Liberté, Egalité, Précarité

Loin de nous l’intention de participer peu ou prou au débat actuel sur le CPE, sauf à titre personnel et en d’autres lieux, cependant…
Les « forces vives de la nation » défilent et cassent un peu partout pour que soit « retirée » une loi que l’Assemblée Nationale, certes de moins en moins représentative, a conçue en toute légalité républicaine.
Ce brouhaha colossal contraste de manière étonnante avec le grand silence dans lequel la même Assemblée a pourtant admis que 50% des personnels de l’armée française ne sache jamais ce que « CDI » signifie, puisque le « CDD » sera leur lot quotidien pendant une quinzaine d’années. Ou que les gendarmes adjoints volontaires et autres « succédamnés » du feu service national puissent enchaîner cinq contrats de un an avant d’être renvoyés dans leur foyer (quand ils en ont un), sans que leur employeur n’ait à fournir la moindre ébauche de justification. Le salut du Pays et les intérêts supérieurs de la Nation étaient à ce prix, nous a-t-on ressassé.
Peu importe que tout cela soit illégal en France comme en Europe, les députés, les syndicats, les bonnes consciences n’y ont jamais trouvé grand chose à redire. En fait, cela ne les a jamais vraiment intéressés.
S’il s’est rassemblé une trentaine, et sans doute beaucoup plus, de députés pour saisir le conseil constitutionnel sur l’illégalité supposée du CPE, aucun ne s’est compté pour réagir contre un nouveau statut militaire truffé des mêmes imperfections et d’interdictions d’exercice de droits fondamentaux, humoristiquement garantis par cette même constitution.
Pire, c’est avec le plus grand sérieux que la Cour des Comptes recommandait récemment au Ministère de la Défense de jouer de cette précarité légale pour jeter à la rue un plus grand nombre de militaires avant la limite fatidique des 15 ans (ou 25 pour les officiers) et l’obtention d’une pension de retraite à jouissance immédiate. Dame, c’est que ça coûte cher un militaire de carrière en retraite. Faut pas gâcher !
Pour les heureux titulaires de cette pension à jouissance immédiate, la Cour fustigeait tout pareillement l’indélicatesse égoïste avec laquelle, sans attendre la limite d’âge, ils entendaient … en jouir immédiatement !
Dans le lourd cheminement intellectuel des magistrats, l’armée idéale se compose d’une multitude de jeunes gens sans avenir (puis sans pension), encadrés par quelques hiérarques chenus condamnés à passer directement du service actif à la maison de retraite.
Et si possible pas trop longtemps et toujours en silence.

Reste que l’exclusion consensuelle de tout débat politique des thèmes propres à la condition du métier des armes procède de deux causes principales, savamment gérées par les pouvoirs politiques successifs.
Du fait de leur grande discrétion, on oublie facilement que les millions de retraités (ou non) de la fonction publique militaire pourraient constituer un levier politique considérable. Mais ce potentiel est aujourd’hui divisé par 800 associations sans autre unité de vue, sur les points essentiels, que le prochain repas annuel, la cotisation ou la future déco de leur président. La dilution des voix est la première cause d’inaudibilité politique.
La seconde est ce cadre juridique particulier, rénové et exorbitant du droit commun. En terme d’avancée sociale, on vient de rajouter à son arsenal répressif des sanctions pécuniaires, des amendes en quelque sorte. Pour étouffant, et à court terme dissuasif, qu’il soit en période inter critique, il ne semble garantir que l’imperméabilité de la conscience du soldat en temps de crise. Il a donc été nécessaire de remettre récemment les points sur les i en matière d’obéissance aveugle, mais la démission des députés face aux exigences archaïques de l’encadrement de haut niveau augure mal des chances du bidasse de base de pouvoir faire jouer une sorte de clause de conscience face à un ordre contraire aux lois des conflits.

A ces deux causes principales d’une dégradation lente de la vie du militaire répond une conséquence subsidiaire à laquelle sont de plus en plus confrontés les cadres de contact. La crainte, le désintérêt ou la méfiance sélectionne la ressource disponible vers des professions dont le quotidien et l’avenir semblent plus sereins. Il s’en suit un glissement du recrutement vers une jeunesse moins difficile par nécessité, certes non dénuée d’intérêt, mais plus exigeante en terme d’encadrement.
Ce que n’ont réussi, ni les parents, ni les enseignants, ni même parfois les forces de police est sensé s’accomplir par la grâce d’un creuset qui n’appartient qu’à l’amusante imagerie d’Epinal.
Et dans des temps relativement brefs, suffisamment longs pour que le MINDEF fasse croire que les objectifs sont atteints, suffisamment courts pour éviter aux recrues de rêver.

Avec un peu d’audace, on aurait pu faire coïncider les actes avec les intentions louables et inscrire le métier de militaire dans la durée et non dans la précarité du plus grand nombre au bénéfice de quelques uns. Qui sait si ce n’était pas là une solution économique d’insérer une partie de cette jeunesse turbulente dans la dynamique qui mène de l’état d’adolescent plus ou moins paumé à celui de responsable, d’actif, de consommateur, de contribuable, et d’adulte censé ?

Claude DEBEIR

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