Pourquoi un polytechnicien démissionne du corps des officiers de l’air

II est difficile d’expliquer en peu de lignes comment je suis arrivé à la décision de demander ma démission du Corps des Officiers de l’Air. Les explications suivantes sont donc assez longues. J’ai pourtant essayé de m’en tenir au principal, ce qui peut expliquer le manque de nuances dans le propos.

Pour bien comprendre les raisons qui m’ont conduit à une perte totale de motivation et d’adhésion, il convient d’examiner les motivations qui m’ont fait choisir l’Armée de l’Air à ma sortie de l’Ecole Polytechnique. Outre une forte attirance pour le vol, j’étais sensible à l’idée de servir la Nation, dans un milieu privilégiant l’efficacité, la rigueur et l’honnêteté, la valeur humaine et la compétence, le bien commun à l’intérêt personnel.

Après maintenant plus de huit années passées au sein de l’Armée de l’Air, mon analyse du système est assez pessimiste et surtout elle me montre les divergences profondes entre la réalité et mes aspirations. Malgré un parcours personnel queje juge positif, de nombreux faits sont venus alimenter cette analyse au fil des ans, remplissant la coupe jusqu’au débordement actuel.

J’établis un parallèle entre l’Armée de l’Air et les systèmes soviétiques. D’autant que les restrictions budgétaires actuelles – et donc de moyens – renforcent l’image d’un système inadapté et proche du gouffre. Le parallèle que j’établis est valable à tout niveau. Tout sous-ensemble de l’Armée de l’Air est à lui seul un système soviétique. De même, l’Armée de l’Air s’inscrit dans le système plus global des armées.

Détournement du but véritable

Au lieu d’essayer de servir la cause première -le service de la Nation -, l’Armée de l’Air, et surtout les sous-ensembles qui la composent n’essaient que de justifier leur propre existence, en créant de faux besoins, de fausses capacités, ou en voulant traiter des problèmes qui ne relèvent pas de leurs compétences. Conséquence désastreuse : l’efficacité est le dernier souci du système, malgré les déclarations de façade. Il est compréhensible que les armées ne soient pas rentables vu qu’elles neproduisent pas. En revanche, elles devraient rechercher en priorité l’efficacité, la bonne adéquation des moyens et des résultats. Que voit-on? Que des exercices brillamment réussis, des participations exemplaires, etc. alors qu’il est évident que des problèmes, parfois profonds, sont mis en lumière. L’autosatisfaction est la règle, l’autojustification la norme.

Fuite en avant

Le défaut précédent est amplifié par les restrictions budgétaires. Comme l’Union Soviétique des années 80, l’Armée de l’Air s’est lancée dans une fuite en avant Plutôt que de reconnaître les problèmes existants et de rechercher une adaptation, le système déclare être capable de faire plus avec moins. Les ambitions affichées deviennent de plus en plus démesurées et déconnectées de la réalité, au point de ressembler à des déclarations de dirigeant nord-coréen.

Sélection de l’élite

Chaque système a besoin de générer son élite. La difficulté réside dans sa sélection et sa formation. Dans l’Armée de l’Air, cette élite est principalement constituée par les directs-chasseurs-brevetés. La sélection pose déjà problème : pourquoi un chasseur serait-il un meilleur officier d’etat-major? En quoi quelqu’un qui a eu les meilleures notes à Salon est-il plus apte à commander? Et surtout, comment justifier que certains ayant montré de sérieuses incompétences durant leur carrière arrivent à faire partie de cette élite, et qu’inversement des officiers brillants en soient écartés? Je ne peux me contenter d’arguments tel que «il faut bien faire une sélection» ou « toute sélection a ses défauts ».

Ce système a des effets pervers et il distille un poison à l’action lente mais inévitable: pourquoi quelqu’un qui ne peut faire partie de cette élite devrait-il chercher à donner le meilleur de lui-même? Inversement, pourquoi quelqu’un qui va faire partie quasi-automatiquement de l’élite chercherait-il à prouver ses compétences?

Nomenklatura

Du fait de sa sélection et des carrières qui lui sont promises, cette élite se transforme en une véritable nomenklatura, une caste, qui ne cherche qu’à préserver ses privilèges et à masquer ses incompétences, préférant dire de nombreuses choses que faire réellement quelque chose. Autres conséquences : protection, copinage, dérives abusives, culte de la personnalité, etc. Les membres de cette nomenklatura se protègent vis-à-vis de l’extérieur, car attaquer l’un d’entre eux revient à attaquer le système. Il est d’ailleurs « hors de question de remettre en cause x années de notation ».

Luttes intestines

En revanche, c’est la guerre ouverte au sein de cette élite (mais également au sein de chaque unité au sens large) pour s’attirer les faveurs des échelons supérieurs, puisque finalement c’est le seul critère mesuré. Du coup, au lieu d’aider les autres pour le bénéfice de l’action commune et la réalisation du grand dessein, onne cherche qu’à les torpiller pour se mettre en avant : cela se voit aussi bien dans la compétition individuelle que entre grands commandements, entre les années et entre les membres d’une coalition (cf. Kosovo). Je suis effrayé par l’énergie dépensée dans ces actions, énergie qui manque cruellement à la réalisation de la vraie mission.

Les dirigeants sont déconnectés des exécutants

Tels les membres du Parti qui en fait profitent des masses laborieuses, les chefs, quel que soit leur niveau hiérarchique, ne font que peu de cas de leurs subordonnés (ce qui est un comble dans un milieu militaire). A chaque niveau, on ne cherche qu’à satisfaire les désirs de l’échelon supérieur, voire à proposer encore plus – on est tellement fort – sans se soucier des conséquences pour l’échelon inférieur, « s’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à aller dans le civil ». Il se produit donc une amplification de la charge pour le seul intérêt personnel de l’élite. De même, l’élite n’hésite pas à demander des sacrifices aux subordonnés, sacrifices qu’elle ne se demande pas étant persuadée d’avoir droit à des privilèges.

La déresponsabilisation

Alors que prendre ses responsabilités est une image forte dans l’imaginaire militaire, en pratique la réalité est bien différente. Chaque échelon veut absolument contrôler l’échelon inférieur et lui refuse presque tout pouvoir de décision. Mais, en même temps, par peur de déplaire et pas mécontent de trouver un parapluie.il remet cette prise de décision à l’échelon supérieur qui ne demande que cela. Du coup, des sujets extrêmement futiles ou au moins inappropriés sont traités au plus haut niveau. Quant aux vrais problèmes, ils semblent se perdre dans les méandres d’une bureaucratie peu pressée de les résoudre.

La voix du parti et le goulag

Pour masquer tous ces dysfonctionnements, le système se réfugie derrière une rhétorique consensuelle. Ce discours politique, abusant d’un langage technocratique, se refuse à aborder les vrais problèmes et à en faire part aux échelons supérieurs voire à la Nation, II est consternant de voir le gouffre qui sépare les déclarations du plus haut niveau et les mots de la base. Fort heureusement, les bagnes disciplinaires ont disparu. Néanmoins, le système – en fait l’élite -, n’accepte aucune remise en cause, car cela impliquerait à ses yeux sa propre critique. Ceux qui sont jugés subversifs sont donc mis à l’écart. Ce sont d’ailleurs les seuls sanctionnés du système, qui est beaucoup plus indulgent avec les incompétents qui, au pire, se retrouvent dans des placards dorés et rémunérateurs. Je comprends tout à fait que cette analyse soit jugée trop forte, trop entière pour être juste. D’ailleurs, le parallèle établi est forcément réducteur et ne permet pas d’aborder d’autres points tels que les effets néfastes du concours CID, la gestion ou plutôt l’absence de gestion des ressources humaines, la politique d’équipement, etc.

De plus, je ne pense heureusement pas que tous les membres de l’Armée de l’Air soient animés d’aussi noirs desseins. Il existe à tous les niveaux des gens qui ont su garder une foi forte malgré les défauts dusystème. J’ai eu d’ailleurs des discussions avec nombre d’entre eux sur le sujet. Il est frappant de constater que beaucoup partagent mon analyse, au moins dans une certaine mesure. La vraie différence se situe dans leur croyance que le système va évoluer positivement grâce à eux. Je ne partage pas cette opinion. Le système ne peut évoluer comme cela ou pas suffisamment rapidement. Au contraire, c’est le système qui les fera évoluer en raison des obligations liées aux fonctions et grâce aux carottes promises.

Je ne pense pas que le système changera. Je ne pense pas être capable de faire changer le système. Je préfère donc partir. Je ne retrouve plus aucune des valeurs auxquelles je crois : efficacité, rigueur, honnêteté, respect de la valeur humaine, compétence, service de la Nation, etc. Je sais que je n’ai guère plus de chances de les rencontrer dans d’autres milieux mais au moins je n’en serais pas déçu, ne les attendant pas. Cependant, je pense que je me réaliserais mieux, que j’apporterais plus à la Nation ailleurs.

J’ai donc exposé les raisons de mon rejet de l’Armée de l’Air en tant que système. Chaque jour m’est devenu insupportable, chaque matin me demande un effort de plus en plus grand pour venir dans ce qui est devenu un enfer intellectuel. Car chaque travail confié, chaque message lu, chaque discussion ne m’apparaît plus que sous l’éclairage des intérêts personnels, de l’inefficacité, de la fuite en avant, et me conforte dans mon analyse. Chaque jour devient donc plus difficile.

C’est pourquoi je demande à partir rapidement, avant de sombrer. La date demandée me permet de remplir les tâches que j’ai acceptées avant de prendre ma décision (c’est-à-dire l’exercice SEA TURTLE en Oman). La volonté de respecter mes engagements me permettra de tenir jusque là … j’espère.

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