Cas concret. Les statuts proposent, le chef dispose…

Le jeune Capitaine pilote de chasse avait, au plan professionnel, obtenu son bâton de maréchal dans les délais. Il était donc chef de patrouille et «vieillissait» en tant que pilote en escadrille, dans une escadre de chasse implantée au sein d’une base aérienne dite opérationnelle, quelque part dans le Nord-Est de la France.

Sa formation, comme pour ses camarades de promotion, avait connu des hauts et des bas, mais à l’inverse de la majorité de ces «chasseurs mon frère», il ne voyait pas les hauts, pour ne s’intéresser qu’aux bas.

Aussi, le moment venu, fut-il agréablement surpris de ne pas être nommé commandant d’escadrille au sein d’un escadron (pour les non initiés par ordre croissant il y a l’escadrille, l’escadron à n escadrilles, l’escadre à n’ escadrons puis la base aérienne à n » escadres), mais de se voir confier le poste de chef des opérations dans un escadron. Ce poste hiérarchiquement au-dessus du commandement d’escadrille n’étant ouvert que dans les escadrons à forte activité spécifique. Il ne s’estimait donc pas malheureux.

Voilà donc notre Capitaine (nous l’appellerons L…) qui arrive comme chef des opérations d’un escadron de chasse à vocation d’expérimentation aérienne militaire, quelque part dans le Sud-Ouest cette fois. Pion parmi les pions, il allait vite découvrir à son grand dam où cette diagonale du fou l’avait précipité. Là où les petits chefs peuvent s’asseoir allègrement sur les décisions qui s’imposent à eux.

L’ordre de mutation du Capitaine L… précisait qu’il prendrait ses fonctions au départ du titulaire du poste, après que celui-ci (nous l’appellerons N…) l’ait briefé durant le mois qu’il lui restait à honorer, avant de partir à son tour sous d’autres cieux, civils, le concernant. Ce tuilage, assez rare pour être cité, était de meilleure augure. Las, et l’histoire commence là, le Capitaine L… n’allait pas tarder à déchanter.

D’abord il lui apparut rapidement que la réputation de Centre d’Extase et d’Admiration Mutuelle de sa nouvelle unité n’était pas usurpée. Sa mission, consistant à présenter en termes militaires les acquis des pilotes d’essai civils, conduisait son personnel à péter bien plus haut qu’il n’en avait l’orifice. Bref, ils se la jouaient grave. De plus, n’ayant pas divergé par hasard de la voie opérationnelle, l’encadrement local n’était pas insensible au charme de la forêt landaise, ni à la proximité de la mer et des pistes de ski. Ce n’était pas encore le Club Med, mais ce n’était plus le stakhanovisme du grand Est. Disons, pour faire court, que le Capitaine L… découvrait que l’aéronautique militaire avait, elle aussi, ses ronds de cuir. Et pas des plus faciles, puisque ceux à qui il signerait des «ordres de vol» étaient, sans exception, de son grade ou de grades supérieurs. En fait, là était la spécificité de la fonction !

Ceci expliquant cela, il constata que certaines urgences avaient été perdues de vue, tant le climat ne se prêtait guère à ces contingences de pilotaillon opérationnel. La carte murale d’obstacles basse altitude était largement périmée, la documentation aéronautique s’empoussiérait sur étagères ou dans des tiroirs dont les toiles d’araignée attestaient qu’ils n’étaient pas visités tous les jours. L…, en prenant sur ses dimanches (et ses propres deniers pour la colle murale, les chemises en plastiques et quelques objets de première nécessité pour lesquels, se les faire livrer par l’institution, eut été un travail de forçat) apporta dans ce vieil organisme un peu de ce sang neuf qui lui faisait défaut… et dont on avait le culot de l’en remercier, tout en n’en tenant strictement pas compte.

Mais de briefing pour lui permettre d’appréhender sa nouvelle fonction, point. Le chef des opérations en place (appelons-le D…), en place mais pas en titre et c’est le noeud du problème, s’en abstenait avec le plus grand soin. Ceci ne laissait pas d’intriguer le Capitaine L… qui, lassé d’occuper un strapontin dans un couloir très passager, demanda un jour au grand étonnement de D… sa date de départ pour le civil. La réponse fut d’une sincérité désarmante : «Moi ? Mais je ne pars pas, qui a pu te dire une chose pareille ?».

L’explication de ce vaudeville est simple. Le titulaire du poste, le Capitaine N… déjà cité, préparait avec une telle assiduité son concours d’entrée à Air France qu’il fut rapidement indésirable et relégué dans une armoire à balai, où il pouvait étudier en toute tranquillité. Le Capitaine D…, vieux soldat issu du rang et blanchi sous le harnais n’étant qu’un «faisant fonction » au pied levé. Sans que les ronds de cuir du cru n’en avisassent la Direction parisienne du personnel. Pour Paris D…n’existait pas à ce poste. N… en était le titulaire patenté et comme N… quittait l’armée, son remplacement par le Capitaine L… était exécutoire. C’est tout.

Le Capitaine L… intervient alors auprès des petits chefs qui n’aimaient pas écrire à Paris pour se faire expliquer cette pagaille. Regards gênés, demi-tours, hum ! hum ! et autres raclements de gorge furent dans un premier temps les seules réponses. Puis vinrent ensuite quelques manifestations d’hostilité dès que L… eut épuisé son capital patience.

Un mot sur D… qui pendant ce temps continuait à huiler soigneusement une rente circonstancielle que son recrutement, même dans ses rêves les plus fous, ne lui avait jamais permis d’espérer. Le parfait sous-fifre de carrière. L’air triste des gens qui pensent, le sourire inexistant de peur qu’il soit interprété comme du dilettantisme, toujours affairé. Son côté pilote d’essai, que personne pas plus que lui n’était dans cette boutique, était usurpé de la meilleure manière. Il parlait des vrais de chez Dassault comme s’il en faisait partie, les citant par leurs diminutifs traditionnellement infantiles chez ces grands seigneurs : «Toto a dit, Roro a vu, Juju a fait, Jacquot et sa vrille», souvent sans les avoir jamais vus autrement qu’à la télé. Au téléphone, ce militaire décrochait en omettant comme ses idoles de mentionner son grade, tant son nom à lui seul devait inspirer de respect dans les aéronautiques civile et militaire réunies.

D… ne sortait de ce rôle de laudateur que pour aller faire le thuriféraire encore plus haut. Que le Colonel commandant de base vienne voler, il l’attendait patiemment à sa descente d’avion pour recueillir pieusement ses impressions, alors que l’ex ne savait plus faire que de la ligne droite. D… un jour n’avait pipé mot quand son grand patron évoqua l’excellente portée du radar de bord qu’il avait constatée, alors que ce radar en réparation dans un atelier avait été remplacé par un lest en bois. Un Colonel qui vole, c’est souvent des tonnes de papiers signés, des kilos écrits, mais ce n’est plus de l’art. Un peu comme ce Médecin-Général, au fil du temps devenu plus Général que médecin et qui, devant un homme tombé à terre s’écria : «Un médecin ! Un médecin». Louer son Colonel a toujours été un bon investissement. D… en était le témoignage vivant. Dès lors comment imaginer un seul instant se priver des services du Capitaine D… dans cette fonction de chef des opérations qu’il mettait si bien en valeur, par de pieux artifices certes, mais que personne ne voulait voir tant ils apportaient de valeur ajoutée à ses chefs reconnaissants.

La suite se devine aisément. Devant la gêne occasionnée par un certain Capitaine L… contraint de jouer petit bras pour se faire expliquer la spoliation dont il était victime, ses petits chefs prirent enfin la plume pour écrire à Paris. Ce fut pour expliquer que le Capitaine L… était un garçon manquant de patience. Pour faire bon poids, il manquait même de technicité pour assumer des fonctions pour lesquelles, en revanche, le Capitaine D… présentait toutes les qualités requises. Bref, le bla-bla rétroactif habituel lorsque l’on veut retomber sur ses pattes. Même le Commandant de base, alerté en confiance par L… à l’occasion de la cérémonie annuelle des notes, en remit une louche, histoire de faire taire l’impertinent dérangeur et de ne pas déjuger ses petits chefs subordonnés, commandant et lieutenant-colonel quand même.

L’histoire ne dit pas si la moindre remontrance fut faite à ces petits chefs que la gestion de leur effectif avait si peu intéressés et qui, pour se disculper et continuer leur petite soupe locale, n’hésitèrent pas à salir un officier muté vers eux par effet de leur propre négligence, un officier jusque-là sans reproche, sauf celui de ne pas être un cireur de pompes.

En revanche l’histoire dit que le Capitaine L… a été rétrogradé de la fonction de chef des opérations pour celle de pousse-cailloux en escadrille. Le laissant sans la moindre illusion sur la suite de sa carrière. Ni sur le décorum institutionnel qui masque souvent bien des turpitudes.

J’oubliais : naturellement ceci ne lui fut jamais signifié. L… l’a lu dans ses pièces, lorsqu’il était largement trop tard. Comme quoi on peut être chef et manquer du courage le plus élémentaire.

On peut surtout s’interroger sur la capacité du chef à pouvoir veiller seul, selon l’article 10 de la loi portant statut général des militaires, aux intérêts de ses subordonnés. Et qui, pour ce faire ne peut que se fonder sur le dogme de son infaillibilité et de sa vertu. L’armée, en la personne de ses chefs, n’a pas le monopole de l’infaillibilité et de la vertu. Un système qui s’appuie sur un pareil dogme est une illusion. Il n’engendre que des abus.

Il est clair que le contre-pouvoir d’un groupement professionnel eut été des plus utiles au Capitaine L…. Dire qu’une structure de défense hors hiérarchie des intérêts professionnels des militaires serait incompatible avec les règles de discipline ne manque pas de sel lorsque l’on voit, dans cette affaire, combien fut grande l’indiscipline de deux officiers supérieurs assassinant leur subordonné pour convenances personnelles, sous la bienveillante caution d’un troisième pour qui, recourir à lui pour défendre son droit, était faire des histoires.

«Il appartient au chef à tous les échelons», dit la chanson, «de veiller aux intérêts de ses subordonnés». Mais si le chef n’entend rien de cette musique, que faire ? Rien. Surtout rien. Sinon c’est pire.

Nous en verrons d’autres exemples.

Pour copie conforme, Mariallio.

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