donc sensibilisé les personnels au maniement de Concerto et la direction des ressources humaines de l’armée de terre (DRH-AT) a cherché à fiabiliser au maximum les données qui y étaient saisies. Comparant les deux situations de prise d’armes chaque semaine, je pouvais repérer les écarts. Ils se sont peu à peu réduits, preuve que sur ce point Concerto fonctionnait bien et que le reste s’améliorait aussi.

En tant que chef d’état-major de l’armée de terre, je le redis, ma préoccupation était Concerto et les CTAC, de façon que les données saisies soient irréprochables – et la tâche n’était pas facile, car avec un flux de 15 000 personnes, certaines erreurs sont inévitables. Ma préoccupation n’était pas le calculateur lui-même, mais le tuyau qu’on allait y raccorder, et aussi le « débranchement » des CTAC.

Lorsqu’on a insisté auprès des personnels sur la nécessité d’accorder la plus grande attention à la saisie des données car dans quelques mois ce serait ces données-là qui permettraient de calculer la solde – ce qui était, encore une fois, mettre l’accent sur le tuyau –, ils en ont été motivés. Cela explique aussi leur déconvenue ultérieure, car ils pensaient que la paye serait en effet calculée sur la base des données saisies dans Concerto.

Pour le reste, nous avons exécuté les décisions qui figuraient dans les relevés de décisions.

M. Christophe Guilloteau. Pourriez-vous approfondir la description du système utilisé par la gendarmerie ?

Général Elrick Irastorza. La gendarmerie utilisait le même calculateur que le nôtre – intitulé PSIDI pour « pérennité du système d’information des droits individuels » – et lorsque l’armée de terre a décidé de ne plus se reposer sur les CTAC, la gendarmerie a conservé PSIDI.

M. Christophe Guilloteau. Aujourd’hui, PSIDI gère-t-il toujours la paie des gendarmes ou celle-ci a-t-elle été intégrée dans le système général ?

Général Elrick Irastorza. La gendarmerie se sert toujours de l’ancien calculateur de l’armée de terre.

M. Christophe Guilloteau. Avec succès ?

Général Elrick Irastorza. Oui, 270 agents sont chargés de s’occuper de la paie des 94 000 gendarmes à l’aide du calculateur PSIDI.

M. Christophe Guilloteau. Ce que vous dites, c’est que la gendarmerie a eu raison de conserver l’ancien système.

Général Elrick Irastorza. Ils sont payés en effet – sinon, on en entendrait parler !

Mais on ne peut pas présenter la situation comme vous le faites, car l’armée de l’air aurait dû adopter le nouveau système en 2012 et la gendarmerie en 2013. Devant le fiasco de Louvois, ces basculements n’ont jamais eu lieu.

M. Olivier Audibert-Troin. Le calculateur PSIDI n’était ni archaïque ni dépassé, mais le passage à Louvois devait permettre d’économiser 750 postes, si bien que l’on a accéléré le changement ; on a même refusé, en mai 2011, de reporter la fermeture de CTAC – prévue en février 2012. Vous nous avez indiqué que le dispositif avait donné des signes de faiblesse dès sa mise en œuvre. Au moment de la décision de laisser fonctionner plus longtemps les CTAC, des alertes – sur ce que vous avez nommé des « anomalies résiduelles » – avaient-elles été lancées ?

Vous avez affirmé qu’un ton méprisant avait été employé par un « certain cercle ». Lequel ? Au-delà des catastrophiques désagréments pour les hommes, cette affaire a-t-elle été exploitée pour attiser les rivalités entre nos armées à un moment crucial pour elles, celui de l’élaboration puis la mise en œuvre du Livre blanc ?

Général Elrick Irastorza. Le report a été refusé, car il me semble que les CTAC avaient atteint leurs limites de fonctionnement. Quant au calculateur, on estimait que les tests réalisés donnaient satisfaction.

Voilà ce que je lisais hier sur le site acteurspublics.com dans un article intitulé « Grandes manœuvres informatiques à la Défense » sur le futur système unique d’information des ressources humaines de l’armée – SOURCE – : « [Les armées sont] jalouses de leur pré carré (…). Cloisonné, complexe, le système RH est une vaste usine à gaz synonyme de coûts excessifs, de perte de temps (…). La rationalisation a malheureusement buté sur le cloisonnement et la juxtaposition des systèmes, comme sur ceux des corps d’armées ». Cet army bashing est permanent ; dans certaines sphères, les militaires sont des ânes. Ce dénigrement doit cesser. Je ne suis ni angélique ni naïf, chaque armée se préoccupe de sa situation, mais dans le domaine du paiement de la solde, le cloisonnement entre les armées ne constitue pas la cause des difficultés que nous avons rencontrées. Au début, certains ont indiqué que le système Louvois se mettait mieux en place dans la marine que dans l’armée de terre, mais il n’a pas été possible de dresser ce constat très longtemps. Il n’y a d’ailleurs pas eu de volonté d’opposer l’armée de terre à la marine sur ce sujet, les responsables de ce programme étant suffisamment marris de son échec.

M. Jean-Jacques Candelier. Madame la présidente, je regrette de n’avoir pu assister au débat sur l’instauration d’une journée nationale de la Résistance. Les parlementaires communistes et du Front de gauche ont toujours soutenu cette initiative. J’ai déposé une proposition de loi en octobre 2012 sur ce sujet et nous voterons celle adoptée par le Sénat, en espérant que chacun ait présent à l’esprit le rôle joué par le parti communiste français au sein du Conseil national de la Résistance (CNR) et de la Résistance.

L’état-major de l’armée de terre nous a indiqué il y a un an que le problème lié au logiciel Louvois serait très vite résolu ; le contrôleur général des armées a récemment reconnu qu’une partie des risques avait peut-être été mal appréciée. Au désastre technique s’ajoute la responsabilité politique. Des épouses de militaires – qui ont le droit de manifester – ont dénoncé des situations catastrophiques. Il y a eu un manque de concertation et de dialogue, et les acteurs politiques ont dissimulé les problèmes. M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, est tombé des nues à son arrivée et a tapé du poing sur la table.

Qui prendra en charge les agios bancaires que devront supporter les familles de militaires ?

Général Elrick Irastorza. Votre question mérite d’être posée, mais je ne peux y répondre étant retiré de mes fonctions depuis deux ans.

Les soldats de l’armée de terre sont bien payés en opération, mais 40 % des jeunes disposent d’un traitement fixé à l’indice plancher de la fonction publique. Aussi leur situation financière peut-elle être très rapidement affectée en cas de défaut sur le paiement de leur solde.

Je n’ose même pas envisager que l’on ait tenté de dissimuler les difficultés rencontrées par Louvois. Le calculateur ne s’est pas révélé à la hauteur des attentes et un déni a été opposé à l’échec de trois tests, mais rien n’a été camouflé.

M. Alain Moyne-Bressand. Madame la présidente, nous avons dressé à plusieurs reprises le constat du mauvais fonctionnement du calculateur Louvois. Nous devons maintenant nous arrêter, car nous alimentons de manière regrettable le discrédit de nos régiments, de nos armées et de nos soldats. L’amiral Édouard Guillaud, chef d’état-major des armées, assume ce qui s’est passé. Cessons d’attiser les conflits entre les armées, trouvons les solutions aux dysfonctionnements et tournons la page. J’ai l’impression que nous voulons à tout prix trouver des responsables. Nous le sommes tous ! Pensons à l’avenir et mettons tout en œuvre pour que les soldats – notamment les jeunes – perçoivent rapidement les indemnités qui leur sont dues. Que le ministre de la Défense nous présente un avenir pour nos armées afin de leur redonner confiance.

Mme la présidente Patricia Adam. Le ministre de la Défense s’est saisi du dossier rapidement et avec beaucoup d’énergie, mais le problème n’est pas simple à résoudre, comme l’ensemble des auditions auxquelles nous avons procédé nous l’ont appris. Aucune solution miracle n’existe.

M. Alain Moyne-Bressand. Je comprends cela, mais nous n’avançons pas alors que nous en sommes à la cinquième ou la sixième audition sur ce sujet.

Mme la présidente Patricia Adam. Compte tenu des interventions des responsables actuellement en poste au ministère de la Défense – notamment sur l’armée de terre –, il est légitime que le chef d’état-major en poste à l’époque bénéficie d’un droit de réponse. Il s’agit de la dernière audition sur ce sujet avant que nos rapporteurs remettent leur travail.

M. Michel Voisin. Pour avoir vécu de telles transpositions dans les entreprises privées, je puis vous assurer qu’on ne bascule pas d’un système à un autre tant que les tests ne sont pas satisfaisants et que le résultat ne correspond pas aux attentes. Les responsables sont les politiques – dont je fais partie – qui ont décidé des réductions de personnel et qui ont donc supprimé des moyens de contrôler la mise en œuvre de Louvois. Vous ne répondrez peut-être pas à ma question, Mon général, mais les rapporteurs ont-ils étudié le respect du cahier des charges du fournisseur ?

Général Elrick Irastorza. Pour ce qui concerne l’armée de terre, c’était plus un problème de responsabilité et de compétence que d’effectifs. Nos personnels s’assuraient de la qualité du service rendu au fur et à mesure du développement du projet et faisaient part de leurs observations en continu mais ils n’étaient pas responsables du fonctionnement technique du calculateur.

M. Joaquim Pueyo. Je suis d’accord avec les propos tenus par Michel Voisin ; j’ai testé pendant deux ans un logiciel de gestion de 2 000 détenus d’un établissement pénitentiaire avant que son utilisation ne soit généralisée. Il convient en effet de conduire des tests poussés ; ne pas l’avoir fait constitue l’un des motifs des dysfonctionnements actuels.

Je tenais à vous remercier de l’analyse précise que vous avez conduite, car elle m’a convaincu. Il importe de comprendre les causes de cet échec pour tourner la page. La responsabilité s’avère politique, car on a voulu faire des économies et simplifier la paie, même si la décision des pouvoirs publics a pu résulter de conseils extérieurs à qui l’on peut imputer une partie de ce fiasco.

Une action juridique a-t-elle été lancée contre la société qui a mis au point le logiciel ?

Général Elrick Irastorza. Je n’ai jamais été mis en rapport avec cette société, donc je ne peux pas répondre à votre question.

M. Joaquim Pueyo. Il me semble essentiel que l’entreprise qui a vendu ce logiciel à l’État soit placée devant ses responsabilités.

J’ai passé la matinée avec le 501e régiment de chars de combat de la 2e brigade blindée et j’en ai profité pour interroger une quarantaine de militaires. Il semble que les dispositions prises récemment donnent des résultats positifs ; je tenais à le dire pour nourrir notre optimisme, même si nous devons trouver une solution définitive dans les mois à venir.

Général Elrick Irastorza. Le soldat et le cadre regardent le montant de la solde chaque mois sur leur compte en banque. Comment en est-on arrivé à rattraper les erreurs du logiciel : grâce au système lui-même ou grâce à des mesures palliatives qu’il faudra pérenniser ?

M. Joaquim Pueyo. Des dispositions complémentaires ont en effet été déployées et elles ont eu, madame la présidente, un impact positif. Néanmoins, il faudra bien que le logiciel devienne définitivement opérationnel.

M. Philippe Folliot. Le ministère de la Défense a certes connu de grandes difficultés avec le logiciel Louvois, mais les dysfonctionnements informatiques relatifs au versement du RSA coûteraient 800 millions d’euros par an en trop-perçus par les bénéficiaires de ce complément de revenu, situation qui ne semble émouvoir personne.

Il ne faut pas minimiser les conséquences des erreurs du logiciel Louvois sur la vie des personnels. Je ne suis pas convaincu qu’un autre corps social que celui de l’armée aurait accepté cette situation.

Ces dysfonctionnements ont pu toucher le moral et la confiance des militaires, et ils ont montré les limites de la séparation entre les fonctions opérationnelles et celles de support. N’avons-nous pas trop négligé ces dernières ?

Général Elrick Irastorza. C’est sur cette question fondamentale que repose l’essentiel de la réforme et, notamment, la création des bases de défense (BdD) – tant décriées il y a quelque temps. Les BdD possèdent une vertu majeure, celle de séparer clairement l’outil militaire stricto sensu de ce qui l’est moins ou de ce qui ne l’est pas. Nous palliions autrefois l’insuffisance des systèmes par des transferts d’effectifs des compagnies de combat vers les entités administratives. Cette division n’opère cependant pas de césure entre l’opérationnel et ceux qui le soutiennent – ces derniers pouvant également être engagés sur les théâtres d’opération au péril de leur vie.

J’ai soutenu la mise en œuvre des BdD et je regrette amèrement qu’une telle réforme soit critiquée par amalgame avec l’échec de Louvois. Les soldats vont sur le terrain, prennent des risques au Mali et en Afghanistan, et l’on constate qu’ils ne sont pas payés du fait de dysfonctionnements d’un logiciel. Ces situations jettent l’opprobre sur les fonctions de soutien, alors que des moyens informatiques performants pourraient nous permettre de réduire sensiblement nos effectifs et d’abaisser le ratio entre soutenants et soutenus.

M. Gilbert Le Bris. Vouloir déterminer les causes de l’échec de Louvois n’obéit pas au plaisir de pointer les responsabilités, mais au besoin de ne pas reproduire les erreurs commises. Si ce sont bien les politiques qui doivent rendre compte des décisions prises, celles-ci résultent souvent d’échanges avec de hauts responsables – dans les collectivités territoriales, par exemple, ce sont les directeurs des services qui influent sur les choix opérés. Bon nombre de ceux-ci écrivent aux élus pour les alerter sur les problèmes que soulèverait telle ou telle décision en termes juridiques, pratiques ou financiers. Dans le cas de Louvois, y a-t-il eu des écrits de hauts responsables administratifs avertissant des difficultés que ce projet rencontrait ? Le cumul des réformes a engendré des problèmes importants et je ne m’en sens pas politiquement responsable, car j’ai toujours affirmé que le regroupement dans un service du commissariat des armées était une hérésie : il ne faut pas séparer l’opérationnel du fonctionnel.

Par ailleurs, et pour évacuer cette hypothèse d’école, les complications rencontrées dans la mise en œuvre de ce système ne résultent-elles pas en partie de malveillances individuelles ? Je pense pour ma part que l’on peut l’exclure si le système technique et les vérifications ne le permettent pas.

Général Elrick Irastorza. Je ne pense pas que des malveillances individuelles aient existé et aient donc pu jouer le moindre rôle.

J’ai fait état des difficultés de la mise en œuvre du projet au chef d’état-major des armées lors de nos réunions hebdomadaires. À chacune de mes rencontres avec des personnalités importantes – comme le chef d’état-major des armées ou le ministre – ou de mes interventions devant les régiments, je rédigeais une trame. Surtout, le chef d’état-major des armées a transmis des informations écrites au ministre de la Défense, puisqu’il en est le correspondant naturel depuis le décret n° 2005-520 du 21 mai 2005. J’ai également rencontré le ministre et ai pu lui faire part des problèmes de Louvois. Le « rapport sur le moral » de l’armée de terre a aussi rendu compte des tensions et des difficultés du projet.

En 2010 et en 2011, nous étions conscients que Louvois allait être installé mais, du fait des reports, nous étions préoccupés de l’état du système alors en fonction ; nous cherchions en effet à le faire durer, afin qu’il n’y ait pas de rupture entre les deux calculateurs. Nous étions raisonnablement optimistes, ce qui peut apparaître aujourd’hui comme de la naïveté.

M. Alain Chrétien. La loi de finances pour 2013 comporte une rallonge de crédits d’un peu plus de 200 millions d’euros pour rattraper les retards pris dans le développement du système Louvois. Ce supplément suffira-t-il ? Devra-t-on débloquer de nouveaux financements dans la prochaine loi de finances pour éponger les retards de paiement ?

Général Elrick Irastorza. J’ai quitté mes fonctions il y a deux ans si bien que je ne me permettrai pas de porter le moindre jugement sur un sujet d’une telle gravité.

Mme la présidente Patricia Adam. Nous vous remercions beaucoup, général, de votre présence parmi nous cet après-midi.

La séance est levée à dix-neuf heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Patricia Adam, M. François André, M. Olivier Audibert Troin, M. Daniel Boisserie, M. Jean-Jacques Candelier, M. Guy Chambefort, M. Alain Chrétien, M. Philippe Folliot, M. Jean-Pierre Fougerat, M. Yves Foulon, Mme Edith Gueugneau, M. Christophe Guilloteau, M. Patrick Labaune, M. Gilbert Le Bris, M. Alain Marty, M. Damien Meslot, M. Alain Moyne-Bressand, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Jean-Michel Villaumé, M. Michel Voisin, Mme Paola Zanetti

Excusés. – M. Ibrahim Aboubacar, M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Guy Delcourt, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Francis Hillmeyer, M. Éric Jalton, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Frédéric Lefebvre, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, Mme Sylvie Pichot, M. François de Rugy, M. Philippe Vitel

Source: Compte rendu n° 81  du Mardi 25 juin 2013 de la Commission de la défense nationale et des forces armées.

 

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