La fin d’un tabou : la défense des droits des militaires

Depuis 1872, c’est à dire depuis que la France a choisi le régime républicain, les militaires ont constitué une catégorie à part dans la nation, totalement en marge de la vie de la société. Il a fallu attendre 1945 et la volonté du général de Gaulle pour que le droit de vote leur soit accordé. Cette marginalisation est tellement passée dans la conscience collective que l’Armée continue d’être appelée « La grande muette » !

Depuis la professionnalisation en 1997, le contexte a complètement changé puisque pour la première fois de son histoire moderne, la France ne fait plus appel à la conscription. Les choses ont alors commencé à bouger grâce à l’action d’une association méconnue du grand public, l’ADEFDROMIL, créée en 2001 – de manière prémonitoire – quelques mois avant les manifestations en armes de militaires de la gendarmerie, qui restent un fait unique dans les annales de la République.

Pour faire court, disons que l’Adefdromil n’est pas née avec une petite cuillère d’argent dans la bouche. S’agissant d’une personne morale, elle n’a été parrainée par personne, loin de là.

Les états-majors, le directeur de cabinet de la ministre n’ont pas hésité à sortir ou faire sortir la grosse artillerie, dont notamment la menace d’excommunication pour ceux qui y adhéraient, en se fondant sur l’article 10 du statut général de 1972, repris dans l’article 6 de celui voté en 2005 qui interdit – en violation de la Constitution de 1958 – l’adhésion à des « groupements professionnels », dont personne ne connaît vraiment la définition.

Il est vrai que l’objet de l’Adefdromil : « l’étude et la défense des droits, des intérêts matériels, professionnels et moraux, collectifs ou individuels des militaires relevant du statut général », peut être rapproché de l’article L 411-1 du code du travail relatif à la mission des syndicatsqui dispose : « Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu’individuels, des personnes visées par leurs statuts. Toutefois, l’Adefdromil n’est pas stricto sensu un syndicat, même si elle y ressemble.

Mais, il faut croire que la création de l’association correspondait à un vrai besoin des soldats professionnels, car après un mouvement de recul passager faisant suite à l’oukase ministériel, les adhésions ont repris, encouragées par la publicité involontaire du ministère et le succès du site de l’association qui reçoit plus de 37000 visites par mois depuis plus de 60 pays et diffuse des informations appréciées.

Il est vrai également que, passé le choc émotionnel -pour la haute hiérarchie- de la création d’une association de militaires d’active, l’analyse juridique des experts a conduit sans doute la ministre à se montrer prudente. En effet, l’interdiction législative est en contradiction avec les principes constitutionnels de la République et surtout avec la convention de sauvegarde des droits de l’homme ratifiée par la France. Les sanctions prises sur une base juridique pour le moins discutable pourraient donc être censurées par le juge de l’excès de pouvoir. De plus, on s’est aperçu à divers niveaux que notre association permet de faire remonter des informations sur des situations ou des incidents graves passés sous silence.

Mais cette guérilla se déroule dans l’ombre ou entre initiés, hors du champ d’intérêt habituel des médias. C’est pourquoi, au moment où va s’ouvrir la campagne électorale pour le scrutin du 22 avril prochain, l’Adefdromil tient, par la voix de son président, à attirer l’attention des candidats sur certains aspects mal connus de la situation des membres des forces armées.

En se professionnalisant, les militaires sont devenus des citoyens comme les autres au même titre que les pompiers ou les policiers, leurs plus proches voisins de par le métier.

En mars 2005, suivant l’avis d’une commission présidée par le conseiller d’Etat Renaud Denoix de Saint Marc, et composée notamment de hauts gradés, les parlementaires se sont empressés d’approuver un projet de statut général censé rénover la condition militaire. Malheureusement, le qualificatif « nouveau » donné à ce statut ne le rend pas profondément différent du précédent dont les militaires dénonçaient les défauts. Tout ce qui contribuait à la marginalisation sociale des militaires à l’époque de la conscription a été maintenu.

Il est vrai que les parlementaires se sont peu investis sur le sujet. Ils ont préféré le doux ronronnement de l’hémicycle aux âpres discussions qu’eût dû entraîner une saine émulation parlementaire. Majorité comme opposition ont brillé par leur manque d’intérêt pour la condition militaire et, d’une façon plus générale, pour la rénovation de l’outil de défense sur le plan humain. C’est ainsi que le statut a été voté en catimini par un groupuscule de 7 parlementaires sur 70 que compte la commission de la défense.

En définitive, les députés ont considéré que les militaires « professionnels » étaient soit par nature dangereux, soit des citoyens de seconde zone. Car telle est bien leur situation, aujourd’hui.

Nous ne ferons qu’aborder succinctement trois domaines

1.- Tout d’abord, les militaires demeurent des citoyens émasculés en ce qui concerne les principaux droits du citoyen, reconnus par ailleurs aux fonctionnaires :

leur droit d’expression est toujours limité ; le droit d’association pour défendre leurs intérêts professionnels est interdit et ce domaine continue d’être confié à leur propre hiérarchie, ainsi que l’énonce l’article 6 du statut général : « il appartient au chef, à tous les échelons, de veiller aux intérêts de ses subordonnés ». Dès lors, le respect des simples droits se perd dans le flou des notions d’intérêt et de « chef à tous les échelons ». Le militaire, bien que professionnel, est privé du droit d’adhérer à un parti politique.

En un mot, il n’est rien !

Ces nouveaux « professionnels » de la chose militaire sont ainsi tenus globalement à l’écart de la citoyenneté pleine et entière accordée aux autres membres de la fonction publique. Par rapport aux fonctionnaires, ils n’ont que des devoirs renforcés, la plupart du temps sans justification.

Pourtant, aucune raison ne s’oppose, aujourd’hui, à ce que les militaires participent pleinement à la vie civile et politique de la Nation. Bien plus, leur marginalisation peut même devenir dangereuse au gré des aléas de l’histoire.

2.- Le militaire, même et surtout s’il est affublé de l’étiquette « professionnel » est avant tout un agent de l’Etat et en tant que tel son statut doit lui offrir, toutes conditions égales par ailleurs, les mêmes garanties, les mêmes droits qu’aux autres membres de la fonction publique.

Or, aujourd’hui, il ne réussit pas à savoir comment il se situe dans le classement établi par le décret du 10 juillet 1948, qui porte « « classement hiérarchique des grades et emplois des personnels civils et militaires de l’Etat relevant du régime général des retraites ». Rappelons que cette grille unique de rémunération pour toute la fonction publique fut instaurée au lendemain de la libération par le général de Gaulle. Un malaise s’est établi à ce sujet chez les non officiers des différentes armées, auxquels on propose de reconduire à peu de chose près leur grille indiciaire actuelle, tandis que les officiers tentent de se faire doter d’une grille d’énarque. De surcroît quand le militaire professionnel sert outre-mer, il ne bénéficie pas des avantages accordés aux autres agents de l’Etat et l’imposition qui en résulte obéit à des règles particulières ; Le harcèlement moral ou sexuel, objet de la loi du 17 janvier 2002, ne figure pas dans son statut ; Le conseil supérieur de la fonction militaire créé en 1969 n’est qu’un pâle ersatz du conseil supérieur de la fonction publique. La représentativité de ses membres –élus par des militaires tirés au sort- n’est pas crédible. Ceux-ci ne disposent d’ailleurs d’aucune disponibilité particulière pour exercer leur mandat. Bien plus, on leur interdit de se concerter avec leurs camarades ce qui serait une démarche « syndicaliste ». Aucun représentant militaire ne siège au conseil supérieur de la fonction publique ; Dans la pratique, des militaires féminins sous contrat ont essuyé des refus de renouvellement de leur contrat en raison de leur état de grossesse.

Ce ne sont là que des exemples et non une revue systématique, ordonnée du nouveau statut des militaires et de ses pratiques par rapport à ce qui se fait dans la fonction publique. Rappelons à ce sujet que les membres ayant participé à l’élaboration du rapport préparatoire au nouveau statut ont délibérément évité de procéder à toute comparaison avec le reste de la fonction publique, pour éviter toute critique du statut croupion octroyé aux soldats de la France.

3.- Le militaire « professionnel » ne bénéficie pas de l’application des règles usuelles relatives à la fonction publique générale.

Citons quelques exemples :

Dans beaucoup de cas, dont traite l’Adefdromil, le droit à l’information et à la transparence prévu par la loi du 12 juillet 1978 ne lui est pas facilité ; En dépit des affirmations du ministre de la défense, le régime disciplinaire n’est pas celui appliqué par la fonction publique. C’est ainsi que sous prétexte que la disponibilité pour servir en tous lieux et en tout temps est un devoir de l’état militaire, le déplacement d’office est utilisé comme une punition complémentaire de la sanction principale sans les garanties disciplinaires prévues, sans prise en considération des conséquences familiales souvent dommageables et sans intérêt réel du service ; La loi de juin 2000 a institué une commission de recours des militaires censée examiner objectivement les conflits du travail au sein de l’institution militaire. Or, la composition de cette commission formée exclusivement d’officiers généraux ne lui permet pas de rendre des avis impartiaux. De plus, elle n’est pas compétente pour les affaires disciplinaires.

L’Adefdromil ne peut que regretter que le militaire professionnel français ne soit pas traité selon les voeux formulés par les membres de l’assemblée parlementaire du conseil de l’Europe – recommandation n°1742 du 11 avril 2006 de l’assemblée parlementaire du conseil de l’Europe- et que le gouvernement met sous le boisseau.

Il est déplorable que l’armée française soit une des dernières des armées occidentales à vouloir maintenir contre tout bon sens ses militaires sous un statut d’une autre époque. Les militaires allemands, belges, irlandais, espagnols disposent déjà d’une représentation professionnelle indépendante de la hiérarchie. Les Britanniques viennent quant à eux d’annoncer début décembre la création de la British Armed Forces Federation (BAFF).

Notre association est donc prête à dialoguer avec le ministère et à négocier au nom des militaires pour peu que cette compétence lui soit donnée et que la hiérarchie militaire accepte d’écouter et de pratiquer la concertation autrement et avec de nouveaux partenaires.

Enfin et surtout, l’Adefdromil ne peut que déplorer l’absence d’intérêt porté à la défense de la France. Cette question mérite d’autant plus d’être posée à la fin de ce propos que la société a certes évolué mais que le danger n’a cessé de croître tout en changeant de forme. Alors que cette défense requiert la participation de tous les citoyens sous une forme ou sous une autre, le nouveau statut général des militaires du mois de mars 2005 n’a pas su organiser les évolutions indispensables au risque que ce soit la nation tout entière qui en subisse les conséquences.

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