CHEVENEMENT : VOS GUEULES LA MUETTE

(Extrait du journal libération du samedi 09 et dimanche 10 juillet 1988)

Le ministre de la défense a envoyé hier un rappel à l’ordre aux 45 officiers généraux du cadre de réserve qui avaient publiquement soutenu Jacques Chirac pour la présidentielle. Il les menace de sanctions s’ils devaient de nouveau déroger au devoir de neutralité.

Le ministre de la défense, Jean Pierre Chevènement n’a pas sévi contre les généraux qui étaient intervenus publiquement dans la dernière campagne présidentielle, mais il menace de le faire la prochaine fois qu’ils seraient tentés de s’exprimer publiquement, ce qui ne risque donc pas d’arriver de sitôt.
En général, un mioche pris la main dans le pot de confiture ne retourne pas tout de suite dans l’armoire… Ce rappel à l’ordre a pris le forme d’une lettre, rendue publique hier matin, à chacun des fautifs : les quarante-cinq officiers généraux du cadre de réserve qui avaient publié le 3 mai dernier un appel à voter Jacques Chirac pour l’élection présidentielle.

Le ministre à précisé à ces derniers qu’ils avaient « dérogé à l’état militaire qui exige en toutes circonstances discipline et loyauté ». Il a ajouté qu’ « en contrevenant au principe de la neutralité des armées et en contestant publiquement l’autorité légitime, vous avez commis une faute grave. Dans hypothèse ou vous manifesteriez de nouveau votre intention de vous libérer des devoirs inhérents au statut d’officier général du cadre de réserve, je ne manquerais pas d’accorder le fait et le droit en proposant au Conseil des ministres, comme d’autres gouvernements moins longanimes le firent jadis pour des manquements plus honorables, votre mise à la retraite d’office par radiation des cadres ».

Le ministre s’en prend ainsi à quatre dizaines de généraux militants, proches du RPR mais aussi de l’UDF, dont l’initiative, suscitée par les plus extrémistes d’entre eux, avait causé un trouble aussi grand chez le ministre de l’époque André Giraud que dans les états-majors militaires et dans l’entourage du Président de la République .Outrancièrement partisans, les généraux avaient écrit que la reconduction de François Mitterrand à la tête de l’Etat, en raison de « ses positions ambiguës et contradictoires sur le problème du désarmement, risquait de mettre en péril notre sécurité ».

Cette prise de position était d’autant plus gênante pour le Président en campagne qu’elle émanait d’officiers ayant occupé des fonctions très élevées de chefs d’état-major, voire de chef d’état-major des armées, le poste le plus élevé des armées françaises. Ce désaveu public du chef de l’Etat ne l’avait cependant pas gêné outre mesure, au contraire des successeurs des signataires qui occupent actuellement les grands postes de commandement.

La décision de Jean-Pierre Chevènement ne provoquera pas de troubles dans l’institution militaire : vivement désavoués par les actuels chefs de l’armée, les signataires dont un certain nombre s’étaient révélés assez penauds après la publication de leurs noms, s’étaient tous bien gardés après le mois de mai de prendre d’autres positions publiques, et sont retournés depuis dorloter leurs petits-enfants. L’attitude de Jean-Pierre Chevènement met en tout cas le doigt sur une tradition désuète : celle qui consiste, pour les généraux retirés dans le « cadre de réserve », à bénéficier toujours d’avantages essentiellement financiers et protocolaires – conséquents pour prix de leur absence de liberté de l’expression. Ce qui amène bien entendu le pouvoir politique à juger scandaleux toute déclaration publique de ces vieux messieurs en mal de notoriété et que l’ennui consume.

Pourquoi Jean-Pierre Chevènement réagit-il si tard après sa prise de fonctions à une affaire qui remonte au mois de mai et qui avait été rapidement oubliée ? La basse vengeance politicienne étant exclue, il est permis de penser que le ministre a agi de la sorte parce qu’il estime la période présente propice à quelques exercices de mise en forme politique ; ils ne sont pas bien méchants, mais présentent l’avantage indubitable de faire plaisir à une base socialiste à laquelle rien ne fait plus plaisir qu’un petit coup de cravache sur le crâne de l’armée. La situation aurait-elle été la même si le comité de soutien à François Mitterrand avait réussi à trouver quarante-cinq généraux bienveillants disposés à appeler à voter en sa faveur ? Sans doute pas, mais la question ne mérite même pas d’être posée tant les officiers généraux socialistes sont rares.
Chevènement n’a pour l’instant fait que de la politique dans son ministère, d’abord en gérant les conséquences difficiles de l’affaire d’Ouvéa puis maintenant en rappelant tardivement quarante-cinq revanchards en vacances à un peu plus de mesure. Il est probable que, sauf accident, il se consacrera désormais aux autres problèmes de son ministère. Il sera beaucoup plus difficile de faire de la politique politicienne dans quelques semaines, des lors qu’il ne sera plus possible de reculer pour annoncer officiellement aux états-major les inévitables coupes budgétaires qui sont actuellement à l’étude, et affronter les mauvaises humeurs de chacune des armées.

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