Chapitre VI – les bonifications d’annuités

L’article L. 12 du code des pensions prévoit qu’en plus des périodes de services effectifs, les services pris en compte dans la liquidation de la pension sont susceptibles d’intégrer diverses bonifications qui ont pour effet de majorer le nombre d’annuités liquidées. L’article 14 du même code, qui fixe le nombre maximum d’annuités liquidables, prend en compte l’impact de ces bonifications puisqu’il dispose que le maximum d’annuités liquidables, fixé normalement à 37,5, est susceptible d’être porté à 40 du chef de ces bonifications. Il convient de noter que si cette disposition a comme conséquence de limiter à 2,5 annuités le jeu cumulé des bonifications « utiles » pour un fonctionnaire comptant par ailleurs 37,5 années de services effectifs, leur impact peut être beaucoup plus fort -il est sans limites juridiques- pour un fonctionnaire dont la durée de services effectifs serait significativement inférieure à 37,5 ans.

Neuf types de bonifications différentes sont énoncées à l’article 12, parmi lesquelles six continuent à avoir un impact significatif (96).

Pensions civiles liquidées en 2001

  Nombre % de liquidation supplémentaire Montant annuel de pension imputable à la bonification Bonification de dépaysement (L. 12 a) 7 219 4,51 1 402 € Bonification pour enfants (L. 12 b) 25 608 4,19 1 373 € Bénéfices de campagne (L. 12c) 6 449 2,00 675 € Bonification pour services aériens (L. 12 d) 460 1,32 451 € Bonification accordée aux professeurs d’enseignement technique (L. 12 h) 788 7,95 3 026 € Bonification du 1/5ème du temps de service accompli (L. 12 i) 6 012 8,48 2 452 € Sans bonification 17 292    

Source :

(96) Certaines d’entre elles, toujours mentionnées dans le code, ne trouvent pratiquement plus à s’appliquer. Il en est ainsi de la bonification accordée aux fonctionnaires demeurés dans les régions envahies ou les localités bombardées au cours de la guerre 1914-1918 (L. 12 e), de celle accordée aux agents des postes et télécommunications ayant servi en temps de guerre à bord des navires câbliers (L. 12 f) et de celle accordée aux déportés politiques (L. 12 h).

Comme le montre le tableau qui précède, s’agissant des pensions civiles de retraite (97), quatre d’entre elles pèsent d’un poids particulier. La bonification accordée aux femmes fonctionnaires pour chacun de leurs enfants étant examinée dans le chapitre consacré aux « avantages familiaux » et la bonification dite « du cinquième » ayant été analysée dans les développements qui précèdent consacrés à l’âge effectif de liquidation, les développements qui suivent seront consacrés à la bonification de dépaysement pour les services civils rendus hors d’Europe (art. L. 12 a) ainsi qu’aux bonifications accordées aux professeurs d’enseignement technique.

I. La bonification de dépaysement

Après un rappel des principales dispositions régissant cette bonification, son impact effectif et son coût seront analysés avant que ne soient livrés divers éléments visant à apprécier la pertinence actuelle du dispositif.

A – Les dispositions applicables

Elles trouvent leur origine dans la loi du 9 juin 1853 qui a permis de bonifier les services civils rendus par les fonctionnaires envoyés hors d’Europe par le gouvernement français, qu’ils soient appelés à servir dans les colonies françaises ou dans les autres territoires situés hors d’Europe. La loi du 14 avril 1924 a supprimé la condition « d’envoyé d’Europe » et ouvert cette bonification à l’ensemble des agents effectuant des services hors d’Europe.

La bonification de dépaysement est susceptible d’avoir trois valeurs :

elle est égale, en règle générale, au tiers de la durée des services civils accomplis hors d’Europe. Trois années de service aux Etats-Unis ou au Japon ouvrent ainsi droit à une annuité supplémentaire (soit 2 % du dernier traitement) au même titre que trois années effectuées dans un pays du continent africain ; elle est limitée au quart pour les services accomplis dans un emploi sédentaire dans les anciens territoires civils de l’Afrique du Nord ; elle est élevée à la moitié de la durée des services lorsque le fonctionnaire est appelé à servir dans une zone dont il n’est pas originaire (98) et qui est énumérée dans un texte réglementaire. Il s’agit en pratique des pays ayant un lien historique (ancienne Afrique équatoriale française, ancienne Indochine, Madagascar, etc.) avec la France.

La réglementation ouvre en pratique largement le champ de cette bonification. Elle est en effet susceptible d’être accordée :

au titre des périodes correspondant aux voyages effectués pour se rendre sur le territoire d’exercice des fonctions et en revenir, ainsi qu’en cas de simples missions ; l’article R. 12 prévoit que la durée doit en être au moins égale à trois mois mais autorise simultanément la prise en compte de « missions successives » si leur durée totale au cours d’une période de douze mois est au moins égale à trois mois (99).

(97) Pour les personnels militaires, 3 autres bonifications ont une importance déterminante : les bénéfices de campagne, notamment en temps de guerre et pour services à la mer et outre-mer (art. L. 12 c/), la bonification pour l’exécution d’une service aérien ou sous-marin commandé (art. L. 12 d) et la bonification du cinquième du temps de service accompli accordée dans la limite de cinq ans à tout militaire ayant accompli au moins 15 ans de services effectifs. Ainsi sur les pensions militaires liquidées en 2001, 2/3 l’ont été avec prise en compte des bénéfices de campagne et de la bonification du 1/5 ème contribuant en moyenne à relever de 11,45 points le taux de liquidation.
(98) Si le fonctionnaire est originaire de cette zone, c’est la bonification de droit commun, c’est-à-dire du tiers, qui s’applique.
(99) Cette exigence en termes de délais a été interprétée de façon très souple, par voie d’instruction, afin que les agents puissent tirer le parti maximal de cette possibilité.

Il convient également de souligner que tous les départements et territoires français d’outre-mer, bien que faisant partie du territoire national, sont considérés comme ouvrant droit à la bonification de dépaysement du seul fait de leur situation géographique « hors d’Europe » et que, de surcroît, le bénéfice de cette bonification est ouvert indistinctement à tout fonctionnaire y exerçant, les agents originaires de ces départements et territoires comme les autres.

B – Leur impact et leur coût

Faute de mise en place d’un dispositif du type « compte individuel de retraite », les informations disponibles sur l’impact réel de ces dispositions sont lacunaires. Aussi est-il impossible de connaître le poids des bonifications de dépaysement acquises aujourd’hui par les fonctionnaires en activité. De même, est-on dans l’incapacité d’analyser -y compris pour les pensions venant d’être liquidées- la zone géographique d’accomplissement des services ouvrant droit à la bonification de dépaysement et d’apprécier par exemple la part respective de ceux accomplis dans les DOM-TOM et dans chacun des continents hors d’Europe. Les informations communiquées par le service des Pensions permettent cependant d’appréhender, à grands traits, l’impact de cette bonification, à savoir qui sont les bénéficiaires, et de mesurer les coûts tant actuels que futurs qui s’y attachent.

1 – Les bénéficiaires

Au 31 décembre 2001, 16 % du total des pensions civiles en paiement (soit 162 021 sur un peu plus d’un million de pensions en service) intégraient, à des degrés divers, la bonification pour services hors d’Europe. En moyenne, celle-ci avait pour effet de porter le taux de liquidation de 69,57 % à 73,93 % soit un gain moyen de 4,36 points. Cette approche en termes de stock reflète les liquidations effectuées depuis plus de 20 ans. Elle doit donc être complétée par une analyse plus actuelle, celle des flux de liquidation, à savoir les pensions nouvelles concédées en 2001. Cette analyse fait apparaître que 12,6 % des pensions liquidées en 2001 (soit 7 219) intégraient cette bonification et qu’en moyenne elle augmentait le taux de liquidation de 4,51 points.

D’un impact global significatif et ne paraissant décroître qu’assez faiblement (100), cette disposition affecte en pratique de façon très variable les différentes catégories de fonctionnaires et les administrations.

Les fonctionnaires de catégorie A en sont plus fréquemment bénéficiaires : près de 18 % des pensions civiles liquidées en 2001 au profit des fonctionnaires de catégorie A intégraient cette bonification contre respectivement 13 % et 6,5 % pour ceux de catégories B et C.

Si, fort logiquement, c’est au ministère des affaires étrangères que la proportion de bénéficiaires est la plus forte (74 % des pensions liquidées en 2001), on constate également un impact significatif de cette disposition au ministère de l’éducation nationale (15,9 %), au ministère de la recherche (13,3 %) ainsi qu’au ministère des finances (10 %).

L’analyse par corps et par grade confirme cette situation. Ainsi, toujours sur la base des pensions civiles liquidées en 2001, il apparaît que 52 % des conseillers principaux d’éducation (durée moyenne de service hors d’Europe de 652 jours), 22 % des professeurs des universités (durée moyenne de 751 jours), 28 % des directeurs de recherche de 2ème classe au CNRS (durée moyenne de 392 jours), 24,7 % des professeurs d’enseignement général de collège (durée moyenne de 1 763 jours), 22,4 % des professeurs certifiés (durée moyenne de 1 233 jours) ou encore 21 % des professeurs agrégés (durée moyenne de 1 124 jours) ont bénéficié dans le calcul de leur pension de cette bonification de dépaysement.

Si aucun système d’information ne permet de connaître directement la répartition par zone géographique des services ouvrant droit à bonification, diverses indications communiquées à la demande de la Cour par le service des pensions permettent de penser que, dans un nombre non négligeable de cas, cette bonification dite « de dépaysement » bénéficie en pratique à des agents nés dans les départements d’outre-mer, y ayant fait une partie de leur carrière et y résidant une fois radiés des cadres. Ainsi, sur les quelque 7 200 pensions liquidées en 2001 avec application de cette bonification, 900 bénéficiaires étaient nés en Martinique ou en Guadeloupe et y résidaient après leur cessation d’activité (durée moyenne de neuf ans environ). C’était également le cas de près de 400 bénéficiaires pour la Réunion (durée moyenne un peu inférieure à neuf ans).

(100) Le pourcentage de pensions liquidées avec bonification de « dépaysement » était de 15,9 % en 1990 pour un gain moyen de 4,16 % et de 13,9 % pour un gain de 4,07 % en 1995.

Il convient enfin de souligner que la bonification de dépaysement peut, dans un certain nombre de cas, avoir un impact très significatif sur le taux de liquidation de la pension. A la demande de la Cour, le service des pensions a extrait des pensions liquidées en 2001, les dix cas où l’impact « utile »(101) de ces bonifications a été le plus fort.

Pour tous ces cas, les années de service « hors d’Europe » se sont traduites par dix annuités bonifiées soit, en termes de pension, 20 % du traitement indiciaire de fin d’activité.

2 – Les coûts

Ils peuvent être appréhendés par deux approches complémentaires. La première consiste à identifier, au sein de la totalité des dépenses de pensions civiles réglées en 2001, la fraction de celles-ci qui est imputable à la bonification de dépaysement. La seconde, à caractère prévisionnel, vise à apprécier, sur la durée de service totale des pensions actuellement constatée (soit 23 ans environ), le coût de la bonification afférente aux pensions nouvelles ayant fait l’objet d’une liquidation au cours de l’année 2001 :

aux termes de la première approche, le coût constaté en 2001 des bonifications pour dépaysement prises en compte dans les liquidations passées a été estimé par le service des pensions à 185 M€ (ce qui, appliqué aux quelque 162 000 pensionnés concernés en 2001, conduit à un coût moyen annuel par bénéficiaire de plus de 1 100 €) ; aux termes de la seconde, orientée vers le futur, le coût prévisionnel sur la durée totale de service de la pension (soit un peu plus de 23 ans) des bonifications de dépaysement liquidées en 2001 peut être estimé à environ 234 M€.

Il convient de souligner que l’enjeu financier qui s’attache à cette bonification, tel qu’il ressort de ces estimations, loin d’être négligeable (de l’ordre de 1 % du total des pensions civiles), est en outre susceptible d’évoluer à l’avenir, indépendamment même de tout facteur propre à cet avantage. A l’heure actuelle en effet, une fraction significative (1/3 environ des pensions liquidées en 2001) des bonifications pour dépaysement acquises par les fonctionnaires au cours de leur carrière n’est pas utilisable au moment du calcul de la pension du fait du plafonnement à 40 du nombre d’annuités liquidables (soit 80 % du dernier traitement). Toute modification future éventuelle de la valeur de l’annuité qui s’accompagnerait d’une augmentation du nombre d’annuités liquidables (afin de conserver le plafond de 80 % du dernier traitement) aurait comme conséquence de rendre « utiles » des bonifications qui ne le sont pas dans le cadre des règles actuelles et donc, toutes choses égales par ailleurs, de renforcer le poids relatif de cette bonification (102) dans la dépense totale afférente aux pensions civiles.

C – Appréciation sur la pertinence actuelle du dispositif

Le dispositif actuel a été défini dans ses grandes lignes il y a un siècle et demi, soit à une époque où la France entendait assurer sa présence coloniale et où les moyens de transport et les modes de vie étaient sans rapport avec la situation actuelle. Depuis lors, il a été fort peu modifié dans son économie générale. Et s’il a pu un temps viser, dans un souci légitime de justice, à compenser par un surcroît de pension la pénibilité et les risques de tous ordres qui s’attachaient aux services civils accomplis à l’étranger (y compris ceux d’une espérance de vie moindre à l’âge de radiation des cadres), la situation a, en ce domaine également, profondément évolué. D’un calcul établi par le service des pensions à la demande de la Cour (103), il ressort en effet que les titulaires de pensions assorties de bonification pour dépaysement décédés en 2001 avaient vu leur pension servie pendant une durée plus longue (quelque 23 ans) que celle servie à l’ensemble des pensionnés, qu’ils aient ou non bénéficié de la bonification pour dépaysement (21,4 ans).

(101) Par impact « utile », il convient d’entendre le volume des bonifications qui vient s’ajouter, dans la limite de 40 annuités aux services effectifs et aux autres bonifications. Le volume total de ces bonifications peut naturellement être plus élevé : entre 13 et 17 ans pour les pensions liquidées en 2001 ayant la durée de bonification pour dépaysement la plus élevée.
(102) Le raisonnement vaut naturellement également pour toutes les autres bonifications mentionnées à l’article L. 12 du code des pensions.
(103) Analyse des durées de service effective des pensions pour les fonctionnaires civils décédés au cours de l’année 2001. L’âge moyen à la radiation des cadres est le même (58,5 ans) que la pension soit ou non assortie de la bonification. »

Face à ce constat d’un système anachronique et profondément inadapté, nombreux sont les aménagements envisageables : ciblage géographique beaucoup plus strict excluant notamment les DOM et TOM, exigence d’une durée minimale significative de présence continue à l’étranger et corrélativement absence de toute prise en compte des temps de transport et des missions, plafonnement du nombre d’annuités susceptible d’être acquises par un fonctionnaire au titre de cette bonification, etc.

Mais la Cour estime qu’avant d’envisager de simples aménagements aux règles actuelles, il convient de s’interroger sur le principe même du maintien pour l’avenir d’un dispositif de ce type. Y a-t-il lieu, pour l’Etat employeur, au regard des conditions actuelles d’exercice à l’étranger et des diverses mesures -indemnitaires et fiscales- prises pour faciliter cet exercice pendant la période d’activité, de consentir en outre un avantage différé sous forme de droits supplémentaires à pension ? Et dans l’affirmative, quels sont précisément les coûts, la perte de gains ou le désagrément qui seraient compensés de façon pertinente par des droits supplémentaires à pension et qui ne le seraient pas déjà par les mesures trouvant à s’appliquer pendant la période d’activité ?

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