Directive sur l’absentéisme : ouverture des hostilités.

Télécharger au format pdf (185 ko) la directive provisoire relative au traitement de l’absentéisme abusif sous couvert médical n° 791 du 4 juin 2004.

Les autorités militaires ne pouvaient laisser courir durablement l’inflation des congés de maladie sur lesquels nous attirions l’attention il y a quelques mois [lire ici].
La solution envisagée, une directive rédigée dans le style inimitable des experts d’état-major, semble très éloignée des réalités de terrain. Elle suit admirablement une logique thérapeutique sommaire : « tuez les tous Dieu reconnaîtra les siens ». A défaut de médecin pour soigner les malades, on va « traiter » l’absentéisme médical … à l’artillerie lourde !

Dans notre article, nous pressentions une relation directe entre l’inintérêt croissant de la chose militaire, rapportée à l’évolution de la société, la disparition progressive du médecin d’unité et l’augmentation exponentielle des « arrêts de travail ». Nous allâmes jusqu’à prétendre que le futur faux nouveau statut constituait un rendez-vous manqué entre la nation et son armée, une occasion perdue de redonner confiance aux plus humbles. Un sale coup pour le moral.
Tant qu’on prétendra limiter les syndicalistes « maison » aux seuls képis étoilés, il ne faudra pas s’étonner de mettre à côté de la plaque.
Car les faits sont têtus, l’absentéisme médical n’est qu’un marqueur pertinent mesurant le niveau du moral collectif en temps réel. A défaut de pouvoir rehausser ce moral pour cause d’intangibilité de contraintes archaïques, on va s’attaquer au thermomètre. Inefficacité garantie à court terme, d’autant que le texte en question ne s’embarrasse pas plus des réalités objectives que des règles du droit commun. Il néglige les unes et méprise les autres. Gare au gorille.

Ainsi, au court chapitre « Causes de ces comportements« , on retiendra surtout que « les facteurs (sont) liés aux intéressés« , quoique « aggravés par la conjoncture« .
Et si on réclame haut et fort le « concours de la chaîne santé« , on oublie de signaler que beaucoup d’unités n’ont plus aucun maillon de cette chaîne, parfois représenté de manière résiduelle et itérative par la vacation hebdomadaire d’un médecin réserviste.

Pour bien se comprendre, il faut commencer par s’entendre sur les définitions. Celle du « congé de maladie » n’est pas piquée des hannetons. Ce n’est pas un repos à domicile, prescrit par un toubib jugeant ainsi que votre état de santé (au sens large) nécessite un petit arrêt sur image. Non, pour l’institution, c’est : « la situation dans laquelle l’autorisation de cesser temporairement son service est donnée, par l’autorité hiérarchique dûment habilitée, au militaire de carrière ou engagé (militaires sous-contrat) dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions pour une affection autre que celle ouvrant droit à un congé de longue durée pour maladie ou à un congé de longue maladie« . Ouf ! C’est donc un peu plus compliqué et déjà suffisant pour ne pas se sentir très en forme.
On en déduirait presque que l' »autorité dûment habilitée » sus désignée pourrait refuser cette « autorisation » pour des motifs divers, mais sans la possibilité de nier que le militaire est bien dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions (puisqu’un expert en a décidé ainsi). Refuser constituerait un pari audacieux qui lierait immanquablement l’avenir du « malade » à celui de l’autorité en question. Le « repos » est un élément thérapeutique prescrit par un docteur au même titre qu’un antibiotique. Retirez un des éléments de la prescription et vous changez l’ensemble du traitement. Ce n’est pas quand on vise les étoiles qu’il faut commencer à jouer au docteur. D’ailleurs les médecins des armées qui visent les étoiles jouent plutôt au militaire.

Vient ensuite la définition du « médecin traitant« , sur laquelle on entretient un flou artistique, qui sera bien utile pour quelques tentatives ultérieures particulièrement osées.
Selon la directive : »le militaire doit être incité à recourir préférentiellement aux moyens du service de santé des armées, sauf urgence ou cas de force majeure« .
On aurait pu rajouter très objectivement : « dans le cas fort improbable où ces moyens sont encore disponibles« .
Cela va faire se tordre de rire les nombreuses unités où, ces dernières années, on expliquait plutôt aux personnels comment se passer d’un service de santé des armées « recentré sur ces missions prioritaires ». « Ben oui quoi, vous avez une sécu et une mutuelle, alors vous faites comme tout le monde, vous allez voir le toubib de votre quartier !« 
De surcroît, le sacro-saint principe du recours obligatoire au service de santé des armées en cas d’affection imputable a sombré corps et âme devant le principe supérieur de la liberté de choisir son thérapeute. Et c’est bien cette liberté seule qui doit guider le malade, ne fut-il QUE militaire, pour désigner son médecin traitant.
D’ailleurs, la « visite obligatoire de reprise du service au delà de 20 jours d’arrêt pour raison médicale » ne fait que confirmer la qualité de médecin du travail du toubib de l’unité. Faut-il rappeler que ce médecin du travail n’a légalement pas accès aux constatations du médecin traitant, et que le fameux dossier médical informatisé qui doit voir le jour dans les prochaines années lui sera tout aussi légalement inaccessible ? A moins que, d’ici là, le militaire ait encore perdu un peu de sa citoyenneté…
En dépit de cette fonction implicite de médecin du travail, « le militaire est invité à demander à son médecin (civil) de lui délivrer un certificat indiquant la nature de l’affection pour laquelle il est en traitement« . Il est des invitations qui se transformeront assez rapidement en obligation. Pourtant, cette sollicitation est absolument illégale.
En effet, la loi est claire. Le médecin traitant désigné par son patient est tenu au secret professionnel vis à vis des tiers (cas du médecin du travail), même quand ceux-ci en réclame la révélation par l’intermédiaire du patient lui même (civ. 1ère , 18 mars 1986: Bull. civ. 1, n°68; JCP 1986. II.20629, concl. Gulphe). Il n’y a pas de médecine sans confiance, pas de confiance sans confidence et pas de confidence sans secret.

Entrevoyant qu’elle s’engage dans une canule, la directive effectue une pirouette non sans audace : « Le militaire transmet ensuite ce certificat au médecin chef du corps ou de l’unité de rattachement, en sa qualité de médecin traitant tenu au respect du secret professionnel… » Cette assertion du « médecin du travail-contrôleur de la sécurité sociale-occasionnellement traitant » est, bien évidemment, abusive. Au terme de la loi, le médecin du travail s’interdit toute autre activité médicale au bénéfice de son client et en dehors des circonstances de l’urgence. La confusion qu’introduit volontairement le texte ne sert qu’à donner à la diffusion d’informations couvertes par le secret professionnel, un verni de légitimité. Ici sous l’alibi de la lutte contre l’absentéisme médical, là sous couvert de l’étude des droits à réparation éventuels, demain dans d’autres intentions louables.
Il faut savoir que toute information consignée dans le livret médical du militaire est communicable sur simple demande aux instances chargées d’étudier les droits éventuels à pension militaire d’invalidité. C’est-à-dire rien moins que l’assurance professionnelle du militaire, ce qui rajoute encore péjorativement à la spécificité de ce dernier. Tout ce que vous direz au médecin pourra être retenu (beaucoup plus tard) contre vous.
Enfin, comme nous l’avons vu dans l’affaire LEBIGRE, le livret médical prend parfois l’avion à destination d’autorités médicales parisiennes que rien n’habilite à son inspection.
C’est assez dire que ce document n’a pas la même confidentialité qu’un dossier détenu par un médecin traitant. Et très inquiétant pour l’avenir du dossier informatisé dont tout médecin militaire pourra réclamer l’investigation à l’embauche, en cours de route, et en cas d’évaluation de séquelles imputables au service, si on lui reconnaît cette qualité subsidiaire de médecin traitant.

La définition du « domicile » recèle pareillement son pesant de malice. Le militaire est fréquemment un jeune homme (et maintenant une jeune femme) qui vit seul(e) dans une chambre ou un logement encaserné. Si la solitude n’est, en soit, pas toujours exaltante, elle devient un facteur aggravant en cas de maladie, notamment si une surveillance par un tiers est utile, voire nécessaire. C’était le rôle principal des infirmeries au temps jadis, avant que des calculs ésotériques ne suppriment les lits au bénéfice d’hôpitaux militaires… qui n’en disparurent pas moins eux-mêmes pour autant.
Une telle évidence implique de permettre à un(e) célibataire de rejoindre, comme « localisation du congé de maladie« , le lieu où l’impétrant(e) pourra bénéficier de la sollicitude d’un proche. Dans ces conditions, la réglementation qui autorise le chef de corps à imposer la caserne ou la garnison comme localisation du congé peut se révéler dangereuse. Et, pour que nul n’en ignore, de préciser : « Ainsi, si le militaire est bénéficiaire d’un logement en caserne, VIVIEN ou en BCC, son domicile sera le corps, à moins qu’il n’ait fait mention d’une autre adresse auprès du BGRH« .

Au niveau du « contrôle« , la spécificité du militaire oblige à monter une usine à gaz dont les intervenants risquent fort de ne pas apprécier le rôle qu’on entend leur faire jouer. Le monde civil n’a pas ce problème, la sécu payant les indemnités journalières, elle exécute elle-même ses contrôles et gare aux abus qui impliquent la cessation du versement de la prestation, son remboursement éventuel par les intéressés indélicats et des sanctions pour les praticiens trop « bienveillants ». La caisse militaire ne versant rien de tel, elle ne se sent pas concernée par le contrôle de ses ressortissants d’active.
Cependant, à l’exception notable des directions du service de santé où prospèrent encore quelques gisements douillets, il est pratiquement impossible de trouver un médecin d’unité disponible pour effectuer un contrôle des malades à domicile.
Que reste-t-il au chef pour agir ?
La directive répond qu’un « gendarme, officier de police judiciaire« , fera parfaitement l’affaire, pour peu que l’on soupçonne a priori le malade de « se livrer à des activités illicites… ».
Ben oui quoi, sans un délit présumé le déplacement d’un gendarme constituerait une sorte d’abus de bien public. Et puis, bon, une fois sur place, l’enquêteur peut toujours demander à voir les boîtes de médicaments pour contrôler qu’ils sont effectivement achetés et consommés, ou toute autre astuce qu’il lui faudra acquérir pour débusquer le truand dangereux sous le masque trompeur du malade inoffensif. Après tout, il s’agit de rentabiliser les mêmes deniers publics.
Enfin, comme tout ce montage invraisemblable est excessif et voué à l’échec le texte prévoit que le patient sera convoqué devant un médecin militaire et qu’un non déplacement entraînera une sanction. La directive ne précise pas si ce déplacement peut être effectué en ambulance et qui payerait alors le transport. Ce n’est pas son problème.
Mais elle énonce les sanctions encourues en cas de non respect de la convocation:

placer le militaire en absence irrégulière à compter du lendemain de la date à laquelle il était convoqué engager la procédure de désertion 6.4.2 demander l’interruption de solde et les poursuites pénales, le cas échéant.

Pour l’instant, il n’y manque que l’exécution à l’aube (et au domicile), mais au train où vont les choses…
Et impossible de rattraper le coup a posteriori, car « La production d’un arrêt de travail et d’une demande de congé de maladie rétroactifs ne sont pas interruptifs de l’absence irrégulière ou de la procédure de désertion« . C’est oublier un peu vite que les procédures d’exception ne s’appliquent qu’au temps de guerre (qui, comme chacun sait, est lui-même exceptionnel). Sinon le risque de voir un jour un faux malade décéder de sa fausse maladie en pleine vraie procédure pour fausse désertion est inévitable. Sans risque pour les initiateurs des poursuites car le ridicule persiste à ne pas tuer.

Inépuisable, la directive énumère les éléments qui doivent alerter l’encadrement sur le caractère manifestement abusif de l’arrêt de travail. Elle conseille, in fine, au commandement de visiter le pseudo malade en toute humanité et au plus profond de son lit de douleur : « Il devra dans toute la mesure du possible être complété d’une visite au chevet du malade, à domicile, à l’hôpital (…). Cette visite est à considérer comme un acte naturel de commandement et d’intérêt porté à ses subordonnés, et non comme un contrôle de présence et encore moins assimilable à du harcèlement« . On ne précise pas si cette visite que l’on exige « systématique et notoire« , aura lieu avant, pendant ou après le passage des gendarmes et du médecin d’unité, ou si l’épouse devra crier « A vos rangs, fixe! » à l’entrée de la chambre.
Ni même à quoi tous ces visiteurs pouvaient bien passer leur temps avant d’être obligés de se rendre au chevet de cette multitude de malades. Mais, « Il importe donc que les carnets de chef de section, les feuilles d’alerte des unités soient tenus à jour aussi précisément que possible (lieux habituels ou occasionnels de résidence, de permission ou de villégiature, téléphones fixe et mobile et autres renseignements utiles)« . Les esprits chagrins ne manqueront pas d’assimiler une telle quête de renseignements, non exhaustive, à du « flicage ».
Certes, on nous rétorquera que le texte est nécessairement rigoureux mais que son application sera bienveillante. Histoire de remplacer une fois de plus l’exercice naturel d’un droit en exercice discrétionnaire plus aléatoire.

Allons, toute cette agitation est dérisoire. L’institution peut bien crier « au feu » devant cette abondance de mauvaise volonté à se rendre au travail, et donner carte blanche aux élites pour ramener au bercail les brebis effarouchées, à l’évidence à coups de botte dans l’arrière train, l’essentiel résidait dans le préventif.
Mais le préventif supposait l’attrait effectif de la profession, l’absence de publicité mensongère, l’étude des motivations, la visite médicale d’incorporation, une période d’essai, la possibilité de dénoncer les contrats de part et d’autre et la volonté de désamorcer les conflits. Donc des candidatures en excès, des gestionnaires compétents, du personnel, notamment médical pour les visites d’embauche, et de l’imagination. Tous éléments en voie de disparition depuis des lustres, et dans l’indifférence générale.

Et enfin, quel véritable intérêt y aura-t-il à remplacer des absents pour cause de maladie par des absents pour cause de désertion, de poursuites pénales, d’emprisonnement, de disparition, de suicide et autres drames humains ? Pourquoi vouloir en permanence démontrer au militaire la fragilité de ses droits et libertés les plus élémentaires et le poursuivre, par le biais de sa maladie ou de ses faiblesses jusqu’au plus intime de son domicile ? Comment espérer sérieusement que la cohésion par la crainte réussisse là où certains incapables n’ont pu susciter la cohésion par la confiance mutuelle et l’estime réciproque ?

Il n’est pas certain que ces mesures, fussent-elles maniées avec bienveillance et humanité par d’excellents gestionnaires des ressources humaines, induisent une baisse du taux d’absentéisme médical (qui ne doit d’ailleurs pas être plus élevé qu’ailleurs). A l’opposé, les intéressés, leurs collègues et les familles, soumis à une telle suspicion systématique et à un tel débordement de visites domiciliaires se persuaderont assez vite que le salut, et surtout la dignité, sont ailleurs.

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