Mourir en Afghanistan : Piège des insurgés ou bêtise des chefs ? (Par Jacques BESSY, président de l’Adefdromil) (Actualisé)

Le 22 novembre 2008, l’explosion de deux mines survenue lors d’une reconnaissance à proximité du camp de Darulaman, près de Kaboul, a tué un adjudant et en a blessé gravement un autre.

C’étaient les premières pertes depuis la terrible embuscade d’Uzbin, qui a coûté dix morts à la France.

Le Chef des armées y est allé de son communiqué : « Le président de la République a appris avec une grande émotion le piège meurtrier par engin explosif tendu à une patrouille française ce matin, dans la région de Kaboul ». Puis après avoir exprimé sa douleur et présenté ses condoléances à la famille, il conclut : «Le chef de l’Etat a une nouvelle fois condamné avec force les pratiques lâches et barbares des ennemis de la paix en Afghanistan et a réaffirmé sa détermination à lutter contre le terrorisme. »

L’Adjudant REY du 3ème Régiment du Génie de Charleville Mézières, 32 ans marié et père de deux enfants était à l’époque le 23ème mort en Afghanistan.

Depuis, quarante militaires français de plus ont été tués et beaucoup d’autres ont été blessés. C’est le lot des soldats et ce risque fait partie intégrante de la condition des militaires. Mais si tout soldat, tout militaire sait qu’il peut être amené à donner sa vie ou à être blessé grièvement dans l’exécution de sa mission, il n’imagine jamais que la cause de ce sacrifice puisse être l’inconscience de ses chefs ou leur amateurisme.

Triste année 2008.

Amateurisme, parlons en justement et souvenons-nous de ce dimanche 29 juin, lors duquel un sous-officier du 3ème RPIMA de Carcassonne a blessé 17 personnes lors d’une démonstration en utilisant par erreur des balles réelles au lieu de balles à blanc. La réflexion du Président de la République, chef des armées, justement stupéfait par cette bavure reste dans les esprits : « Vous êtes des amateurs. Vous n’êtes pas des professionnels ».

Après la nomination d’un nouveau chef d’état-major de l’armée de terre, un mois et demi plus tard, le 18 août, dix militaires français sont tués dans une embuscade qui fait comprendre à la France que son armée est en guerre en Afghanistan. Rapidement, des familles estiment que des fautes pourraient avoir été commises dans la préparation et l’exécution de la mission. On parle alors de déposer une plainte pour connaître la vérité et rechercher les responsabilités s’il y a lieu. Ce sera fait fin novembre 2008.

Une vérité qui dérange.

On comprend mieux dans ce contexte que le drame du 22 novembre 2008 ne devait en aucun cas apparaître comme une nouvelle bavure. L’affaire en serait sans doute restée là, si deux blessés graves supplémentaires, victimes eux aussi des explosions, n’avaient été oubliés par l’armée dans les semaines et les mois suivants.

Ces deux blessés, le capitaine C et l’adjudant P, choqués par la mort de leur camarade, non suivis sur le plan psychologique, méprisés et placardisés pour avoir tiré la sonnette d’alarme dès le début de l’été sur la dangerosité du secteur où les explosions se sont produites, souffrent d’un syndrome de stress post traumatique appelé aussi névrose de guerre ou post traumatic stress disorder (PTSD) en anglais.

Écoeurés de la manière dont ils ont été traités, ne sachant à qui se confier, ils se sont finalement tournés vers l’Adefdromil pour parler et faire sortir la vérité. L’un d’entre eux nous a dit que l’écoute reçue et les échanges avec notre association, valent bien quatre séances chez le psy…

Les gentils organisateurs du « Club medlitaire » autorisent des ballades en montagne.

Un mois après son arrivée, en juillet 2008, le capitaine C découvre l’existence de sorties en montagne tous les vendredis, journée de récupération de la semaine. Au PC de la Brigade, personne ne connait le nombre des « marcheurs » et leur itinéraire. Il n’y a pas de moyens transmissions. En août, le colonel O désire officialiser ces sorties montagnes dans un règlement de service intérieur (RSI).

Le capitaine C tente de démontrer l’absurdité de cette activité. Elle est organisée dans une zone polluée. Elle est routinière : elle a lieu toujours le vendredi matin, sans moyens de transmissions. L’itinéraire exact n’est pas défini, de même que l’effectif. Et en cas de nécessité d’évacuation, la manoeuvre en zone montagneuse et polluée risque d’être compliquée.

Quant à l’adjudant P, dans son rôle d’adjoint mentor « génie », il constate au quotidien l’amateurisme de ses chefs et de ses camarades, non sensibilisés au danger des munitions non explosées, peu respectueux des procédures de destruction, inconscients de la dangerosité des munitions découvertes lors de fouilles. Il tente bien d’attirer l’attention de ses chefs, mais il est catalogué comme un empêcheur de tourner en rond. Ses comptes-rendus adressés directement à la cellule « Nedex (neutralisation d’explosifs) » à l’état-major de l’armée de terre restent sans effet. On lui reproche de faire la chasse aux munitions non explosées.

Interdiction de toute activité dans une zone dangereuse.

Le 10 octobre 2008, l’armée nationale afghane rend compte de la mort d’un berger par explosion à proximité du champ de tir, derrière le camp de DURALAMAN. Finalement il s’avère qu’il s’agit d’un chien ayant déclenché un dispositif inconnu dans un secteur régulièrement utilisé par les OMLT (operational mentoring and liaison team) pour des entraînements au tir et aux exercices et pour les fameuses « sorties en montagne ».

Cet incident confirme que le coin est effectivement dangereux. Le capitaine C demande donc à effectuer une reconnaissance : refusé ! Alors, il prépare à la signature du colonel O une note de service n°6408 datée du jeudi 23 octobre 2008 : « Cette note de service a pour but d’interdire toute activité dans la zone située au sud ouest de l’observatoire russe. De très nombreuses munitions (sous munitions et UXO) jonchent le sol dans cette zone. La mort d’un chien aux abords du BTR 70, le 10 octobre 2008, a entraîné une interdiction totale de la zone. »

La note n’est signée que quelques jours plus tard, pour ne pas contrarier la marche déjà prévue le lendemain. Manifestement, on ne croit pas à la réalité du danger et à l’utilité de l’interdiction.

On organise un entraînement dans la zone interdite.

Début novembre, des discussions informelles, sur le dernier DUBS (nom donné au camp) challenge datant d’octobre, font apparaître que certains ateliers ont été installés au milieu de nombreux UXO (munitions non explosées ou UneXploded Ordnance). L’équipe du colonel O veut organiser l’entraînement des nouveaux arrivants dans la zone pourtant interdite depuis une dizaine de jours et prépare une note de service. Finalement, faute de pouvoir faire respecter l’interdiction, le capitaine C demande à ce qu’une reconnaissance soit effectuée à proximité des lieux des ateliers et 10 mètres de part et d’autre du chemin sécurisé conduisant au champ de tir. Il soumet donc à la signature de ses chefs un ordre particulier – appelé FRAGO pour fragmentation order- le 17 novembre : « Suite à la note de service du 23 octobre 2008, la zone au sud ouest du camp de DURALAMAN est interdite à toute activité. Le DUBS challenge sera organisé dans cette zone à compter du 28 novembre 2008. Une reconnaissance des zones « atelier » sera effectuée par 2 MINEX du KANDAK 2. »

Un bilan humain particulièrement lourd.

Le 22 novembre 2008, deux adjudants, démineurs qualifiés, effectuent la reconnaissance demandée, tandis que l’adjudant P, en tant que conseiller EOD, supervise leur travail depuis le chemin. Ils détectent rapidement la présence de mines anti-personnel soviétiques, installées de nombreuses années auparavant. Le capitaine P arrive peu après sur les lieux. En fait, après avoir neutralisé deux engins proches du chemin où se trouvaient des enfants, les deux démineurs sont entrés dans un champ de mines, dont ils tentent de délimiter les contours. Ils reçoivent l’ordre de regagner le chemin sécurisé. C’est alors que l’un d’entre eux, l’adjudant W a le pied arraché par l’explosion d’une mine. Son camarade, l’adjudant REY choqué par le souffle s’assoit alors sur une autre mine non repérée. Son corps est pulvérisé par la nouvelle explosion. Le troisième adjudant, resté sur le chemin, recueille les débris humains et les cachent de la vue du blessé, tandis que le capitaine C parvient à faire approcher un véhicule de l’avant blindé (VAB) du blessé. Celui-ci est chargé à bord à grands risques. Il reçoit les premiers soins (garrot, piqûres, perfusion, etc..) du capitaine C, qui lui sauve la vie selon les médecins eux-mêmes. Il est ensuite évacué en hélicoptère sur l’hôpital militaire de Kaboul.

Pestiférés.

Le lendemain, le colonel O refuse au capitaine d’aller rendre visite au blessé à l’hôpital de Warehouse. L’après-midi, sur les lieux mêmes du drame, il ose lui demander : « Entre nous que foutaient-ils ici ? L’adjudant P, présent également, qui fait remarquer que les promeneurs du vendredi traversaient le champ de mines, s’entend répondre par un médecin : « Mon adjudant, ne remuez pas la m… si vous ne voulez pas être éclaboussé » ! Le surlendemain, 24 novembre, lors de la cérémonie de départ du corps de l’adjudant REY à Warehouse, puis à l’aéroport de Kaboul, pas une seule autorité n’adresse la parole au capitaine C. Lors d’un déjeuner entre « pestiférés », sentant son équilibre psychique fragilisé, il se fait hospitaliser dans le service « psychiatrie » de l’hôpital du camp de Warehouse. Il y reste jusqu’au 26 novembre au soir et à son retour, il demande à rencontrer le colonel O. Mais, ce dernier refuse de le recevoir : il regarde un film dans sa chambre.

Ensuite, il va devoir assumer le choc tout seul, sans qu’un seul de ses chefs ne lui demande s’il va bien, s’il dort correctement. Le médecin des OMLT ne jugera pas utile de le voir en consultation. Finalement, alors que le traumatisme vécu aurait dû motiver un rapatriement, le capitaine C et l’adjudant P rejoignent la métropole en décembre 2008 avec le reste de leur détachement.

La descente aux enfers.

Le capitaine C a été très marqué par la mort de l’adjudant REY et la blessure de l’adjudant W. Il ne comprend pas l’attitude de ses chefs qui l’ont tenu à l’écart. A son retour dans son régiment, il tient quatre mois. Puis commence alors sa descente aux enfers : il est hospitalisé pendant deux mois et demi. Il sort de l’hôpital pour apprendre qu’il est sanctionné pour une « faute professionnelle grave » par le chef de cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre. On lui reproche d’avoir tenté de neutraliser une des mines. Cette punition le désigne indirectement comme le responsable du drame et on lui explique que c’est pour le protéger d’une « judiciarisation » éventuelle…

Ensuite, il est de nouveau hospitalisé à plusieurs reprises, soit dans sa garnison, soit au Val de Grâce. Il ne reçoit bien entendu aucune visite hormis celles de sa famille et à l’exception notable de trois officiers supérieurs et d’un capitaine qui avaient compris sa souffrance  et qui n’ont pas ménagé leur temps pour lui rendre visite et l’aider, lui et sa famille, à chacune de ses hospitalisations. Au retour d’une période de congé de longue durée pour maladie, la direction des ressources humaines de l’armée de terre envisage même de le muter dans une autre garnison où il lui aurait fallu résider en célibataire géographique. Finalement, le projet est abandonné. En février 2010, il demande un entretien au général, inspecteur général de l’armée de terre. Mais celui-ci, parfaitement informé, compte-rendu à l’appui, évite d’aborder le sujet des évènements du 22 novembre 2008.

Aujourd’hui, le capitaine C se sent abandonné par l’institution. Son action ne sera jamais reconnue. Son avenir professionnel s’oriente vers une voie de garage. Il suppose que la carrière de ceux qui ont interdit toute activité dans la zone dangereuse, puis violé la consigne en y organisant un entraînement, et enfin ont ordonné la reconnaissance ayant conduit au drame du 22 novembre 2008, se poursuit brillamment.

Le chemin de croix de l’adjudant P, est moins chaotique, mais pas moins douloureux. A son retour dans son régiment, son nom ne figure plus dans l’organigramme et il est affecté dans un poste fictif en unité de combat. Pour l’occuper, on lui demande de préparer des séances de formation sur les réactions en zone minée, les tactiques et techniques contre-insurrectionnelles, séances qui sont systématiquement annulées au dernier moment sous divers prétextes. Au bout de quelques mois, un matin en arrivant à son régiment, il se rend compte qu’il n’est plus sûr de maîtriser la violence qui est en lui, née de l’injustice, de l’absurdité du drame et du mépris de sa hiérarchie. Il consulte alors à l’infirmerie où le médecin militaire comprend tout de suite la gravité de sa blessure psychique. Désormais, l’adjudant P est en congé de longue maladie et sa névrose de guerre a été reconnue imputable au service. Il est devenu agoraphobe. Même s’il maîtrise mieux ses pulsions, la douleur des souvenirs et la colère encore en lui l’ont déterminé à agir.

Il veut que la vérité éclate et que justice soit rendue. C’est pour cela qu’il a décidé de déposer une plainte devant le procureur près le tribunal aux armées de Paris, juridiction compétente pour connaître des crimes et délits commis par des militaires hors du territoire de la République.

L’Adefdromil soutient sa démarche courageuse.

Lire également

Afghanistan : un sous-officier porte plainte contre sa hiérarchie LePoint.fr

« Nous faisons désormais partie du paysage français de la défense » LePoint.fr

Une douzaine de blessés rapatriés d’Afghanistan Ouest-france.fr

Cet article a 5 commentaires

  1. touriste

    En passant, ce baladex existait toujours en Afghanistan début 2011 lors également de sorties cohésions. L’escalade du Garhib Ghar ou « pauvre montagne » en Dari. Ce sommet de 2663 mètres est situé près du camp de Warehouse dans la zone militaire de KMTC (Kaboul Military Training Center), quadrilatère d’environ 5 km2. Régulièrement gravi par des détachements successifs, en « light », c’est-à-dire sans arme longue, sans gilet pare-balles sans casque voire même sans sac, un « trekking » programmé cette fois le 7 janvier 2011 se termina avec une fracture sévère à la jambe d’un des participants (un commandant) qui fût redescendu du sommet à dos d’homme, avec le risque du sur accident. Au total le blessé du attendre trois bonnes heures entre le moment où il s’est cassé et son embarquement dans un VAB sanitaire. Par la suite il sera rapatrié médical sur la métropole… Demandez à la hiérarchie de vous montrer les photos de l’arrête finale sur laquelle à cheval et sans équipements de passage des militaires « jouent » (au risque de leur vie) aux free climbers! Conclusion 3ans après Uzbeen rien n’a vraiment changé…

  2. Adhérent qui demeure

    S’agissant des militaires victimes d’un système perverti par ses carriéristes, ses fous de quelque chose et quelques zozos, le colonel Jacques Bessy, nouveau président de l’Adefdromil, exprime une vérité imparable :
    – oui, notre association compte quelque 400 membres « permanents »,
    – parce que certains de ceux qui ont eu son soutien ne restent pas parmi nous ensuite, tellement ils ont souffert et ne veulent plus entendre parler de rien, surtout pas du panier de crabes pas très frais qu’est le ministère de la défense.

    Faut-il pour autant qualifier sur un ton qui se veut badin, ainsi qu’il l’a été fait dans les couloirs du cabinet du ministre et du SGA, l’Adefdromil de « groupuscule crépusculaire » ?
    En aucun cas, car notre association se régénère en permanence au fil de dossiers malheureusement nombreux, extrèmement lourds et rendus publics.

    Telle est bien la preuve imparable de l’utilité de l’Adefdromil, structure désormais incontournable que l’administration centrale énarcho-controlo-généralique et certains autistes prétendant « exercer la plénitude de leur commandement » en commettant n’importe quoi, ne peuvent plus espérer jamais tuer dans l’oeuf.

  3. Anonyme

    De trop jeunes et fraîchement engagés sont envoyés sur ce front ou l’on ne devrait trouver que des hommes aguerris. Bien que ces jeunes soient volontaires et que leur volonté soit indéniable, leur patriotisme louable à une époque ou chacun préfère se regarder le nombril et qu’il mérite toute la reconnaissance de la patrie, ce n’est, à mon humble avis, pas un endroit pour faire ses premières armes. Mon opinion serait toute autre s’il s ‘agissait de défendre le sol de France.

  4. CAMBRONNE

    J’ai en mémoire un accident du même type survenu en Irak, peut de temps aprés la fin de la guerre du Golfe. Une section du 1° RI était partie en footing dans une zone soit disant  »safe »! Au bilan, et sauf erreur de ma part, un mort et plusieurs bléssés graves, juste parce qu’un des courreurs a donné un coup de pied dans une sous-munitions. Le sport dans l’armée de terre est dangereux quand se sont les chefs qui s’en mêlent……..

  5. momo ex-colo

    j’ai bien fait de me barrer, je vois que rien n’a changé c’est lamentable, il faut porter plainte, la pyramide finira bien par tomber, tous ces officiers inutiles avec!!!

Les commentaires sont fermés.

À lire également