Ouvéa, Ouvéa, morne grotte! (Jacques Bessy, Président de l’Adefdromil-Aide aux victimes)

La vérité historique et la licence cinématographique du film de Mathieu Kassovitz sorti en 2011, sur la prise d’otages d’Ouvéa, sont deux choses différentes.

D’ailleurs, ce film a suscité beaucoup  de critiques justifiées.

Et la réalité du débarquement à Omaha Beach s’apprécie en visitant le cimetière de Colleville sur Mer, pas en regardant le film de Darryl Zanuck : « Le jour le plus long ».

Il faut encore une fois revenir   sur cette lamentable affaire trente  ans plus tard.

J’ai débarqué à Ouvéa, à la mission Saint Joseph,  le 5 mai 1988 avec Bernard Pons, alors ministre des DOM-TOM, accompagné de plusieurs généraux, après l’opération proprement dite. J’ai regretté de n’avoir pas pris mon appareil photo. Mais la vision était celle de la fameuse photo de Paris Match. J’en suis reparti le soir même dans le Transall qui ramenait les corps des deux militaires du 11ème Choc tués lors de l’assaut et divers éléments ayant pris part à l’opération. Comme me l’a dit le directeur général de la gendarmerie de l’époque, j’ai eu de la chance de ne pas commander à Ouvéa.

Toutefois, à défaut d’être acteur, j’ai été un observateur privilégié de par ma fonction de commandant du Groupement de Sécurité et d’Intervention de la gendarmerie nationale (GSIGN), qui comprenait le GIGN, l’Escadron Parachutiste, et le Groupe Instruction, chargé de former des stagiaires étrangers.

Qu’est ce que l’affaire d’Ouvéa ? Pour simplifier, on pourrait dire : de l’action, des exactions, et beaucoup d’immoralité, d’opportunisme et d’arrivisme !

Ouvéa, c’est tout d’abord le nom d’une charmante île de 132 km2 (35 km de long) à moins d’une heure d’avion de Nouméa, qui fait partie des îles Loyauté. C’est une île où le temps s’écoule au rythme du soleil, de la pèche, de la vie coutumière, une île où il n’aurait rien dû se passer.

Mais fin avril 1988, le nom de l’île : OUVEA devient celui d’un fait divers, celui d’un double massacre sur fond de troubles indépendantistes menés par la communauté canaque et mêlés de croyances ancestrales, car la grotte où ont été retenus les otages, est un lieu sacré.

Sur Ouvéa, le discours de la fraction extrémiste du FLNKS a fanatisé un groupe de mélanésiens. Ils veulent l’indépendance tout de suite et le symbole de l’occupation, c’est la Gendarmerie. Le massacre commence d’abord par celui de quatre gendarmes le 22 avril 1988. Le commandant de brigade s’est fait piéger. Il a laissé pénétrer dans le casernement une personne considérée comme amie, accompagnée de trois autres canaques, qui agressent les militaires présents par surprise. Le commando emmène 26 otages, tous militaires de la gendarmerie et récupère leur armement.

Deux  jours plus tard, une partie du GIGN, ainsi qu’un peloton de l’escadron  parachutiste débarquent sur l’île et sont placés sous les ordres du général Vidal. Le général de gendarmerie Jérôme reste quant à lui à Nouméa.

L’intervention du GIGN démarre mal. Il faut d’abord découvrir où les otages ont été emmenés. La grotte sacrée de Gossanah n’est pas connue de tous. Alors, on cherche…Des canaques prétendront que des militaires du GIGN ont utilisé des matraques électriques. Heureusement, on nous expliquera que ce matériel, certes en dotation, est resté en métropole. L’indigène est fourbe et menteur. C’est bien connu !

A l’époque, la négociation lors d’une prise d’otages se pratique de manière empirique. Etre négociateur, c’est la garantie d’être au centre du dispositif entre l’autorité décisionnaire de l’usage de la force, les preneurs d’otages et ses propres troupes. En cas de dénouement sans violence, c’est aussi la garantie d’être récompensé, d’avoir tous les honneurs.

Le substitut du procureur de la république Bianconi pense être la bonne personne. Il est donc autorisé ou toléré dans l’équipe du GIGN. Il en devient même le voltigeur de pointe. Tout ce beau monde  se fait donc logiquement surprendre et se rend sur ordre de son chef au risque de mettre en jeu la vie du Capitaine Picon, qui, deux ans plus tôt, avait dirigé l’opération contre le dangereux Eloi Machoro. Heureusement, Picon a la peau dure et il s’en sortira. Finalement, Dianou va choisir le chef du GIGN comme négociateur. Et Bianconi, laissé libre par les ravisseurs, prendra le risque énorme de faire passer deux armes de poing et des clés de menottes aux prisonniers de la grotte, leur sauvant ainsi la vie.

Le chef du GIGN fera des allées et venues entre la Grande Terre et Ouvéa,  pour tenter de trouver un médiateur et prendre ses consignes. Passons sur l’échec de la négociation, plombée d’évidence par le contexte politique de l’élection présidentielle et celui de l’affrontement communautaire entre Canaques et Caldoches.

Le 5 mai, il faut donc donner l’assaut avec des éléments envoyés en renfort : le commando Hubert qui s’entraîne régulièrement avec le GIGN et le 11ème Choc avec lequel le GSIGN a organisé quelques mois plus tôt un exercice majeur. Je croiserai d’ailleurs le patron de cette force, le lieutenant-colonel Dubois sur l’atoll d’Hao pendant l’escale des DC8 militaires qui nous emmènent à Nouméa avec d’ultimes renforts.

Le bilan sera lourd : deux militaires du 11ème Choc et dix neufs citoyens français d’origine mélanésienne sont tués lors de l’assaut en deux phases séparées de quatre heures : le contrôle de la cuvette, puis l’assaut de la grotte proprement dite. Rapidement, la polémique va naitre sur les circonstances dans lesquelles plusieurs mélanésiens ont trouvé la mort. Douze d’entre eux ont reçu une balle dans la tête ! Certains étaient coupables et avaient participé aux meurtres  des gendarmes. Mais d’autres, étaient de simples sympathisants présents au moment de l’assaut.

Il est difficile de nier aujourd’hui qu’une partie d’entre eux a été exécutée froidement en représailles. Les auteurs, des militaires français, n’appartenaient ni au 11ème Choc de la DGSE, ni au Commando Hubert de la Marine, à ce qu’il m’a été rapporté. Mais, on dit toujours du mal des autres…

Commander, c’est être responsable de ceux qui servent sous vos ordres. Et, on peut être responsable par action, mais aussi par abstention, par omission ou par absence. Faut-il rappeler, au nom de la morale et comme un enseignement de l’histoire que des meurtres ou des assassinats de membres de forces de l’ordre, ne légitiment jamais des représailles meurtrières. Jean Pierre Chevènement, le nouveau ministre de la défense, n’a pas caché que les généraux inspecteurs lui avaient rendu compte que « des actes contraires au devoir militaire avaient été commis après l’assaut proprement dit ».

On comprend que ceux qui ont une part de responsabilité directe ou indirecte dans ces meurtres dorment mal encore aujourd’hui et insistent particulièrement sur l’agression sanglante et injustifiée, dont les gendarmes ont été initialement victimes, pour tenter d’excuser ce qui s’est passé ensuite. On comprend qu’ils essayent de détourner l’attention ou de brouiller les pistes pour mieux faire oublier que c’est leur stratégie personnelle, qui est à l’origine des graves manquements constatés. L’autojustification est un puissant moteur de l’âme humaine.

Ouvéa, c’est donc une enquête de commandement de l’inspecteur général de la gendarmerie stoppée net par la menace de diffusion de l’enregistrement de paroles imprudentes que cet officier général aurait prononcé lors d’une audition. Il faut croire que ce qui avait été dit et enregistré était embarrassant, car l’auteur de l’enregistrement et de la menace ne fut pas inquiété.

Finalement, la haute hiérarchie n’a jamais su ce qui s’est réellement passé et certains des protagonistes ont même reçu des affectations sous le soleil quelques mois plus tard.

On ne peut cacher non plus les mauvais traitements reçus entre Saint Joseph et Ouloup par le concepteur et responsable principal de l’attaque de la gendarmerie de Fayaoué, Alphonse Dianou, qui en est mort.

Le rapport établi alors par un capitaine de l’Escadron Parachutiste, témoin, valut à cet officier une mutation dans l’intérêt du service dans une compagnie de gendarmerie du Sud-Ouest. On s’orientait déjà vers une amnistie et ce qu’il racontait était, dès lors, mal venu. D’autres, un temps inquiétés, se recaseront une fois à la retraite comme vacataires d’un service de l’Etat.

Ouvéa, c’est également la pantalonnade de la publication dans Le Monde du rapport du chef du GIGN. Comment ce rapport qui avait été modifié sur ordre du directeur général pour s’en tenir aux faits comme tout bon rapport, est-il parvenu à la rédaction du Monde ? Chacun peut s’en faire une idée dans le contexte électoral de l’époque, mais aucune certitude n’est sortie de l’enquête de la DPSD postérieure à la réélection de François Mitterrand. On imagine volontiers Jean Pierre Chevènement, dit le Che, téléphonant à Régis Mourier, le DGGN : «Mais, dites moi, monsieur le directeur général,  quelle est la bonne version du rapport : celle que j’ai sur mon bureau ou bien celle publiée dans Le Monde ? » Ambiance !

Ouvéa, c’est aussi la démonstration de la dangerosité du système de la cohabitation. Légalement, le responsable de l’opération était le général Vidal, commandant supérieur interarmées. Mais, le général de gendarmerie Jérôme, avec ses chaussures à talons compensés, n’en avait pas moins débarqué sur le Caillou après l’annonce de la prise d’otages. Et chacun informait sa hiérarchie naturelle.

Le général Vidal rendait compte au gouvernement et le général Jérôme informait la présidence de la république, via la cellule élyséenne. On était bien dans un schéma « armée de terre et premier ministre face à la gendarmerie et au président de la république ». Il fallait sentir l’ambiance irréelle, fausse, délétère qui régnait au PC à Nouméa pendant l’opération et  voir l’air entendu de Bernard PONS annonçant que les otages du Liban étaient libérés et que les faux époux Thurenge de l’affaire du Rainbow Warrior étaient rapatriés en métropole pour raisons médicales.

Malgré le bilan catastrophique en vies humaines de l’opération Victor, certains en tireront les marrons du feu. Le Général Jérôme, admis régulièrement en deuxième section peu de temps après, obtiendra début 1989 d’être nommé directeur de la protection  et de la sécurité de défense, poste dans lequel il sera bien placé pour s’assurer que l’enquête sur la publication du rapport du chef du GIGN, était classée sans suite. Tel autre qui l’accompagnait se fera décerner une belle citation pour l’excellent travail de plumitif et de liaison réalisé avant d’accéder plus tard au firmament étoilé. Vanitas vanitatum !

Ouvéa, c’est aussi, l’intervention de l’armée : militaires du 11ème Choc et commandos Marine dans une opération de police. Du jamais vu depuis des lustres ! L’éloignement de la métropole (18 000 km) et la complexité de l’opération n’expliquent pas  tout. Il est clair que le gouvernement ne voulait pas que cette situation pèse d’une manière ou d’une autre sur l’élection présidentielle. On voulait en finir avant le deuxième tour.

Au-delà du fait divers, qui a fait l’objet d’une loi d’amnistie, Ouvéa, c’est surtout, de manière cynique, une grande victoire politique de la République aidée par la franc-maçonnerie. Les accords de l’été 1988 entre FLKS et RPCR établissent une paix, fragile au départ, qui s’est révélée durable. Pour preuve, depuis plus de vingt ans, on n’entend guère parler de la Nouvelle Calédonie. Jean Marie Tjibaou, l’ancien séminariste, leader indépendantiste, a pourtant payé de sa vie, un an plus tard, ces accords signés avec Jacques Lafleur. Il avait compris que l’affrontement entre communautés ne menait à rien et que la communauté canaque avait plus à perdre qu’à  gagner dans une lutte armée. Il est désormais au panthéon de la décolonisation.

Les morts d’Ouvéa, Gendarmes et Militaires de l’armée de terre, mais aussi Mélanésiens, méritent qu’hommage leur soit rendu en rappelant que cette affaire reste une tache indélébile dans l’histoire récente de la Gendarmerie, comme un prélude à l’affaire des paillotes en Corse  en 1999 et à la fronde de 2001.

Il faut enfin parler des suites individuelles de l’affaire, entre ceux qui se seraient vus préfet et auxquels on n’a proposé que de devenir sous-préfet …aux champs, ceux qui se sont fait attribuer une citation sans avoir mis les pieds sur le terrain, ceux qui sont passés à travers les gouttes avec le poids de leur conscience, ceux qui souhaitaient devenir adjoint et d’autres qui voulaient commander le GSIGN, et enfin ceux qui sont de vrais héros et qui sont restés modestes.

Avec Ouvéa, j’ai réalisé la vacuité des mots « Honneur et Discipline » inscrits sur le drapeau. J’ai compris que je n’étais ni suffisamment amoral, ni suffisamment résilient pour me frayer un chemin dans cette fange turpide et briguer un poste dans la haute hiérarchie de la Gendarmerie. Il m’a fallu tout de même attendre cinq ans pour tourner la page avec satisfaction.

La catastrophique gestion de l’affaire d’Ouvéa marque également le début de la grogne dans la Gendarmerie qui éclatera au grand jour pendant l’été 1989. Dès l’automne 1988, des lettres anonymes apparaissent dans un département dirigé par un colonel à l’avenir prometteur. Comme à son accoutumée, la haute hiérarchie coiffera le casque lourd et enfilera le gilet pare-balles en attendant que ça se passe sans lever le petit doigt. Manque de chance, l’été est toujours une période médiatiquement dangereuse, car les journalistes n’ont rien à se mettre sous la dent et ils peuvent faire prendre une mayonnaise avec trois fois rien. Ce sera alors l’affaire des lettres anonymes appelée par dérision la « révolution de 89 ». Mais, c’est une autre histoire.

Jacques BESSY

Commandant du Groupement de Sécurité et d’Intervention – 1987-1989

Président de l’Adefdromil

Texte initialement publié en 2011 et repris à l’occasion de la visite à Ouvéa du Président Macron.

 

Cette publication a un commentaire

  1. Anonyme

    Merci à Jacques Bessy – avec lequel j’ai eu l’occasion de m’entretenir à ce sujet – de mettre un terme au déni qui ans durant a été entretenu autour des « bavures » (le mot est faible) qui ont eu lieu le 5 mai à Ouvéa. De 2014 à ce jour, je me suis efforcé d’approcher au plus près la vérité sur le déroulement de l’assaut et ses suites. Pour des raisons aisément compréhensibles, les chefs d’unités impliquées dans l’Opération Victor, ont façonné une version soft de ce qui s’est réellement passé et couvert ceux qui ont failli, manqué à l’honneur militaire – et qui ont néanmoins soit été récompensés soit ont pu poursuivre leur carrière en toute impunité. Si la vérité n’est pas toujours belle à voir, il est de notre devoir de la regarder en face. C’est ce que j’ai tenté de faire dans mon enquête au long cours publiée sur le Blog Ouvéa 1988, lien : jggourson.blogspot.fr

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