Derrière « L’Ordre et la Morale », les secrets d’Ouvéa (Benoît Collombat et David Servenay) (Actualisé)

L’épisode est resté, jusqu’à aujourd’hui, secret. Comme une scène de famille un peu honteuse. Il se déroule dans le huis clos de la caserne Satory à Versailles, siège du célèbre GIGN, le Groupement d’Intervention de la Gendarmerie Nationale. Cette troupe d’élite intervient dans les situations désespérées : prises d’otages, terrorisme, mutineries.

Ils sont trente, ce jour là, convoqués dans une salle de réunion par leur chef, le capitaine Philippe Legorjus. Ce sont des hommes soudés par les armes. Cinq semaines plus tôt, le 5 mai 1988, ils ont participé à l’assaut armé sur la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, où une trentaine d’indépendantistes kanaks retenaient en otage 23 gendarmes.

L’attaque de la grotte, ordonnée par le président Mitterrand et son Premier ministre Chirac, fut victorieuse à trois jours d’une élection présidentielle où tous les coups étaient permis. Les otages ont été libérés, mais les gendarmes portent sur les épaules un lourd bilan : 19 morts chez les kanaks, 2 morts dans les rangs militaires français.

Dans la salle, Legorjus est debout, face à ses gendarmes. Ils ont tous lu, quand ils sont revenus en métropole, les articles de journaux célébrant le courage et la geste de leur capitaine dans l’assaut d’Ouvéa. Legorjus, glorifié par l’Etat, est devenu un héros national. Derrière lui, au tableau, un schéma résume toute l’opération : la jungle, les postes de combat tenus par les ravisseurs, la grotte où s’entassent les 23 otages, dont 6 hommes du GIGN, et, tout autour, la position des unités d’élite : 11e Choc de la DGSE, commando Hubert de la Marine nationale.

Tel un maître d’école, Legorjus commence à détailler l’opération. Il est immédiatement interrompu par l’adjudant-chef Michel Lefèvre, qui lui lance : « Philippe, ça ne s’est pas passé comme ça. » Ce sous-officier, aujourd’hui, nous raconte la suite :

« Je prends sa place devant le tableau noir, et Legorjus s’écroule :« C’est vrai, reconnaît-il devant tout le monde, je n’ai pas dirigé l’assaut. Je n’étais pas en état physique et psychologique pour le faire ». »

Dans la salle, ébahi, Bernard Meunier. Un gendarme qui pendant huit jours est resté prisonnier dans la grotte. Il se souvient d’un débriefing tendu :

« Les questions ont fusé. Le ton a monté entre Legorjus et Lefèvre. Il n’y a pas eu d’insultes, mais c’était sérieux. »

La liste des reproches faits au patron des « super gendarmes » est cruelle : attitude équivoque vis-à-vis du pouvoir, fascination pour les médias, erreurs d’appréciation sur le terrain… Et, surtout, l’officier n’a cessé de se présenter devant les Français comme le « héros » d’Ouvéa. Alors qu’en vérité, pendant l’assaut…

Legorjus « planqué derrière un rocher »

L’assaut, on peut le voir comme si on y était : au cinéma dans L’Ordre et la morale, le film de Kassovitz qui sort le 16 novembre. La scène, validée par l’ancien chef du GIGN, qui a conseillé le réalisateur, nous montre un Legorjus au milieu de ses hommes. Un peu perdu certes, comme résigné par l’engrenage fatal de la violence, mais bien présent dans le feu de l’action.

Aujourd’hui, plusieurs acteurs de l’opération nous la décrivent d’une autre façon. Legorjus, disent-ils, n’a pas été au cœur du groupe chargé de délivrer les otages, mais bien derrière le « groupe d’appui », situé à l’arrière, composé d’un médecin, d’un infirmier et du magasinier chargé de l’armement. C’est-à-dire à l’abri des balles, contrairement à ce que le film laisse imaginer. Un membre de ce groupe d’appui :

« Nous sommes à dix mètres du groupe de tête, planqués derrière un rocher. Legorjus est à nos côtés. Il n’en bougera pas. Sa position m’avait parue bizarre. »

A l’avant, plus près du groupe de tête qui bondit sur la grotte en tirant, il y avait le jeune et inexpérimenté lieutenant Thimothée. Il suit les ordres venant de Legorjus, resté derrière, et reçoit une balle en pleine tête avant d’être évacué d’urgence. Il décrira plus tard au général Vidal, qui dirigeait les opérations sur place, ce qu’il a ressenti de l’attitude de Legorjus au moment de la charge :

« Lorsque, jeune lieutenant au cours de l’épreuve du feu, on reçoit des ordres de son patron pour monter à l’assaut, alors que celui-ci reste inactif et terré dans une anfractuosité à l’abri de tous les coups, cela vous marque pour la vie ! »

A ses côtés lors de ce premier feu, le gendarme Jean-Marie Grivel a pris une balle dans l’épaule. A son tour, il nous décrit une déception :

« Pendant ce premier assaut, Legorjus se trouvait avec le magasinier, planqué derrière un rocher. Je ne le verrai qu’une heure plus tard, alors que je suis sous perfusion au pied d’un arbre au bord du cratère qu’il viendra inspecter. »

Au téléphone, le capitaine Legorjus a accepté de répondre à ces témoignages. Il les confirme et justifie ainsi son absence dans l’assaut :

« J’accompagne le groupe, je m’insère dans un dispositif qui va être piloté par Lefèvre. Je ne pouvais pas être directif : j’étais lessivé par les huit jours de négociations. »

Legorjus, humaniste ou opportuniste ?

Ce premier assaut a fait 12 morts et une situation bloquée, car la grotte est encore sous le contrôle des indépendantistes, qui conservent leurs otages. Philippe Legorjus décide alors de tenter une négociation avec les chefs politiques des ravisseurs, le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste), demeurés loin d’ici. Pour cela, il juge opportun d’enlever sa tenue de combat.

Il retourne vers la base arrière, dans un village voisin, laissant ses hommes face à la grotte. Le général Vidal, qui commande toute l’opération, confie la responsabilité de l’ultime assaut à l’adjudant-chef Michel Lefèvre. Le capitaine Legorjus rate ainsi l’assaut final, celui qui aboutira à la libération des otages.

Kassovitz, dans son film, nous montre un Legorjus en guerrier humaniste. Un gendarme préoccupé de la vie des hommes, partisan d’une « méthode douce », et qui s’oppose aux faucons des forces spéciales françaises, hostiles aux pourparlers et favorables à un assaut brutal. Dans plusieurs scènes, on le voit se faire l’avocat déterminé d’une négociation pacifique, qui s’avèrera rapidement impossible.

« Plus les choses avançaient, plus j’étais isolé dans mon raisonnement, nous explique l’ex-capitaine aujourd’hui. Tout le monde voulait faire la guerre, sauf moi. Le chef des ravisseurs, Dianou, m’a demandé pardon dix fois, il voulait sortir vivant de cette affaire, lui et ses hommes. »

Alain Guilloteau, un des gendarmes pris en otage, donne une autre interprétation : « Dans cette histoire, Legorjus veut passer pour un chevalier blanc, estimant qu’il aurait pu mener à bien une négociation et éviter les morts ». D’autres témoins vont plus loin encore. Selon eux, au moment de cette crise, Legorjus avait clairement approuvé le principe et l’opportunité d’une action « de vive force ».

Le général Maurice Schmitt, qui était le chef d’Etat-major des armées de François Mitterrand, nous le dit sans réserves : « Legorjus était tout à fait favorable à une intervention. » Legorjus serait même directement à l’origine de la décision du président Mitterrand autorisant l’assaut le 3 mai 1988, à 13 heures, heure de Paris. André Giraud, ministre de la Défense, se trouve en cet instant à l’Elysée, avec en mains une note du général de gendarmerie Antonio Jérôme, qui résume la situation. En post-scriptum, ce général écrit :

« Un renseignement me parvient à l’instant provenant du capitaine Legorjus, m’apprenant qu’il a pu faire parvenir des armes aux otages. Dès lors, le capitaine Legorjus souhaite une exploitation rapide à laquelle je souscris. »

La position du soldat contraint

Cette volonté d’attaquer, plutôt que de négocier, est également attestée par le général Vidal et par Bernard Pons, le ministre des DOM-TOM, partisan à l’époque de « la manière forte ». Legorjus, nous disent-ils en substance, n’a jamais été contre l’assaut. Il l’a même soutenu, « suggérant lui-même d’utiliser le 11ème Choc », indique même une note des circuits internes de l’Etat. Le 11ème Choc, cette unité des forces spéciales connue pour son effet « rouleau compresseur », sa grande puissance de feu et ses assauts massifs. Confronté à ces témoignages, Legorjus endosse la position, douloureuse, du soldat exécutant les ordres du pouvoir :

« J’étais entièrement en désaccord avec l’idée de l’assaut, nous répond-t-il, j’ai avalé une couleuvre, je ne pouvais pas faire autrement, sauf à me mettre en état d’indiscipline. »

Dans la fiction de Mathieu Kassovitz, la scène de l’assaut final est singulièrement forte. On assiste, au début et à la fin du film, à un long plan séquence en regard subjectif, où Legorjus, visage défait, constate le chaos : les ravisseurs menottés à terre, les otages hagards, le chef kanak Alphonse Dianou blessé au genou sur une civière.

Le capitaine est ensuite témoin de deux exécutions sommaires, réalisées de sang-froid par des militaires français : un jeune indépendantiste abattu dans le dos, et un des chefs ravisseurs à genou exécuté d’une balle dans la tête. Legorjus, aujourd’hui, nous commente ces images : « C’est faux. Je n’ai vu aucune exaction. »

La question des exécutions sommaires reste un mystère de cette affaire. Legorjus certifie n’en avoir vue aucune, mais de jeunes kanaks survivants de l’assaut, porteurs de thé, en dénoncent à l’époque. Ils affirment que des soldats français ont de sang-froid abattu plusieurs preneurs d’otages. La justice française a ouvert une enquête qui n’a rien démontré. L’enquête de commandement de l’armée, elle, balayait ces accusations. Sauf une. Celle concernant la mort du chef des preneurs d’otages, Alphonse Dianou, apparemment brutalisé lors de son transport à l’hôpital, où il arriva mort.

Aucune exaction mais de “l’efficacité”

Bernard Pons, le ministre des DOM-TOM de l’époque, se souvient que Legorjus niait toute exécution sommaire. Et avec force :

« Il disait publiquement qu’affirmer que des ravisseurs avaient été exécutés était « un mensonge pur et simple », et constituait « une injure pour les morts kanaks, tous tombés les armes à la main ». Le lendemain de l’assaut, interrogé par la gendarmerie, il ne parle à aucun moment d’assassinats après l’assaut ».

Dans le compte-rendu d’opération qu’il rédige à l’époque,…

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