Faut-il démilitariser la gendarmerie ?

Adefdromil :Dominique BRIENNE, tout d’abord, merci d’offrir l’exclusivité de votre intervention à l’ADEFDROMIL. Avant que les visiteurs de notre site ne se lancent à la découverte de vos propos, pourriez vous brièvement vous présenter ?

Dominique BRIENNE : Ce qui peut être intéressant pour vos lecteurs, c’est de savoir que j’ai occupé divers postes en administration centrale et que j’ai beaucoup réfléchi sur la sociologie militaire en général et sur les relations de commandement, en particulier dans une armée professionnelle. Je pense donc avoir quelques compétences pour tirer les enseignements de la crise exceptionnelle qu’a connu la Gendarmerie en décembre 2001 et indirectement l’ensemble des Armées.

Adefdromil : C’est la première fois que les armées françaises connaissent une telle crise, qui s’est exprimée à travers des actes contraires à la discipline militaire ?

DB : Tout d’abord, il est tout à fait piquant qu’un tel comportement hors normes soit le fait des gendarmes qui ont souvent mis en avant leur respect de l’état de droit et leur loyalisme envers les institutions. Il suffit de se souvenir de l’époque pas si lointaine de la fin de la guerre d’Algérie et de « l’après – putsch » de 1961, périodes pendant lesquelles les gendarmes ont largement participé à la chasse aux mutins …

A titre anecdotique et pour remonter un peu plus loin dans le passé, les armées ont déjà connu au moins une fois un tel mouvement social, concerté et sans violences. C’était en 1815 à Strasbourg, après la défaite de Waterloo. L’armée du Rhin aux ordres du Général Rapp a refusé de se laisser dissoudre sans avoir été entièrement soldée. La manifestation collective de plusieurs milliers d’hommes a été organisée et dirigée par un sergent du 7ème régiment d’infanterie légère nommé Dalousi, qui s’était rebaptisé, non sans humour le général « Garnison ». Les officiers et notamment le Général Rapp avaient alors été écartés de leur commandement pendant plusieurs jours en attendant la collecte des fonds destinés à payer les soldats licenciés, auprès des notables de la ville. Aucune sanction n’avait été prise à l’époque contre les mutins. Il faut croire que le commandement était peu rancunier, car par la suite Dalousi devint officier.

Adefdromil : Comment expliquez-vous cette crise ?

Cette question appelle des réponses à deux niveaux.
Tout d’abord, il y a bien évidemment les causes directes du mécontentement des gendarmes qui ont été développées dans de nombreux articles de journaux ou de publications spécialisées. Pour l’essentiel, elles résident dans des conditions de travail fortement dégradées selon ce qui s’est dit, et dans la perception qu’en ont eu la plupart des militaires de la gendarmerie en comparaison de celles des policiers.

Mais la vraie question à se poser est : pour quelles raisons le système de concertation rénové justement en 1989, après la crise des « lettres anonymes » dans la gendarmerie n’a t’il pas fonctionné ? Pour quelles raisons, la hiérarchie de la gendarmerie a t’elle été incapable de se faire entendre de son ministre ?

Tout d’abord, la crise résulte de l’échec du système de concertation actuel.

Je ne reviendrai pas sur le système de concertation et ses insuffisances très bien décrits dans l’article de Jean de Montjay « Pour un syndicalisme de raison dans les armées » présenté sur le site de l’Adefdromil. Cet article publié voici plus d’un an est prémonitoire de ce qui s’est passé, notamment lorsqu’il parle du « spectre de la crosse en l’air ». Faute de se faire entendre, la haute hiérarchie n’a pu éviter l’établissement d’un rapport de force entre l’Etat et ses gendarmes. Ainsi, le directeur général de la gendarmerie a échoué à convaincre son ministre de la nécessité de prendre des mesures drastiques alors même que l’imminence de la crise avait été, semble t’il, largement annoncée. Cet échec est aussi celui du conseil de la fonction militaire de la gendarmerie qui n’a pas su non plus alerter le niveau politique. Le scénario démontre également que les politiques sont incapables de tenir le rôle qui leur est dévolu par la loi. En fait, ils ne sont sensibles qu’au rapport de forces que ce soit celui qui sort des urnes ou celui qui s’exprime dans la rue ou dans les mouvements sociaux. Il faut donc repenser en profondeur le système de concertation dans une armée entièrement professionnalisée, si on souhaite éviter de nouvelles manifestations d’indiscipline qui ternissent gravement l’image de l’armée et des militaires.

Une deuxième cause réside dans la spécificité des missions de la Gendarmerie qui les conduit naturellement à se comparer aux policiers.

Par rapport à celle des autres armées ou services, la situation matérielle des gendarmes est sans conteste la meilleure avec une grille indiciaire particulière, le logement fourni gratuitement et non imposable en tant qu’avantage en nature, et une prime de sujétion de police d’environ 20% de la solde. Les gendarmes sont donc des privilégiés au sein de la fonction militaire.

Mais dans les faits, les gendarmes ne comparent pas leur situation avec celle des autres militaires, à l’égard desquels ils manifestent un sentiment diffus mais réel de supériorité, justifié par la spécificité de leurs missions de sécurité des personnes et des biens.

Logiquement, leur seul élément de référence valable est la situation faite aux policiers qui ont les mêmes missions qu’eux, mais qui ne les exercent pas dans les mêmes conditions, notamment en raison de leur statut civil. Cela les a conduit à revendiquer une diminution de leur disponibilité ou de leur temps de travail et une compensation financière qui correspond d’une certaine manière au fameux treizième mois réclamé par les manifestants.

Enfin, les manifestations des gendarmes n’auraient pu être organisées sans la liberté de communication procurée par internet.

Pour organiser une manifestation, il faut d’abord se concerter et être sûr qu’on ne se retrouvera pas tout seul à manifester. Sans l’internet et les forums sur lesquels de nombreux gendarmes ont pu s’exprimer librement, il n’y aurait probablement pas eu de mouvement social et de défilés dans les rues. Souvenons-nous par exemple qu’en 1989, la contestation gendarmique avait pris la forme de lettres anonymes, faute d’une possibilité de concertation plus élaborée entre militaires que le commandement a toujours cherché à limiter.

Adefdromil : Pourquoi alors vouloir démilitariser la gendarmerie ?

Le statut militaire actuel des gendarmes a une simple origine historique. Si on se réfère aux missions assurées par les gendarmes, il s’agit indiscutablement de missions à caractère civil, exercées soit sous le contrôle d’autorités civiles comme les préfets ou les magistrats, soit dans un cadre interministériel. Elles ne caractérisent en aucun cas ce qu’il est convenu d’appeler « la spécificité militaire ». Napoléon, dont l’oeuvre marque encore la France actuelle disait lui-même que la gendarmerie est une force à moitié civile ! Les gendarmes eux-mêmes se comparent aux policiers et non à leurs camarades des autres armées.

Au sein des armées, la gendarmerie a toujours été à part. Elle est commandée par un civil. Elle est certes enviée, mais pas vraiment aimée. Son maintien au sein de la collectivité militaire pose désormais plusieurs problèmes, tels que celui d’une certaine équité entre les armées que n’a pas manqué de souligner le chef d’état major de l’armée de terre et surtout celui de l’exemple néfaste qu’elle a donné aux autres armées dont elle est censée assurer la prévôté en temps de guerre et dans les interventions extérieures.

Tant que les militaires -gendarmes ou autres- bénéficient d’une simple adaptation de la situation faite aux fonctionnaires civils, la cohérence du statut est conservée. En revanche, lorsqu’on se place dans une logique revendicative – justifiée ou non-, cela signifie qu’on est en rupture avec l’état de militaire, qui se caractérise par une disponibilité quasi totale et la renonciation volontaire à certaines formes d’expression collective.

Il y a donc une contradiction évidente à s’affranchir des règles et à vouloir rester dans le système. Bref, pour reprendre une expression un peu triviale : on ne peut à la fois réclamer le beurre, l’argent du beurre et les faveurs de la crémière … Les gendarmes se sont donc placés eux-mêmes en dehors de la collectivité militaire. Et il faudra que l’Etat en tire les conséquences assez rapidement sous peine d’encourager indirectement de tels mouvements.

Il est clair que les armées sont malades de la gendarmerie. On l’avait déjà vu au Kosovo et en Bosnie avec des frictions entre officiers de gendarmerie et les patrons opérationnels. Désormais le divorce paraît consommé. Le recrutement d’officiers de gendarmerie directement à la sortie de Saint-Cyr va disparaître et, très symboliquement, le chef d’état major des armées a remis récemment à la disposition du directeur général, le général de gendarmerie qui lui avait été affecté pour faire la liaison.

Bien sûr, la solution de la démilitarisation est très politique. Mais, elle s’inscrit d’une part dans le grand débat sur la sécurité que connaît la France et d’autre part dans celui beaucoup plus terre à terre sur les régimes spéciaux de retraite qui va être abordé lors du prochain mandat présidentiel.

De leur côté, le ministère de l’intérieur et la police nationale voient d’un bon oeil le regroupement des forces de police et de gendarmerie sous une même tutelle à défaut de commandement unique qui semble à court terme une utopie.

Il faut donc en conclure que l’époque de la gendarmerie, « partie intégrante des armées » est révolue. C’est dans l’air du temps. Les gendarmes eux-mêmes ont tiré un trait sur leur passé. Le plus gradé d’entre eux, leur inspecteur général, un général à cinq étoiles, déclare ainsi dans le mensuel « l’Essor de la gendarmerie » qu’il « craint que la gendarmerie n’en sorte blessée aux yeux des institutionnels (sic) et les gendarmes diminués aux yeux des citoyens. Chacun doit être conscient du choc ainsi provoqué en externe et en interne, des contrecoups possibles ». On ne peut être plus clair. Il reste maintenant à inscrire cette évolution dans des textes.

Adefdromil : Certains tentent de justifier l’appartenance de la gendarmerie aux armées par le principe du dualisme policier qui serait garant des libertés en démocratie ?

La coexistence de deux forces de police de l’Etat : police nationale et gendarmerie nationale, est le produit de l’histoire et non le fruit de l’application d’un principe démocratique. Le « dualisme » policier, garant des libertés est en fait une explication a posteriori qui ne repose sur aucun fondement juridique. Aucune constitution de la France n’y a d’ailleurs jamais fait la moindre référence. De nombreuses démocraties ne disposent que d’une seule force de police et inversement la multiplicité des forces de police n’a jamais empêché une dictature de s’installer. L’histoire et la géographie nous en donnent de nombreux exemples. La structure et l’organisation des forces de police sont de faibles remparts à l’arbitraire et à la dictature. Seule compte vraiment la formation morale et déontologique des cadres et des dirigeants politiques.

Adefdromil : Certains avancent des arguments financiers : le maintien d’une présence policière équivalente et du même niveau de sécurité coûterait plus cher avec des gendarmes sous statut civil ?

C’est probablement exact. Malheureusement, il est très rare que les réformes de l’Etat soit stoppée pour des motifs purement financiers ou de « rentabilité ».

Ce sera évidemment aux représentants de la nation d’en décider. Nous verrons bien.

Adefdromil : Pourtant la majorité des gendarmes semble attachée au statut militaire !

C’est notamment l’opinion avancée par les associations de retraités qui perdraient définitivement toute influence en cas d’abandon du statut militaire et qui ont une vision plutôt passéiste de la gendarmerie. Cela mériterait d’être confirmé par un véritable sondage ! Mais cet attachement repose plus sur l’habitude du passé ; la peur du changement et l’idéologie professée dans les écoles de sous-officiers de gendarmerie que sur une analyse logique de la situation.

Ainsi en est il de la possibilité d’une retraite à jouissance immédiate à 15 ans de services pour les sous officiers qui est souvent avancée comme l’une des raisons de la volonté des gendarmes de conserver leur statut militaire.

Tout d’abord, on ne peut exclure que cette faculté disparaisse dans la refonte des régimes spéciaux de retraite, car elle n’est plus adaptée ni aux conditions actuelles du service dans les armées, ni à la situation démographique de la France. Ensuite, dans les faits, il y a un nombre infime de gendarmes qui partent à 15 ans de services. On ne conserve pas un statut pour quelques personnes. Je suis donc très surpris qu’un président d’une association de retraités soutienne cette argumentation dans le Figaro du 6 décembre 2001. Involontairement, il dessert la cause qu’il veut défendre.

On peut noter à cet égard que la situation des fonctionnaires civils est à peine moins favorable avec également un droit à pension de retraite à partir de 15 ans de services, mais une jouissance différée.

Compte tenu de ce qui s’est passé, l’avis des gendarmes sur leur propre statut importe peu désormais. Ils devront se soumettre à ce que décidera le gouvernement et la représentation nationale. On n’imagine mal les militaires de la gendarmerie manifestant à nouveau pour rester militaires !

Adefdromil : Dominique Brienne, partagez-vous l’opinion de Jean de Montjay sur la nécessité de créer des syndicats dans les armées ?

Je crois qu’il faudrait s’accorder sur le terme de syndicat. S’il s’agit de créer la section CGT ou Force Ouvrière dans tel régiment, base ou école, je dirai que ce n’est pas sérieux. Les dirigeants syndicaux eux-mêmes sont également plus que réservés sur une telle éventualité.

S’il s’agit en revanche de désigner des représentants des personnels par une élection démocratique, pour qu’ils élisent eux-mêmes les membres des conseils d’armée et du conseil supérieur, alors là je vous dirai : c’est indispensable si on veut éviter de nouvelles avanies aux armées. C’est le sens d’un article de Jacques Isnard, le chroniqueur du journal Le Monde, dans son édition des 9 et 10 décembre dernier.

Cette évolution majeure pour les armées implique également d’accepter un pluralisme de la représentation des personnels et de permettre une liberté d’expression sur les sujets touchant à la condition militaire. C’est un problème sensible qu’il ne sera pas aisé de résoudre, notamment parce que la haute hiérarchie militaire se bloque sur le sujet.

Adefdromil : Quel scénario peut on raisonnablement envisager pour la suite ?

Il est évident que l’idée de la démilitarisation de la gendarmerie soulève des questions extrêmement sensibles qui ne pourront être abordées indépendamment des vastes débats sur la sécurité intérieure et sur les régimes spéciaux de retraite qui vont suivre les prochaines élections nationales.

Nul ne peut préjuger de la décision qui sera prise. Mais en admettant qu’on choisisse de démilitariser la gendarmerie, il est clair que l’intégration complète « police-gendarmerie » n’est pas pour tout de suite. Une longue période transitoire et des aménagements nombreux dans les statuts seront nécessaires pour préserver les carrières des uns et des autres et permettre une transition en douceur. Pour les armées, il faudra par exemple repenser les systèmes des prévôtés et déterminer dans quelles conditions des civils (les nouveaux gendarmes) pourront servir dans les prévôtés maritime, de l’air, de l’armement ou lors des interventions extérieures.

Inversement, pour s’épargner des efforts considérables de pédagogie tant à l’égard des Français que des gendarmes eux-mêmes, on peut choisir de conserver le statu quo. Nos gouvernants seront ils alors suffisamment audacieux pour réformer en profondeur le système de concertation dans les armées, afin d’éviter de nouvelles expressions incontrôlées de l’agacement, voire de l’exaspération des troupes ? Rien, malheureusement n’est moins sûr !

Il faudra alors attendre de nouveaux épisodes peu glorieux pour qu’on se résolve enfin à réformer !

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