Entretien avec l’amiral Forissier. « Prévoir l’imprévisible »

« La Marine est prête à intervenir, au cas où », explique le chef d’état-major, l’amiral Pierre-François Forissier. « Nous sommes une assurance-vie. Il faut que l’on prévoit l’imprévisible », souligne le patron des marins au Télégramme. Rencontre.

Trois ans à la tête de la Marine, trois ministres de la Défense. Comment avez-vous vécu mardi cette passation des pouvoirs?
C’était simple et empreint d’une certaine solennité. Les ministres vivent dans le tempo de la vie politique, nous dans celui du militaire. Mais ce qui me paraît extrêmement important, c’est de rappeler, à temps et à contretemps, ce à quoi nous tenons par dessus tout: le caractère démocratique de notre pays. La caractéristique d’une grande démocratie, c’est que les militaires sont aux ordres du politique. Les politiques ont une légitimité que nous n’avons pas. Ils ont été élus par le peuple. Pas nous. Quand je commandais la Fost(*), quand je parlais de la dissuasion, je disais toujours: «Vous vous rendez compte de la responsabilité que nous avons! Nous détenons des armes de destruction massive et nous avons tous les outils pour nous en servir!». La dissuasion, c’est la quintessence de la démocratie parce que, en tant que citoyen, je ne peux pas accepter que des militaires disposent de telles armes si je ne suis pas sûr que la responsabilité du politique dans la mise en oeuvre, ou pas, de celles-ci ne peut pas être contestée par les militaires. Si vous me dites, en France, cette garantie n’existe pas, je deviens, en tant que citoyen, un anti-nucléaire! Il y a une sorte de pacte républicain autour de la dissuasion. C’est fondamental.

Les Américains ont plusieurs bâtiments au large de la Libye. Qu’en est-il du dispositif français?
Les Américains ne sont pas présents naturellement sur ce théâtre stratégique. Nous sommes à la fois français et européens. Nous n’avons pas besoin de nous projeter. C’est une affaire de voisinage. La Méditerranée, c’est chez nous. Si nous avons besoin de mettre des avions en l’air, on peut le faire de n’importe quel terrain d’aviation en France et en cas de besoin, à Malte. La question qui se pose ensuite: a-t-on besoin d’utiliser des bateaux ou pas? Cela devient une question politique. Toulon est le port de projection. Nous sommes à un jour et demi de mer des côtes libyennes. À Toulon, la composante navale est prête. S’il le faut, le porte-avions est disponible.

Si le Conseil de sécurité de l’Onu décidait l’instauration d’une zone d’interdiction de vol en Libye, que la France soit chargée, avec d’autres pays, de mettre cette décision en vigueur, en combien de temps peut-elle être opérationnelle?
Le porte-avions rentre de quatre mois de mission. Il est à quai à Toulon. Le délai réglementaire qui est le nôtre est à 72heures. Si le Président dit «j’ai besoin du porte-avions», 72 heures maximum après, il est en mer. L’expérience montre que cela peut aller beaucoup plus vite, en 24 heures, tout le monde peut être là. Le BPC Mistral et la frégate Georges-Leygues, partis de Brest lundi, étaient aussi en alerte. Ils ont d’ailleurs changé de mission dès qu’on le leur a demandé mercredi, et vont rapatrier des ressortissants égyptiens qui étaient en Libye. Nous avons un dispositif qui s’inscrit dans la durée, car, comme on ne sait jamais si on aura besoin de nous demain, dans une semaine ou dans un mois, nos bateaux ne vont pas s’arrêter de vivre pour autant. On s’organise. Nous sommes prêts au cas où… Nous sommes une assurance-vie. Il faut que l’on prévoit l’imprévisible.

L’imprévisible, c’est aussi la soif de démocratisation des pays arabes qui touche le Yémen, Oman, Bahrein, qui héberge la Ve flotte américaine. Quelles en sont les conséquences?
Dans le Livre Blanc, on a détecté un arc de crise qui partait du Golfe de Guinée pour aller jusqu’en Asie. La zone dont vous parlez est en plein milieu de cet arc. Nous avons organisé notre dispositif pour être capables d’intervenir, en fonction des besoins. Ce n’est un secret pour personne: plus on se rapproche du Golfe, plus la présence américaine est forte. En Méditerranée, on peut faire à peu près ce que l’on veut. Dans le Golfe, les Américains feront ce qu’ils ont envie de faire, et nous, nous nous positionnerons soit en les accompagnant, soit en nous démarquant. C’est le choix du politique.

La France dispose d’une base militaire à Abou Dhabi. Craignez-vous des répercussions liées aux évènements actuels?
Cette base est un point d’appui près de Bahrein, Oman. C’est un état-major de conduite des forces, commandée par un marin Alindien, l’amiral Marin Gillier, qui est aussi commandant des forces des EAU (Émirats Arabes Unis). Il fait remonter en permanence les informations et ses appréciations personnelles sur la situation dans la région, ce qui peut éclairer les décideurs. C’est notre ambassade militaire en quelque sorte! C’est quand même plus facile de suivre la situation aujourd’hui en étant installé à terre, à Abou Dhabi, qu’en étant en escale à Singapour sur un bateau!

Il semble que la mission Atalante, dans l’océan Indien, bute sur une évolution significative de la menace. Quatre Américains ont été exécutés le 22 février par des pirates somaliens. Des Danois ont été pris en otages. S’agit-il d’un manque de moyens?
Ce n’est clairement pas le cas. Aujourd’hui, au large de la Corne de l’Afrique, on a une concentration de bâtiments de guerre comme on n’en a jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale. Toutes les Marines du monde sont là! Le phénomène, c’est que les pirates qui, au début, étaient des pêcheurs, se sont professionnalisés. Aujourd’hui, on a affaire à des bandits armés, des gens capables de torturer, de tuer. Je conteste cette idée qui consiste
à dire: les pirates ont gagné. Ils n’ont rien gagné du tout. Ils n’ont pas réussi à désorganiser le commerce international. Mais on assiste aujourd’hui à une escalade de la violence.

Les armateurs font appel à des sociétés privées, embarquent des mercenaires. Qu’en pensez-vous?
Ce sont ces sociétés qui font justement monter l’agressivité des pirates. Quand vous armez des gens jusqu’aux dents, vous faites monter le niveau de violence. Il faut maîtriser le niveau et l’usage des armes, sinon on va transformer la mer en Far West! La Marine nationale a effectivement des Équipes de Protection Embarquées, à bord de navires civils français, des équipes aguerries, entraînées, encadrées. Nous fournissons aux armateurs un service, on le leur facture. Ce sont des militaires qui réfléchissent avant de tirer: ils portent la responsabilité de l’État. S’il y a une bavure, c’est nous, les chefs militaires qui irons devant les tribunaux et l’opinion publique.

Comment va se traduire le traité franco-britannique de Défense, sur le plan naval notamment?
J’étais à Londres le week-end dernier, à l’invitation de mon homologue, l’amiral Mark Stanhope, pour assister au match de rugby à Twickenham. Mais surtout pour travailler. On se voit quatre à cinq fois par an, pour faire le point sur les quinze groupes de travail qui ont été lancés. On arrive maintenant à faire ensemble des choses de façon naturelle. Récemment, le Charles-de-Gaulle était dans l’océan Indien, et une frégate britannique s’est jointe au groupe aéronaval français. Un sous-marin français est passé sous commandement britannique dans le grand Nord, pour surveiller de plus près les Russes.

Cela va-t-il déboucher sur des projets communs?
Les Anglais ont perdu leur savoir-faire en matière de porte-avions. Cela fait 25 ans qu’ils n’en ont plus. Quand ils auront leur porte-avions en 2020, il faudra dix ans pour qu’il soit opérationnel. Alors, ce savoir-faire, les Anglais essaient de le récupérer chez les Américains, avec lesquels nous avons beaucoup appris aussi. Et chez nous! On sait faire la même chose, pour pas cher, avec de petites installations. Ça intéresse les Anglais.

Le ministère de la Défense sera transféré à Balard, fin 2014. Il va falloir que vous quittiez ce bâtiment somptueux, Place de la Concorde. Aurez-vous des regrets?
Non! Quand on vous échange votre vieille voiture contre un véhicule neuf, vous êtes content! Mais nous sommes attachés à ce lieu, aux 220 ans d’histoire dont il est imprégné. On aimerait avoir la possibilité d’y revenir. Les Britanniques ont fait cela à Londres, la Royal Navy n’utilise plus l’ancien bâtiment de l’Amirauté mais a le droit de l’occuper 20jours par an. Nous nous y sommes réunis avec le chef d’état-major de la flotte autour de la table de Nelson, sur laquelle il a construit la puissance maritime anglaise!

* Force océanique stratégique

  • Propos recueillis par Catherine Magueur et Thierry Dussard

Sourcehttp://www.letelegramme.com

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