Harcèlement sexuel : sans droits ni loi (Par Bastien Bonnefous)

AVANT, BÉRÉNICE (1)AVAIT « PEUR QU’ON NE LA CROIE PAS ». Aujourd’hui, elle vit avec « la rage qu’il soit toujours libre ». Fonctionnaire dans un grand ministère depuis trois décennies, cette mère de famille devait connaître la fin de son calvaire ce vendredi 8 juin devant la 31e chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Six ans de combat judiciaire pour que son ancien supérieur hiérarchique soit enfin jugé pour harcèlement sexuel. L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), qui la soutient, aurait bien aimé faire de l’audience un rendez-vous de combat, une tribune. Déjà, l’incontournable collectif féministe avait prévenu les journalistes pour la médiatiser au maximum.

Car, depuis le 4 mai et l’abrogation surprise du délit de harcèlement sexuel par le Conseil constitutionnel, Bérénice, comme toutes les autres plaignantes, sait que tout est à refaire. Le tribunal va devoir annuler sa procédure. Six ans de vie rayés en quelques mots et quelques minutes. Une audience express là où elle attendait depuis si longtemps une confrontation. Plus de harcèlement sexuel, de victime, ni de harceleur présumés. « Je vais le voir repartir libre. La justice va lui dire« Monsieur, vous n’êtes plus mis en examen ». Mais alors, tout ce qu’il m’a fait, c’est donc autorisé ?« , demande Bérénice, sagement installée dans un café parisien, la voix calme mais le regard dur.

En juin 2006, cette salariée traverse un divorce douloureux. Son mari la quitte et la laisse, perdue, seule avec ses enfants. Elle trouve une oreille attentive auprès de son chef de bureau. « Il me parlait, m’écoutait, tentait de me consoler… Je n’ai rien vu venir, je n’ai pas compris que j’avais été choisie par un pervers« , raconte-t-elle aujourd’hui. Au fil des semaines, l’homme se fait en effet de plus en plus pressant. Des messages explicites – l’enquête de police retrouvera quatre-vingt-trois SMS à connotation érotique (« je te couvre de caresses« , « je veux me glisser contre toi« , etc.) – et des approches directes. « Il tentait de m’embrasser, me prenait dans ses bras, je sentais son sexe en érection. Plusieurs fois, il a glissé ses mains dans mon décolleté ou entre mes cuisses. Une fois, il a voulu m’asseoir de force sur ses genoux.« 

En février 2008, Bérénice « trouve le courage » de porter plainte pour harcèlement sexuel. Son marathon judiciaire ne fait que commencer. « Lâchée par [sa]hiérarchie et les syndicats », sa première plainte est classée sans suite quelques mois plus tard. Elle en dépose une nouvelle, avec constitution de partie civile, pour harcèlement sexuel et agressions sexuelles, en janvier 2009. Le parquet prononce alors une ordonnance de non-lieu, mais la chambre de l’instruction ordonne un supplément d’information et son supérieur hiérarchique finit par être mis en examen, mais uniquement pour harcèlement sexuel.

Alors, le 4 mai, lorsqu’elle apprend par la radio l’abrogation de la loi, Bérénice ne comprend d’abord pas. « C’est mon avocat qui m’a expliqué que c’était fini, qu’il n’y avait plus rien. » Depuis, elle se démène. Elle a écrit au procureur de la République de Paris, puis à la nouvelle ministre de la justice, Christiane Taubira. Elle se dit prête à aller jusque devant la Cour européenne de justice pour se faire entendre. « Ma plaie sera toujours à vif tant qu’il ne sera pas puni, alors je me battrai jusqu’au bout« , explique-t-elle. Son conseil, Me Claude Katz, tente, de son côté, d’obtenirune requalification des faits en « agressions sexuelles » ou « tentative d’agression sexuelle ». Spécialiste de ces dossiers, il estime qu’il y a « des éléments suffisants » dans celui de sa cliente, même s’il sait qu’une fois déjà, en 2009, la justice a rejeté sa plainte pour agression sexuelle.

Bérénice n’est pas la première victime de l’abrogation de la loi du 17 janvier 2002. Le 9 mai dernier, Isabelle (1) a hurlé sa colère en pleine audience devant le tribunal correctionnel de Paris. « Tu as gagné !« , a-t-elle crié au visage du vieil homme qui lui faisait face sur le banc des prévenus. Elle l’a empoigné, avant d’éclater en sanglots, répétant en boucle : « Il m’a touchée et il a gagné. » Depuis trois ans, cette femme menue de 37 ans, secrétaire à l’Amicale des retraités de la Banque deFrance, se battait pour obtenir justice contre son supérieur direct, âgé presque du double. « Cet homme a touché mes seins, mes cuisses, mon sexe. A genoux sous mon bureau, il a touché mes mollets. Et aujourd’hui, j’entends que ma plainte est irrecevable ! Comment voulez-vous que je me sente ?« , a-t-elle lancé, épuisée, aux quelques journalistes présents dans la salle le 9 mai. Si elle veut que la justice la reconnaisse comme victime, Isabelle n’a plus d’autre choix que déposer une nouvelle plainte. Mais elle sait qu’il faudra encore des années avant la tenue d’un nouveau procès et c’est cette lenteur qu’elle ne supporte plus.

DEPUIS LA DÉCISION SURPRISE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL,l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, qui lutte depuis trois décennies contre le harcèlement, reçoit « entre trois et cinq appels téléphoniques par jour de victimes qui ne savent plus quoi faire« , explique sa déléguée générale, Marilyn Baldeck. Le site de l’association est, lui aussi, pris d’assaut par des femmes venues y dire leur désarroi et leur colère. « Je suis chez moi, assise devant la fenêtre à pleurer, je viens d’avaler je ne sais combien d’anxios, je me sens humiliée, je veux dormir et oublier« , écrit l’une d’entre elles. « Que vais-je faire maintenant ? J’ai tout perdu. Mon harceleur se pavane, il doit bien s’amuser avec ses amis, c’est horrible« , ajoute une autre. En abrogeant la loi, le Conseil constitutionnel a créé « un insupportable et catastrophique vide juridique« , estime Marilyn Baldeck. Les « sages » de la rue de Montpensier ont « envoyé un message d’impunité aux harceleurs« , accuse l’AVFT qui, avec d’autres associations féministes, a porté plainte contre le Conseil pour « trouble à l’ordre public ».

Le juge constitutionnel a estimé que l’article 222-33 du code pénal qui définit le délit de harcèlement sexuel n’était pas assez précis. Le texte stipule en effet,…

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