MULTIPLICATION DES PLAINTES POUR HARCELEMENT DANS L’ARMEE

Article paru dans le journal le Parisien du 25 avril 2005

Depuis quelques années, les cas de harcèlement moral visant des jeunes femmes engagées dans l’armée se multiplient. Mais les statistiques « officielles » restent rares. L’omerta pèse encore dans les rangs de la Grande Muette. Peu de jeunes filles soumises aux brimades et insultes de leurs « frères d »armes » osent briser la loi du silence. De nombreux cas sont réglés dans le huis clos des régiments. Les victimes sont dissuadées de porter plainte ou les « fautifs » mutés pour étouffer les scandales. Mais le phénomène s’amplifie : « Il est à la hausse pour deux raisons mathématiques, analyse le docteur Claude Debeir, ancien médecin colonel militaire, ex-vice-président de l’adefdromil (association de défense des droits des militaires). Il suit la hausse du taux de féminisation. De plus, une affaire révélée encourage souvent des victimes silencieuses à rompre le silence. »

« Tout le monde a intérêt de jouer la transparence »

La professionnalisation de l’armée a, en effet, entraîné depuis 1996 l’arrivée de nombreuses jeunes femmes (elles sont passées de 5 % à près de 13 % des effectifs) dans un univers très masculin, mal préparé à cette révolution culturelle : « L’armée a fait cette expérience longtemps après le monde du travail civil, et bien des « chefs » ignoraient tout ce qui était faisable ou pas », poursuit le docteur Debeir. Les exemples sont légion et ne concernent pas uniquement de « simples soldats » en perdition. Un adjudant-chef, admissible au grade de major, bien noté, avait ainsi ligoté une jeune engagée dans un coffre de voiture en lui faisant croire qu’il allait la violer : « Après il s’est étonné qu’on lui en fasse le reproche », raconte le docteur Debeir. Les cas sont parfois plus complexes : « Il n’est pas toujours facile de faire la différence entre la part de provocation féminine plus ou moins « naturelle » ou consciente et des réactions excessives du bon militaire d’en face », complète l’ex-officier.

Soumises à la pression du système, les victimes se livrent à demi-mot lors de confidences recueillies dans le bureau du médecin : « Certaines patientes laissaient entendre qu’il se passait des choses, rapporte le docteur Debeir. Mais elles refusaient obstinément de porter l’affaire su le plan disciplinaire. » Cette réticence s’explique par le sentiment de « victimisation » cultivé au sein de l’armée, où tout est fait pour convaincre la victime qu’elle a commis une faute et non l’inverse. Elle est alors persuadée qu’elle ne « survivra » pas à une plainte officielle. De plus, pour beaucoup de jeunes engagées, l’armée reste une source d’emploi qu’elles ne veulent pas perdre.

Face à ce phénomène, les cas signalés devant les tribunaux restent rarissimes. Au ministère de la Défense, on ne prend pourtant pas le sujet à la légère : « Nous sommes très attentifs à ces affaires, confie le lieutenant-colonel Tanguy, officier à la direction de la communication de la Défense. Il s’agit d’un problème grave, sur lequel nous savons que nous devons être particulièrement exemplaires. C’est pour cela que nous encourageons fermement les personnes qui pourraient être victimes d’une quelconque forme de harcèlement à le signaler immédiatement et de recourir aux voies légales qui sont à leur disposition. Tout le monde a intérêt à jouer la transparence. » Ce n’est que fin janvier 2005, soit près de dix ans après la professionnalisation de l’armée et l’arrivée en nombre de personnels militaires féminins que les cadres de l’institution ont reçu un « Guide du harcèlement moral au travail. »

Christophe Dubois et Anne-Cécile Juillet

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« Il faut un médiateur »

Michel Bavoil, président de l’Association de défense des droits des militaires

Les cas de harcèlement sont-ils fréquents dans l’armée ?

Michel Bavoil. Notre association reçoit une dizaine de dossiers de harcèlement sexuel et moral par semaine. Le harcèlement sexuel est plus difficile à détecter car, pratiqué par un pervers qui entreprend sa victime dans son propre bureau sous couvert de convocations pour un oui pour un non, les témoins sont rares et se taisent. La victime, elle, a honte, ne se confie pas, endure les préjugés portés sur elle au travail. Le harcèlement moral est plus répandu dans l’armée qu’on ne le croit. Avec des effets dévastateurs, la plupart de victimes sombrant dans la dépression avec pour conséquence la mise en congé de longue durée pour maladie.

Comment réagit la hiérarchie ?

M.B. L’encadrement militaire n’est pas préparé pour aborder ces situations. Ce n’est que depuis fin janvier 2005 que le « Guide du harcèlement moral au travail » a été distribué aux grands chefs de service. Dans les faits, les victimes se sentent désemparées face à une hiérarchie qui ne réagit pas, étouffe l’affaire. Ensuite, les femmes concernées sont pratiquement toutes écartées après leur passage devant la commission de réforme aptitude. Motif : inadaptation à la vie en collectivité. Ces militaires n’ont pratiquement aucun moyen de se défendre. Souvent, leurs familles finissent pas nous contacter.

Que fait votre association une fois saisie ?

M.B. D’abord on sent un soulagement chez la victime qui a besoin de parler, de libérer ses angoisses. Il m’arrive de passer des heures au téléphone à les écouter, les informer de leurs droits. Bien sûr, j’alerte directement le ministre qui réagit vite à ces situations. La hiérarchie est souvent surprise d’apprendre un cas de harcèlement dans son unité ! Sinon, j’oriente la victime vers un avocat.

Quelles solutions préconisez-vous ?

M.B. Les médecins militaires ont un rôle important à jouer. Ils doivent cesser de couvrir la hiérarchie et avoir le pouvoir d’imposer que la personne harcelée soit protégée sur son lieu de travail, quitte à déplacer d’office le harceleur. Il n’y a aucune raison que ce soit la victime qui quitte son emploi. La commission des recours militaires doit aussi être le lieu privilégié pour écouter les personnes harcelées et s’étonner des soudaines mauvaises notations de ces personnels. Enfin, il serait judicieux d’instaurer un médiateur totalement indépendant du système hiérarchique.

Propos recueillis par Geoffroy Tomasovitch

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Le soldat Sophie a brisé l’omerta

La voix, entrecoupée de sanglots, est tremblante. Sophie, 21 ans, ne s’est pas remise de son bref passage sous les drapeaux. Engagée en décembre 2002, elle est depuis juin 2004 en « congé de longue durée pour maladie » à la suite d’une grave dépression. Elle assure avoir été victime de brimades répétées au sein du 121ème régiment du train de Montlhéry (Essonne) et a déposé plainte, début 2004, pour « harcèlement moral ». Son dossier vient d’être transféré au tribunal de Troyes, où se seraient déroulés les faits les plus graves.

Fin 2002, la jeune femme s’engage pour une durée de cinq ans. Après avoir effectué ses classes, Sophie, soldat de base, participe à des manoeuvres. Le soir, elle partage un verre de vin avec ses collègues : « D’un seul coup, j’ai eu la tête qui tournait. J’étais de garde. J’ai rejoint la salle de repos. » Vers 4h30, elle se réveille en sursaut avec un caporal-chef juché sur son lit qui l’embrasse sur le front. Elle découvre que son sac de couchage est ouvert à hauteur des cuisses alors qu’elle l’avait fermé. Choquée, elle reste seule dans la salle de repos.

Elle doit refaire vingt-sept fois son compte-rendu de plainte

Le lendemain, la jeune femme décide de « se défendre ». Mais le piège se referme : les militaires l’accusent de mythomanie. De retour au régiment de Montlhéry, elle fait part de cette agression à sa hiérarchie. L’initiative passe mal. Un lieutenant et un adjudant-chef lui ordonnent de refaire à vingt-sept reprises sont compte-rendu afin qu’elle minimise les faits. Après moult récits jetés à la poubelle, le compte-rendu arrive dans une version édulcorée au chef de camp. Mais aucune mesure ne suit. Faute de sanction, Sophie devient le souffre-douleur d’autres membres du régiment. Ainsi, lorsqu’une trace de doigt est mal nettoyée sur les frigos en Inox, un chef lui impose des séances de pompes. Des frigos que la jeune passe son temps à déplacer, vider, remettre en place inutilement. Tous les moyens sont bons pour la faire craquer : ses temps de garde sont multipliés sans justification, sa hiérarchie l’empêche de passer son permis voiture, elle se retrouve « au trou » pour des motifs futiles. Peu à peu, son histoire se répand dans le régiment. Une de ses « soeurs d’armes » se confie et assure avoir été victime d’un brigadier qui avait des tendances exhibitionnistes. Une autre évoque une tentative de viol par trois soldats.

Dans un premier temps, Sophie est mise en congé de réforme temporaire (CRT) sans percevoir de solde. Puis, elle est mutée à Bordeaux, où elle est mise en « congé longue durée » après une expertise qui établit que sa maladie est consécutive au service. Aujourd’hui, elle réclame justice : « Je veux juste que soit reconnu le fait qu’ils ont commis une faute. » Sophie, qui assure ne pas être un cas isolé, est l’une des rares à briser la loi du silence. L’enquête judiciaires, menée par des gendarmes (donc, des militaires.), avance à petits pas : « Nous souhaitons que soient interrogés tous ceux qui ont été témoins de ces faits, explique son avocate, Me Maud Marian. Ce n’est pas évident, car les militaires se tiennent les coudes. » Les soldats mis en cause, interrogés dans le cadre de l’enquête préliminaire, nient les faits et accusent Sophie d’être une affabulatrice. « Aucune question ennuyeuse ne leur a été posée », déplore l’avocate. Au régiment de Montlhéry, un officier supérieur nous a indiqué ne pas être au courant de cette affaire, tout en confirmant l’existence de quelques « dérapages », réglés dans le cadre du « règlement de discipline générale ». C’est-à-dire en famille.

Ch. D.

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