Les Militaires et la fonction publique (Contrôleur général des armées (cr) E.J. DUVAL)

Le président de l’Adefdromil attire l’attention sur l’article que le Contrôleur général des armées (cr) E.J. DUVAL vient de lui faire parvenir et dont le titre général est « Les Militaires et la fonction publique ».

Dans ce long article, l’auteur qui ne cesse de déplorer le manque de culture historique des personnels militaires dresse une fresque historique d’une grande richesse, mais ce n’est pas une critique détaillée d’un projet.

En effet, le projet de loi n°1741 portant statut général des militaires a été enregistré à l’Assemblée nationale le 27 juillet 2004. Il avait été examiné en conseil des ministres le 16 juin et avait fait l’objet d’un communiqué officiel dont l’auteur de l’article cite les éléments essentiels.

Dans cette fresque fort instructive, l’auteur souligne que :

le statut des officiers de 1834 fut vraiment Précurseur ; le statut du 13 juillet 1972 fut Retardateur ; le projet 1741, si le Parlement ne l’amende pas, sera Retardataire.

Les militaires et la Fonction Publique
(Contrôleur général des armées (cr) E.J. DUVAL)

Le 22 février 1996, le Chef des armées prit la décision de « professionnaliser les armées ». Cette décision, grave et lourde de conséquences, aboutit, le 28 octobre 1997, au vote de la loi 97-1019 dont le résultat concret, aujourd’hui, va manifestement bien au-delà de la simple suspension du service national, plus connu jusque là sous l’appellation de service militaire, et instauré par la loi de 1905.

La professionnalisation des armées est actuellement tenue pour accomplie ; l’exécution de la loi de programmation militaire se poursuit en fonction de cette donnée.

La principale et la plus évidente conséquence de cette décision et du vote quasi à l’unanimité de la dite loi fait qu’aujourd’hui l’armée est de plus en plus coupée de la Nation et a fortiori de la patrie, étant entendu que ce terme n’a plus du tout la même charge qu’en août 1914 ou même en septembre 1939.

L’Armée, institution de la République, n’est plus désormais composée que de personnels volontaires ayant choisi ce métier, il n’y a plus d’obligation, autre que « théorique », de chaque citoyen envers la défense du pays. Jusqu’au vote de la loi d’octobre 1997, tous les jeunes Français du sexe masculin, en dépit des dysfonctionnements démagogiques marquant le système de recrutement par voie d’appel, étaient tenus de consacrer un moment de leur existence à se préparer à une éventuelle intervention pour la défense du pays dans le cadre de structures préétablies encadrées par les personnels d’active. En ce sens, à raison, le service militaire était considéré comme un impôt.

En raison de la noble mission qui leur était confiée par le Pays, les officiers, sous-officiers et hommes de troupe de carrière ou engagés étaient soumis à un statut particulier au sein de la nation, ils bénéficiaient d’une « spécificité ». Il convient toutefois de remarquer que le statut pendant très longtemps ne concerna que les officiers de terre et de mer, ce n’est que bien plus tard que les sous-officiers des trois armées et de la gendarmerie purent dans des conditions bien définies jouir du statut de personnels de carrière ; les officiers mariniers bénéficiant déjà d’un système particulier.

Cet « état des officiers » de mai 1834, après 138 ans d’existence, devint statut général des militaires en juillet 1972 ; en 2003, à la suite d’une décision ou d’un choix du chef des armées, une commission « ad hoc » fut constituée, la présidence, en gage de sérieux et de l’intérêt porté au plus haut niveau aux personnels de la défense, fut confiée à Mr Denoix de Saint-Marc, vice-président du Conseil d’Etat. Le rapport remis par cette commission, dont la composition n’est pas exempte de critiques, a été remis à l’automne 2003 et a été transformé en un projet de loi déposé sous le numéro 1741 devant l’Assemblée nationale en juillet 2004.
Le communiqué du conseil des ministres en date du 16 juin 2004 rappelle que : « le statut général des militaires détermine les grands principes qui régissent l’état militaire et les droits et sujétions qui l’accompagnent.

En trente ans, la société a beaucoup évolué. Au cours des six dernières années, une armée professionnelle s’est constituée et les conditions d’emploi des armées se sont transformées. La nature du lien entre l’armée et la Nation s’est trouvée modifiée et a fait apparaître des enjeux nouveaux, tels que le recrutement et la fidélisation du personnel militaire. Il était donc nécessaire d’adapter le statut pour prendre en compte ces évolutions tout en respectant les spécificités du métier des armes. Le projet de loi répond à cette ambition. […]

Ce projet de statut général des militaires marque une évolution importante et nécessaire de la fonction militaire en ce début de siècle. Il permettra aux forces armées françaises de répondre aux défis des prochaines décennies, aussi bien dans le domaine de l’emploi des forces que dans celui de la gestion des ressources humaines »

Pour comprendre cette réforme, il est nécessaire d’examiner comment les « militaires professionnels », dont nul ne conteste qu’ils font partie « des agents de l’Etat », se situent et se situeront dans le cadre ou par rapport au régime de la Fonction publique.

Le statut de 1834 fut une innovation considérable, il n’est pas exagéré de dire qu’il était Précurseur, en n’oubliant pas qu’il a survécu à toutes sortes de régime politique.

Le statut de juillet 1972 qui lui a succédé peut-être tenu pour un élément Retardateur au regard de l’évolution de la société et du droit de la Fonction publique.

Le projet de loi 1741, déposé devant l’Assemblée nationale, sauf si la représentation nationale n’y veille de façon ferme, risque fort d’être tout simplement Retardataire par rapport à l’évolution de la société, à l’évolution de la Fonction publique.

I – Le statut des officiers de 1834 fut un texte Précurseur.

La loi sur « l’état des officiers » de 1834 est un statut général mais limité, général car il concerne aussi bien les officiers de l’armée de mer que de l’armée de terre, mais limité car il ne concerne que les seuls officiers, catégorie « activiste », dirait-on aujourd’hui ; à l’époque, la gendarmerie fait partie intégrante de l’armée de terre.

Ce statut fort bien rédigé dont les articles sont peu nombreux mais dont aucun n’est inutile est, il faut le dire, un statut de nécessité, une sorte de compromis au terme d’une période où la société française n’en finit pas de « digérer » les conséquences des guerres napoléoniennes et des traités de 1814-1815 qui y ont mis fin alors qu’il faut, par ailleurs, faire face aux conséquences des conquêtes lancées sur la rive nord de l’Afrique, en Algérie. Comme dans tout compromis, les deux parties y trouvent leurs avantages.

A cette époque, notamment en raison du développement en cours de l’école, les agents employés par la puissance publique, par la royauté ou ce que l’on appellera plus tard l’Etat se multiplient sans que les règles juridiques qui leur sont applicables soient bien établies. De ce fait, la loi de mai 1834, en cernant parfaitement une catégorie particulière d’agents de l’Etat – ceux qui portent les armes de la France et ont le droit d’utiliser la force – apparaît comme une nouveauté mais cette nouveauté est en quelque sorte exceptionnelle et s’inscrit surtout dans la logique des grandes écoles créées depuis la fin de la première moitié du 18e siècle et dont la plupart ont une origine militaire qu’il s’agisse de l’école du génie de Mézières (1748), de l’école d’artillerie (1756), de l’école des ponts et chaussées (1747), de l’école des mines (1783) et surtout de l’école polytechnique (1794). Mais comme le note Rosanvallon, « rien n’avait été fait pour les autres catégories de fonctionnaires qui devenaient pourtant prédominantes. Alors que les tâches de l’administration se modifient considérablement avec la redistribution des rapports de l’Etat et de la société engendrée par la révolution démocratique, le soldat et l’ingénieur public… restent au milieu du XIXème siècle les seules catégories d’administrateurs soumis à des critères stricts de recrutement et de capacité professionnelle ».

Rosanvallon rappelle que au début du 18e siècle on a bien envisagé de créer à Paris une école supérieure qui serait, à peu près, en quelque sorte le pendant de l’école polytechnique qui va devenir, pour un temps assez long, la pépinière de formation des officiers. Mais rien n’est fait pour les personnes travaillant dans ce que l’on n’appelle pas encore de façon usuelle : la fonction publique.

La loi de 1834 apparaît dès lors comme une innovation capitale ; l’Etat (en fait la royauté) emploie déjà de nombreuses professions mais est incapable de régir de façon homogène tous ceux qu’il ou (elle) utilise quotidiennement. En 1848, l’idée d’une école d’administration réapparaît, mais sans grand succès ; le Conseil d’Etat dans son rapport pour l’année 2003 évoque cette « première création éphémère » : « Dès la monarchie de juillet, puis plus systématiquement au début de la IIIème République, la France s’est préoccupée de se doter d’un régime dans lequel les agents publics sont formés et bénéficient d’un « état » qui les protège contre l’arbitraire du pouvoir politique ».

Lorsque les premiers syndicats apparaissent, les agents de l’Etat n’ont pas le droit d’y adhérer. Alors que le gouvernement réussit à imposer en 1905 l’égalité de tous les Français devant le service militaire, les employés de l’Etat du moment restent « épars », agissent dans leur sphère ainsi que le montrent maints arrêts du Conseil d’Etat qui serviront à forger, peu à peu, le droit d’une fonction publique civile, les officiers disposant depuis longtemps de leur propre corps de règles.

Cette carence est d’autant plus surprenante que la législation sur les pensions s’est développée, disons, normalement.

Pendant toute la première guerre mondiale, les agents de l’Etat, mobilisés comme les autres citoyens, se comportent loyalement sur le front, dans la boue des tranchées.
Alors que l’activité syndicale se développe activement pendant l’entre deux-guerres, aussi curieux que cela puisse paraître, jamais les représentants des diverses catégories d’agents de l’Etat ne réussissent à faire suffisamment pression sur les pouvoirs publics et sur les représentants de la Nation pour que leur soit octroyé et garanti un statut, c’est-à-dire un corps de règles applicables ; la jurisprudence du Conseil d’Etat se développe, est beaucoup commentée par les juristes mais sans qu’il soit possible de procéder à une véritable mise en forme d’un statut.
Par contre, tirant les leçons du passé, les armées organisent en 1928 le corps des sous-officiers de carrière et le dotent d’un statut proche de celui des officiers, ce qui ne peut que conforter l’innovation de 1834 (1) tout en mettant en relief la carence du coté des agents de l’Etat dont le nombre ne cesse de croître au lendemain des évènements de 1936.

Plus d’un an après les armistices de juillet 1940, le gouvernement de la France, dit de Vichy, réussit à imposer, le 17 septembre 1941, un premier statut des fonctionnaires. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour dire qu’à l’évidence ce statut s’inspire fortement de la loi applicable aux officiers des armées qui est déjà plus que centenaire.

Avant même la Libération de notre pays, en mars 1944, à Alger, le général de Gaulle fixe les grandes lignes qu’il conviendrait d’appliquer aux personnels de l’Administration de la France ; le souci d’efficacité, qui est la marque de cette époque, prédomine. Sans attendre la Libération même du pays, le 9 avril 1944, pour insuffler un vent de renouveau, le statut des fonctionnaires de 1941 est aboli. Cette mesure facilite sans doute l’épuration de la fonction publique – qui fut plutôt limitée – ; non sans raison, le général de Gaulle estime que les fonctionnaires « ont avant tout cherché à servir de leur mieux la chose publique ». Après quelques mois de flottement, le général de Gaulle annonce devant l’Assemblée consultative provisoire que « le gouvernement veut mettre en oeuvre certaines réformes qui s’imposent dans le recrutement et dans l’emploi de plusieurs, sinon de toutes les catégories de fonctionnaires ». L’idée est lancée mais la réalisation va s’avérer plus difficile que ne pouvait le laisser espérer l’esprit de renouveau au lendemain même de la Libération de la France.
En mars 1945, à deux mois du 8 mai 1945, le général de Gaulle, annonce officiellement que le plan qu’il a conçu comporte aussi la réforme de la fonction publique. La première idée portait sur le recrutement ; Michel Debré l’exploita en créant l’école nationale d’administration. La machine est en marche, mais elle est lourde ; les ordonnances et les décrets du mois d’octobre 1945 constituent en quelque sorte le fondement de cette réforme, mais celle-ci n’est pas encore entérinée par les représentants dispersés de la fonction publique. La création d’une direction de la Fonction publique va avoir pour objet de coordonner tout ce qui fait en la matière.
Le général de Gaulle, face à la montée des revendications de toutes parts et aux tendances extrêmement fortes d’accaparement des représentants de certaines activités essentielles pour la survie de la nation (électricité, gaz, charbon, etc.) veut aller vite et tente d’imposer le 23 novembre 1945 une butée temporelle : « la réforme administrative et celle de la fonction publique devront être réalisées avant la fin de la législature ». La fin de l’année arriva et aucun accord n’a pu être réalisé. Le général de Gaulle s’en va en janvier 1946 et ce n’est qu’en octobre 1946, grâce à l’activité du ministre de l’époque, Maurice Thorez, que le 19 octobre 1946 le statut nouveau de la fonction publique voit le jour.

La rigidité de l’institution militaire de l’époque fit que celle-ci supporta tant bien que mal les trois lois de dégagement qui lui furent imposées en 1945, 1946 et 1947.

Faut-il rappeler que cette période des années 1945 à 1948 fut particulièrement difficile : grèves et revendications face à la vie chère mais aussi face à la volonté d’avancer et de faire des réformes.

Même les militaires à cette époque commencent à réclamer le droit de se syndicaliser. Le général de Gaulle leur a restitué le droit de vote en août 1945 et surtout par deux ordonnances de janvier et de juin 1945 les a introduits dans un unique système de rémunération des fonctionnaires. Trois ans plus tard, après de longues discussions, le 10 juillet 1948, et après bien des difficultés, les militaires sont intégrés dans le classement hiérarchique des agents de l’Etat.

Les militaires formaient déjà une catégorie plutôt oubliée, la sécurité sociale ne leur a été étendue qu’en avril 1949 ; elle le fut à la fin de l’année 1946 pour les fonctionnaires.

Pendant plus de deux décennies, les militaires vont profiter de la revendication conduite par les syndicats en matière de salaire, mais l’autorité militaire va veiller jalousement et fortement à toute tendance à la syndicalisation ainsi que le montre l’avis demandé au Conseil d’Etat en 1949, avis dont le ministère tire argument pour interdire toute forme d’association chez les militaires surtout pour assurer la défense des intérêts professionnels. C’est la rigoureuse application de la « théorie du chef », seul capable de détecter les besoins de ceux qu’il commande.

La guerre d’Indochine, en isolant les militaires au sein de la Nation, mais aussi les délices de Capoue que certains découvrent en faisant partie des forces d’occupation en Allemagne, puis la projection de toute la jeunesse française dans la guerre d’Algérie, font que, grosso modo, l’armée reste « calme » jusqu’au lendemain de la fin de la guerre d’Algérie. Les réformes opérationnelles conjuguées avec les incessantes réformes de structure notamment dans l’armée de terre vont créer un tourbillon difficile à contrôler.

La Constitution d’octobre 1958 arrive à point nommé : en effet, la séparation de la loi et du règlement, objet des articles 34 et 37, et surtout l’introduction dans l’article 34 de domaines bien définis strictement réservés à la loi : les sujétions imposées par la défense nationale aux citoyens, les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’Etat, ne font que renforcer le statut des militaires et celui de la fonction publique (encore unique à cette date). Il importe de remarquer que ces deux articles n’ont encore à ce jour jamais été modifiés par les nombreuses révisions de la Constitution, ils ont fait l’objet d’une importante jurisprudence du Conseil d’Etat et du Conseil constitutionnel.

2 – Le statut de juillet 1972 apparaît essentiellement comme un élément Retardateur.

Les militaires, sans doute plus que d’autres catégories dotées d’organismes efficaces de représentation, ont une forte tendance à oublier l’histoire. La réforme du statut général des militaires fut en effet précédée de plusieurs signes annonciateurs étroitement liés aux évènements du moment. Rappelons en seulement quelques-uns.

Le premier d’entre eux touche la seule catégorie des officiers ; sans jamais employer le terme, les deux lois de décembre 1963, ne sont que des lois de dégagement des cadres. Fort heureusement, la conjoncture économique est porteuse, et l’Education nationale a besoin de personnels capables pour enseigner et encadrer les élèves ou tout simplement accomplir des tâches de gestion.

Le rapatriement de l’armée servant en Algérie, commencé dès 1961, entraîna un bouleversement profond des structures opérationnelles, territoriales mais aussi des mentalités. Pendant toute la guerre d’Algérie, la justice militaire, en dépit des réformes intervenues en 1928, réforme remplaçant les conseils de guerre spéciaux instaurés en 1914 par des tribunaux militaires, restait toujours régie par le code de justice militaire de 1857. Dans l’immédiat après-guerre d’Algérie, la réforme des tribunaux militaires du 8 juillet 1965 apparaît comme une mesure d’apaisement dont l’armée avait le plus grand besoin. Le corps des magistrats militaires est mis en extinction et des magistrats civils interviennent dans le fonctionnement de l’institution judiciaire militaire.

La seconde réforme étroitement liée à celle qui vient d’être évoquée fut celle du règlement de discipline générale en 1966 ; non seulement, bien des adoucissements sont apportés à la traditionnelle discipline des armées mais surtout un unique règlement de discipline générale s’impose aux armées et permet de réduire les distorsions si souvent signalées.

Alors que l’inflation se développe au lendemain du retour des rapatriés d’Algérie, la France en est à l’automne des « trente glorieuses » ; la marmite explose au mois de mai 1968. Pendant ces évènements l’armée fait preuve d’un loyalisme à toute épreuve, mais au lendemain des généreux accords de Grenelle, elle s’estime, non sans raison, frustrée. L’enseignement militaire supérieur est en ébullition, le projet de création d’un corps supérieur de direction est violemment critiqué et les dispositions on ne peut plus inégalitaires prises par le ministre pour revaloriser la condition militaire après « Grenelle » sont fortement contestées et, à coup sûr, la discrimination élitiste introduite ne peut avoir que des répercussions dans une armée qui, jusque là, était tenue pour un modèle d’intégration sociale.

Immédiatement après ces premiers tiraillements, la loi de 1969 créant le conseil supérieur de la fonction militaire apparaît comme une tentative pour aligner une fonction, bien réelle mais non encore définie en tant que telle, sur la fonction publique civile dotée, elle, d’un conseil supérieur de la fonction publique dans lequel les syndicats jouent un rôle important de représentation et de concertation.

Les difficultés à résoudre étant toujours les mêmes au sein des armées, en particulier en ce qui concerne l’adaptation des effectifs après la fin des hostilités en Algérie, en dépit des deux lois de décembre 1963, la loi 70-2 tente on ne peut plus timidement d’ouvrir la porte de la fonction publique à quelques officiers.

Ces tentatives de correction de trajectoires successives sont d’autant moins efficaces que la transformation des armées, surtout de l’armée de terre, au lendemain du retour dans les casernes de France, des FFA et d’outre-mer pose quelques problèmes ; dans ces conditions il apparaît indispensable de procéder à une grande réforme de nature à apaiser les esprits.

Après mûre réflexion de ceux qui sont supposés avoir pour préoccupation première de réfléchir à toutes ces grandes questions, l’idée de réformer le statut des officiers de 1834 s’oriente autour de deux idées maîtresses étroitement connexes : d’une part, il est urgent de faire un statut général s’appliquant à toutes les catégories de personnels du soldat au général, de l’appelé au personnel de carrière, et, d’autre part, comme en 1966 pour le règlement de discipline générale, cette réforme doit s’appliquer à toutes les armées du moment, ce qui suppose une remise à plat d’un nombre extrêmement élevé de réglementations en tous sens, tant les catégories se sont diversifiées au sein des armées depuis 1834, notamment à la faveur des deux guerres mondiales.

Portée par ce souci quasi-exclusif de normalisation, de simplification, la réforme du statut par la loi du 13 juillet 1972 fut ce qu’elle fut, elle aboutit à créer un outil polyvalent tout à fait dans les idées du moment mais fort éloigné des deux principaux objectifs détectés, à savoir : adapter les effectifs et revaloriser la condition militaire.
Le résultat apparut très vite, personne n’était vraiment satisfait et tout le monde était mécontent à un titre ou à un autre. C’est ainsi que dès le mois d’octobre 1975, en prenant plus ou moins prétexte de la grogne qui avait agité les casernes en 1973-1974 mais qui ne concernait que quelques appelés, les directions de personnels tentent les mesures de correction de trajectoires contenues dans la loi 75 -1000 afin d’améliorer la gestion des carrières. Cette loi, notamment par le biais de ce fameux article 5 dont on a tant parlé au point d’en faire une sorte de terme générique mais dont on ignore l’histoire, a réussi le tour de force de transformer pendant plus de vingt cinq ans des mesures provisoires en une sorte de mesure « optimale » de gestion de catégories entières de personnels officiers, bien évidemment sans résoudre la difficulté et sans aller à la source de celle-ci, la preuve en est fournie par le projet de loi 1741 que le Parlement s’apprête à examiner.

La loi nouvelle fondamentale applicable à tous les militaires, c’est-à-dire le SGM 72, emportait inévitablement une réadaptation du règlement de discipline générale, ce qui fut fait dès 1975.

Pour raccourcir un peu le rappel de ce cheminement historique, notons que lorsque le Chef des armées, après avoir plusieurs années de suite, au début du 21e siècle, émis le voeu d’une évolution de la condition militaire compte tenu en particulier de l’évolution de la société civile, décide ou fait décider que la réforme du statut général des armées sera soumise à une commission présidée par le vice-président du Conseil d’Etat, bien des éléments sont intervenus qui ne font que mettre en lumière le caractère fondamentalement retardateur du statut général de 1972, retenons-en quelques-uns.

Tout d’abord du coté militaire, outre le renouvellement annuel des dispositions provisoires de l’article 5 de la loi 75.1000 et l’extension de la formule du conditionnalat appliquée à la majorité des officiers généraux, il a fallu, à la hâte réformer le fonctionnement du conseil supérieur de la fonction militaire dès 1989 ; immédiatement après, les accords Durafour ont été étendus sans la moindre concertation avec le CSFM aux personnels militaires par simple application de l’article 19-II du SGM 72 supposé assurer une forme de paix sociale qui serait fondée sur le seul porte-monnaie. La NBI semble du reste avoir été sciemment détournée de ses objectifs initiaux au sein du ministère de la Défense, il en est sans doute ainsi dans les autres départements ministériels si l’on en juge par les apparentes générosités d’octroi de points dans les hauts rangs ou/et grades.

Au début de l’année 1982, la suppression des tribunaux d’exception, dont les tribunaux militaires, montrait clairement que la « spécificité militaire » avait vécu et que, sauf exceptions discutables, l’application de la loi pénale était unifiée.

Puis vint la décision du 22 février 1996, suivie, par le vote en octobre 1997 de la suspension de la conscription, sujet déjà évoqué au début de cet article. Il était dès lors évident que le statut général des armées conçu pour une population militaire par nature hybride devenait inadapté et anachronique.

Mais depuis 1975, deux séries d’évènements d’une grande importance ont contribué à accentuer le caractère retardateur du statut général des militaires par rapport à la société.
D’une part, la fonction publique s’est diversifiée par un phénomène de scissiparité propre à l’administration française : la fonction publique territoriale a vu le jour et son poids ne cesse de s’étendre en raison de la décentralisation en cours, une fonction publique spécifique hospitalière a été créée. D’autre part, bien que les spécialistes et les sites officiels Internet présentent toujours la fonction publique comme étant divisée en trois branches, en mettant à part le statut des militaires et celui des magistrats, la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995 a créé un véritable statut dérogatoire pour la police, l’article 19 de cette loi est sans ambiguïté : « En raison du caractère particulier de leurs missions et des responsabilités exceptionnelles qu’ils assument, les personnels actifs de la police nationale constituent dans la fonction publique une catégorie spéciale.
Le statut spécial de ces personnels peut déroger au statut général de la fonction publique….
En contrepartie des sujétions et obligations qui leur sont applicables, les personnels actifs de la police nationale sont classés hors catégories pour la fixation de leurs indices de traitement »

Ces trois alinéas confirment, s’il en était encore besoin, l’inanité de la prétendue spécificité militaire et le caractère totalement anachronique du classement hiérarchique des agents de l’Etat réalisé par le décret du 10 juillet 1948. On notera du reste que des décrets d’application de cette loi relative à la police qui, jadis, eussent requis le visa de ce décret, n’y font plus directement référence (2).

C’est dire, que le statut général des militaires, conçu pour une population hybride est singulièrement retardateur pour des professionnels et que, demain, le projet de statut n°1741 risque fort d’être lui aussi, dans une saine conception de la démocratie, sauf si le Parlement n’y veille avec vigueur, singulièrement Retardataire.

3° – Le projet de statut n°1741 est un projet Retardataire.

Dans l’état dans lequel il est soumis à l’Assemblée nationale, le projet de statut général des militaires est un projet Retardataire par rapport à l’ensemble du droit de la fonction publique et par rapport à l’évolution de la société.
Le communiqué du Conseil des ministres en date du 16 juin 2004 dégage ainsi ses principales caractéristiques :

« il réaffirme les principes intangibles et les exigences qui conditionnent l’efficacité des forces armées et font l’unité de l’état militaire : discipline, disponibilité, loyalisme, neutralité, esprit de sacrifice. il modernise les règles statutaires de gestion. En particulier, il s’attache à travers la définition de limites d’âge plus rationnelles, à concilier l’impératif de jeunesse et la réforme des retraites. Il renforce la mobilité professionnelle des militaires et améliore les perspectives de reconversion pour ceux à qui l’institution militaire ne peut offrir un déroulement de carrière complet. il supprime, en revanche, les dispositions anachroniques ou inapplicables en matière de droits civils et politiques et favorise la participation des militaires à la vie de la cité, il met fin notamment au régime de l’autorisation préalable qui s’appliquait au droit d’expression des militaires. il rénove en outre le régime des sanctions des militaires. Enfin il pose les bases d’une modernisation des instances de consultation des militaires dont les membres jouissent des garanties indispensables à leur droit d’expression. ».

Ces affirmations ne peuvent que servir de guide, nous les retenons.

La première caractéristique non pas du projet, mais du rapport qui a fondé ce projet, est qu’en dépit de plusieurs références au statut de la fonction publique, il n’analyse aucunement la façon dont les militaires se situent en tant qu’agents de l’Etat parmi les autres catégories. Il est vrai que les centaines de décret du classement de 1948 ont plutôt tendance à en faire un magma « sui generis » qu’un outil de rationalisation parfaitement tenu à jour. En passant en particulier entièrement sous silence le statut de la police, mais aussi les autres statuts applicables aux diverses catégories de personnels, le rapport ne permet pas de situer les militaires dans le classement des agents de l’Etat.

Or, depuis la décision prise le 22 février 1996 qui a abouti à la professionnalisation aujourd’hui achevée, les militaires ne forment plus l’unique catégorie spécifique au sein de la fonction publique, policiers et magistrats sont eux aussi privés du droit de grève. Quelle est la profession qui ne se dit pas « spécifique » ? Discipline, disponibilité, loyalisme, neutralité, esprit de sacrifice, sont des qualités que l’Etat est en droit d’attendre de tous ses agents.

Mais alors une question se pose, ne convient-il pas de réduire le nombre des agents de l’Etat en revenant à une conception plus saine, plus restreinte de la notion de fonctions régaliennes même si nous sommes en république ; c’est une question que la commission n’a pas abordée, la jugeant sans doute en dehors du champ de la mission qui lui avait été confiée, alors qu’elle est pourtant essentielle.

La fonction publique, c’est-à-dire celle groupant des agents de l’Etat a été conçue comme Unitaire ; appliquer à la fonction publique l’adage « diviser pour régner » ne contribue nullement à valoriser l’Etat. Depuis qu’ils n’ont plus en charge la préparation des jeunes Français à la défense du pays, si ce n’est lors d’un mini-show périodique, les militaires sont des agents de l’Etat comme les autres et ils doivent être traités en tant que tels, ce sont, comme les autres, des « professionnels » c’est-à-dire des gens qui connaissent bien une activité, une fonction et qui, comme par exemple, les agents de la police doivent l’exécuter avec loyauté, ou si l’on veut avec loyalisme, mais personne n’a précisé la différence entre les deux termes : loyalisme et loyauté.

La seule différence avec la majorité des autres agents de l’Etat est que les militaires pour respecter les accords de défense passés par la France ou pour faire face à des opérations de crise dans un coin ou l’autre de la planète peuvent être appelés à intervenir à l’extérieur du domaine de souveraineté de l’Etat. Il faut toutefois dire que la décision prise il y a quelques années d’envoyer des policiers du coté des Balkans ne souleva guère d’enthousiasme dans les rangs de la police (3) ; c’est sans doute la raison pour laquelle l’idée d’une gendarmerie internationale s’est imposée. On notera, à cette occasion, que, sauf erreur de notre part, le texte du projet de statut sous n°1741 ne fait référence à aucune disposition européenne, par exemple, les conventions ratifiées par la France en ce qui concerne les droits de l’homme ; il est vrai que l’on peut dire que cette référence est implicite puisque les dites conventions ont été ratifiées par la France, s’il en est ainsi, on peut se demander pourquoi elle ne sont pas respectées.

Aujourd’hui, sans doute à condition d’en revenir à une conception moins large de la notion d’agents de l’Etat, il devient évident que tous ces agents doivent être régis par un Unique statut général fixant les principes généraux applicables à tous, par contre, compte tenu de la variété des fonctions exercées – on pourrait dire des « spécificités » – les diverses catégories doivent être régies par des corps de règles différenciées.

Cette unité de la fonction publique d’état doit obligatoirement s’accompagner d’un retour au respect du classement dans une unique grille de rémunération, comme ce fut le cas au lendemain de la Libération ; cette grille doit être transparente, tout comme du reste les attributions de la NBI. La création d’une grille indiciaire autonome pour les militaires n’a de sens que si cette grille catégorielle rentre dans un cadre plus large. Or, il faut le dire et répéter, plusieurs centaines de décrets sont venues modifier le décret de base et nul ne sait aujourd’hui faire le point. Ce classement, qu’on le veuille ou non, est un point de passage obligé et surtout une garantie fondamentale pour toute la catégorie « militaire » que de plus en plus la société, sans la rejeter, a une forte tendance à oublier ; le lien entre l’armée et la nation ne cesse de s’étioler au profit, non sans raison parfois, d’autres formations ou institutions concourant à la sécurité du pays.

Le classement hiérarchique des agents de l’Etat tel qu’il devrait résulter d’une mise à jour dont la responsabilité incombe à la Direction de la Fonction publique est un document statique qui par principe doit, comme le souligne le communiqué du conseil des ministres « concilier l’impératif de jeunesse et la réforme des retraites ». Mais il est évident que la nécessité première est de rétablir et de publier le classement ; il est temps que cesse l’absence de transparence, la pratique de tirer à soi la couverture ou de s’efforcer de manger à deux râteliers.

La modernisation des règles de gestion et la définition de limites d’âge plus rationnelle dont traite le communiqué suppose un dynamisme singulier fondé sur des exceptions prévues et garanties par la loi. La modernisation des règles de gestion ne pourra s’apprécier que lorsque tous les décrets d’application auront été élaborés, il est évident, pour ne prendre qu’un petit exemple, que l’article 32 ne se comprendra qu’à l’usage des textes d’application, mais surtout à qui fera-t-on croire que les tableaux des articles 89 et 90 sont de nature à concilier « l’impératif de jeunesse et la réforme des retraites ». Jusqu’ici, en dépit de son illégalité sanctionnée par le Conseil d’Etat, le conditionnalat a joué le rôle de soupape de sûreté pour des hiérarchies devenues inadaptées, sa suppression combinée avec le recul des limites d’âge ne fera que scléroser une armée dont le dynamisme doit être la caractéristique première. Si l’on ne modifie pas les règles de recrutement, le résultat sera pervers dans quelques années.

L’impératif de jeunesse implique que le dispositif d’accès des militaires en fin de service ou à limite d’âge (nettement plus courte) à la fonction publique (ou pourquoi pas à d’autres institutions) devienne une garantie fondamentale, or ce qui a été possible à la fin de l’année 1963 semble difficile à réaliser aujourd’hui, et pourtant c’est bien là une condition de survie du dynamisme d’ensemble de la fonction militaire dans l’avenir. Il y a tout lieu de se demander si l’article 62 du projet est de nature à apporter cette garantie fondamentale. La reconversion doit s’opérer selon des règles contractuelles sûres.

L’amélioration de la protection juridique n’est pas une nouveauté intrinsèque de ce statut ; elle est depuis plusieurs années déjà commune à toute la fonction publique en général, par contre, sauf erreur de notre part, il ne semble pas sûr que l’article 17 et tout spécialement le 17-II suffise pour régler les questions de protection juridique dans les opérations dites extérieures même si l’article 96 précise sans ambiguïté les dispositions de droit national applicables en cas de pépin.

La suppression de dispositions anachroniques ou inapplicables n’est que le simple nettoyage d’un texte, mais présenté comme tel le nettoyage est tout simplement un argument de vente d’un produit dont on a changé les étiquettes pour éviter de buter sur des dates de péremption. L’article 91 ne fait en très grande partie que poursuivre le nettoyage entrepris en 1972 en unifiant et de fait en allégeant ainsi le corps de règles applicables.

La modernisation des instances de consultation (on ne parle plus d’instance de représentation) ne peut être que démocratique ; jusqu’à ce jour, elles ne le sont pas et rien ne garantit qu’elles le seront.

La rénovation des sanctions, objet du chapitre VII sur la discipline, suppose une rénovation du règlement de discipline générale ; conseil de discipline et conseils d’enquête ne s’apprécient qu’à l’usage et ne doivent en rien différer des procédures de la fonction publique en ce qui concerne les garanties qui y sont liées ; il en est de même pour le déplacement d’office.

Quant à la suppression de l’autorisation applicable au droit d’expression dont traite le communiqué du conseil des ministres, elle risque fort d’apparaître sans doute comme un élément pénalisant pour des militaires qui se sont, jusqu’ici, dans l’ensemble, fort bien accommodés d’une prétendue restriction à cette liberté fondamentale en démocratie, elle les dispensait de faire un salutaire effort de réflexion.

Précurseur, Retardateur, Retardataire, telles sont bien les phases de l’évolution du statut des militaires de 1834 à nos jours, 1834 étant la date d’apparition de la première loi sur « l’état des officiers ». La réforme n’est pas une réforme, c’est une nouvelle présentation d’une version de base à laquelle, pour des raisons plus implicites qu’explicites et sans doute liées à une interprétation singulière de l’histoire, les autorités gouvernementales souhaitent s’en tenir.

Dans ces conditions, les eunuques militaires sont-ils voués à n’être que les vestales d’un temple antique et solennel ? Il appartiendra au Parlement de donner aux militaires toute leur place dans la société du 21e siècle, c’est-à-dire, dans une société où le vote de la loi 97-1019 a dispensé la jeunesse française de consacrer dans l’égalité une toute petite partie de son temps à la défense des valeurs que furent jadis la patrie et que l’on a réduit à la nation et qui semblent aujourd’hui glisser vers des communautarismes de plus en plus nombreux.

(1) Par commodité nous ne nous référons pas aux lois de 1932 et de 1935 relatives à l’armée de mer et surtout à l’armée de l’air.

(2) L’article du C.E Arviset disponible sur le site du CID sous le titre « nouveau décrochage des corps d’officiers des armées » analyse plusieurs points de la disparité votée par le Parlement.

(3) Selon le Figaro du 2 octobre, il en serait de même pour la Corse.

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