Misère de la stratégie ou stratégie de la misère militaire

La défense d’une démocratie ne repose pas sur le nombre des porte-avions ou des sous-marins mais sur la valeur et la volonté des citoyens-soldats qui la protègent.

La vie des institutions n’est pas un long fleuve tranquille. Dans un monde de rapports de force, c’est une vie de conflits, de batailles. Comment imaginer, sur ces concepts guerriers, institutions mieux armées que les forces militaires pour tenir leur place dans la cité ?

Hélas ! Misère de la stratégie militaire ! Les forces armées françaises sont bien incapables de se défendre sur ce terrain. Elles ne sont pas plus que des enfants armés de hochets.

Le Haut comité d’évaluation de la condition militaire vient d’établir [1] que la fonction publique civile était cinq fois plus attractive et recrutait avec de meilleurs niveaux de diplôme et une plus grande sélectivité que les armées. Policiers et personnels pénitentiaires arrivent en tête des progrès de rémunération et de carrière, laissant loin derrière les militaires.

Il est très satisfaisant de constater que d’autres corps voient leur difficile travail reconnu et attirent par conséquent nos jeunes concitoyens. Il est difficile, par contre, de saisir en quoi le soldat ou le gendarme a démérité. Non ! Le mérite ne manque pas ; ce sont les armes qui font défaut ! Ne cherchez pas du côté des chars et des porte-avions ; Il s’agit d’autres armes, celles qui font la grandeur des Démocraties : la liberté d’expression, individuelle et collective, et la liberté d’association, dont seuls les militaires sont privés.

La misère de la stratégie ?

Du côté des militaires, la misère de la stratégie est de ne choisir d’engager que des combats périphériques. En 1989, les gendarmes se battent sur les conditions et le temps de travail et gagnent. En 2001, les gendarmes montent au front sur des compensations financière et gagnent. De belles victoires, qui profitent à toutes les armées, mais qui ne modifient qu’un court instant la situation, parce que le combat décisif est ailleurs et n’a jamais été engagé : gagner les libertés civiles !

On ne saurait pourtant reprocher ces erreurs à des militaires dispersés et sans chef autre que hiérarchique, justement parce qu’il leur est interdit de s’associer et de s’organiser.

Mais les gouvernements ont de louables contraintes : face aux déficits, limiter les dépenses. On en vient cependant à se demander si les restrictions des libertés civiles des militaires découlent, en France, de hautes raisons morales – dépassées ailleurs – ou s’il s’agit surtout, en muselant toute expression, d’économiser quelques deniers.

Dans cette cynique hypothèse, une erreur stratégique politique a néanmoins été commise lors de la réforme du statut des militaires, en 2004. Certes, on a veillé à maintenir l’interdiction de l’expression collective, du droit d’association et à renforcer les sanctions disciplinaires mais, en ne dissociant pas les différentes armées et notamment pas la gendarmerie, on a maintenu les militaires dans un système unique et verrouillé, alors même qu’est constatée :

« en particulier chez les militaires de l’armée de terre, une tendance à comparer leur situation avec celle des gendarmes, jugée dans l’ensemble plus favorable […] et chez ces derniers des insatisfactions récurrentes résultant de la comparaison de leur condition avec celle des fonctionnaires de police. » [2]

La totalité des forces armées est placée dans une dynamique de poursuite permanente, de proche en proche, derrière des forces de police décrochées des grilles de la fonction publique depuis 1995.

Quant aux mesures accordées aux militaires, comme les galons distribués par le PAGRE [3] aux gendarmes, elles relèvent du pis aller : une fois que les nouvelles épaulettes auront été prises, l’avancement se grippera. Chacun pourra constater alors, par exemple, que si en 1970 un lieutenant des armées était considéré comme l’équivalent d’un commissaire [4], en 2012 il ne sera même plus question de le comparer à un lieutenant de police.

Ou la stratégie de la misère ?

De pareilles erreurs de stratégie politique sont-elles possibles ? N’est-ce pas plutôt que la véritable stratégie reste cachée : une stratégie de la misère militaire ! Simple scénario de jeu de guerre, bien sûr.

Un premier volet, d’abord, consistant à maintenir le système militaire sous pression pour favoriser une troisième crise de la gendarmerie conduisant à la démilitarisation et à la fusion avec la police. Pousser les gendarmes jusqu’à l’extrémité où, excédés et épuisés, ils demanderont à quitter les armées. Sans cela, comment enclencher une telle réforme, dans le but de réaliser de substantielles économies d’échelle et en se débarrassant des coûteux logements de fonction – dernier rempart pourtant d’une sécurité de proximité dans les campagnes – sans créer un tollé général ? Si les gendarmes eux-mêmes ne déclarent pas forfait, comment convaincre les élus et populations des communes rurales ? Certes, tant pis, cela affaiblirait la sécurité des campagnes, mais que de centaines de millions d’euros sauvés !

Le deuxième volet est bien plus alléchant ! A force d’abaissement des conditions matérielles et morales des militaires, voilà poindre les maux décrits par Tocqueville : « …les hommes de guerre tombent au dernier rang des fonctionnaires publics. On les estime peu et on ne les comprend plus. […] Ce ne sont plus les principaux citoyens qui entrent dans l’armée, mais les moindres. On ne se livre à l’ambition militaire que quand nulle autre n’est permise. » Il n’est que des citoyens égaux et l’équilibre de la démocratie voudrait que ses défenseurs ne soient pas moins égaux que les autres. Mais qu’adviendrait-il si la stratégie de la misère parvenait à son terme, si les armées de la République n’arrivaient plus à recruter des hommes et des femmes de valeur ?

Ne voyez-vous pas ces sociétés de sécurité qui, même en zone de guerre, développent leurs compétences, leurs moyens et leurs marchés comme autant de petites armées privées qui demain grandiront, fusionneront, pour offrir des gammes de prestations élargies à moindre coût ? Voilà la solution : l’externalisation absolue! Finalement le risque de guerre majeure est minime, pourquoi conserver en permanence ces effectifs nombreux et ces matériels coûteux, alors qu’en cas de besoin on pourra faire appel à des régiments « sur étagères » pour telle ou telle intervention ? Avec une prime : l’opinion publique n’aura plus à rechigner devant les pertes, à se mêler de ce qui, pour certains, ne la regarde pas. Ne suffirait-il pas de conserver un noyau d’armes de destruction massive pour rester dissuasif ? Que de milliards économisés cette fois !

Des forces mercenaires ? Maints régimes politiques dans le passé en ont fait leurs armées. Mais, étrangement, les rares fois où les démocraties y ont eu recours, elles n’étaient plus très loin de s’effondrer sur elles-mêmes.

Science fiction que tout cela ! Certes ! Et puis même, n’ayez nulle crainte ! Au milieu des ruines, il resterait toujours les vieux soldats congédiés, d’une ancienne République, pour reprendre les armes. Parce que ces vieux enfants ont un idéal du doux nom de Démocratie et qu’ils savent, eux, à la différence de tous les autres grands enfants, qu’un idéal n’est jamais acquis : à chaque seconde il faut se battre pour la liberté, pour la liberté d’expression.

[1] HCECM, Premier rapport annuel, février 2007.

[2] HCECM, Premier rapport annuel, février 2007, p. 80.

[3] Plan d’Adaptation des Grades aux Responsabilités Exercées.

[4] C’est un policier qui l’écrivait : J. Lantier, Le temps des policiers, Paris, Fayard, 1970, p. 14

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L’erreur stratégique des militaires

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