Le désordre de la Légion d’honneur à titre militaire

Après l’excellente étude de Robert BELLERET sur les critères d’attribution de la Légion d’honneur, parue dans le Monde du 4 Février dernier, nous apportons quelques éléments au débat en ce qui concerne la Légion d’honneur à titre militaire. En effet, un débat a été lancé au sein des armées par l’Association de défense des droits des militaires à l’occasion de la cérémonie des Invalides, qui voulait rendre hommage aux soldats français tués à BOUAKE par l’aviation ivoirienne.

Ce qui distingue injustement et indûment ne distingue personne.

Pour la circonstance, cette association s’est élevée contre la différence de traitement dont ont été et sont toujours l’objet les non officiers tués en service. Aux Invalides, les morts de Bouaké reçurent la médaille militaire à titre posthume, quand d’autres serviteurs de l’Etat sont élevés à titre posthume dans la Légion d’honneur, premier Ordre national, qu’ils soient officiers, policiers, pompiers ou infirmières tués en service.

Pourtant, lors de l’émouvante cérémonie le Chef de l’Etat a martelé : « Ce qu’ils ont fait mérite notre admiration et notre reconnaissance »

Nous ne pouvons que constater l’incohérence de ces paroles belles et fortes et le fait de la véritable discrimination .Qui a intérêt à ce que le sacrifice des non officiers ne soit pas récompensé du premier ordre national ?

Certains disent le chef de l’Etat qui, en aparté et en contradiction avec sa lettre du 9 février 1996 publiée au journal officiel de la République, voudrait conserver un certain prestige à la médaille militaire. D’autres, pensent qu’il s’agit là d’une volonté délibérée du ministère de la défense qui souhaite manifestement réserver l’attribution de la Légion d’honneur aux officiers de recrutement direct.

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En effet, conformément à l’article 136 du Code, la médaille militaire n’est pas un ordre national mais une simple récompense, même si dans son port sur l’uniforme, elle est accrochée avant l’ordre national du Mérite. Créée en Janvier 1852 par le Prince Président Louis Napoléon qui souhaitait s’attacher – dans l’objectif du futur coup d’état qui le mettra sur le trône – la complicité des officiers non titulaires de la Légion d’honneur, jamais sortis de leurs bureaux du ministère de la guerre. Elle écartait ainsi du premier ordre national les humbles et les modestes, trop nombreux à leur goût.

La médaille militaire n’est devenue illustre que par le seul dévouement de ces centaines de milliers d’humbles privés de la récompense suprême qu’avait prévue pour eux le créateur de l’Ordre, le PremierConsul BONAPARTE le 29 Floréal An X (19 Mai 1802), oncle du futur Napoléon III.
Devant la levée de boucliers de l’époque, pour faire passer la pilule, et de façon perverse, on décida que les officiers généraux grand’ croix de la Légion d’honneur et maréchaux de France victorieux devant l’ennemi ou ayant rendu des services exceptionnels à la défense nationale, seraient récompensés de la médaille militaire – art. R 140 du code -.

Maintenir en l’état l’administration actuelle des récompenses, au motif qu’il ne faut pas attenter au prestige de la médaille militaire est une perversion. Cette justification est fréquemment avancée par nombre d’officiers généraux, qui ne manquent pas de le souffler dans l’oreille du politique afin de préserver leurs privilèges. Voir un général sans la Légion d’honneur, c’est comme aller à Brest sans voir la mer.

Pourquoi maintenir cette différence de traitement qui viole l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,  » … Tous les citoyens, égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité ; et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents  » ? Par vanité, très simplement !

Déjà dans l’histoire de la République, en Octobre 1887, un scandale éclate à propos de trafic de décorations au ministère de la guerre. Y sont mêlés, le général CAFFAREL héros de MAGENTA, sous-chef d’état major de l’armée, WILSON gendre du Président GREVY et le chef de l’Etat lui-même qui finit par démissionner le 2 décembre pour être remplacé par Sadi CARNOT. « Je vote pour le plus bête » aurait dit CLEMENCEAU. « C’est la tyrannie de la médiocrité qui commence », écrivent les GONCOURT avec justesse.

Ainsi, depuis 153 ans, le pouvoir républicain discrimine et sépare  » le bon grain de l’ivraie  »…

La création de la médaille militaire n’avait donc pas d’autre objectif que d’écarter les modestes trop nombreux de la Légion d’honneur.

Comme LOUIS XIV et la médaille de SAINT LOUIS, BONAPARTE n’avait fait aucune distinction.

Elle est devenue par la force des choses, par la lâcheté du commandement, et par la perversité des fonctionnaires de l’administration centrale, avec la complicité silencieuse et implicite de la Grande Chancellerie, une décoration dont le prestige est étrangement réservé aux seuls non officiers par le seul mérite des médaillés floués.

Jugeons en par les exemples suivants :

Deux officiers pilotes se tuent en service, ils sont promus dans l’Ordre de la Légion d’honneur fin Mai 2003. Deux sous-officiers, un maréchal des logis chef de la gendarmerie et un sergent de la légion étrangère, morts en service ou des suites de leurs blessures, reçoivent la médaille militaire à titre posthume, fin Mai 2003. Lorsque des policiers ou des pompiers sont tués en service, ils sont promus à titre posthume dans l’Ordre de la Légion d’honneur.

Ainsi, le sang versé par les non officiers, aurait une moindre valeur que celui de leurs concitoyens. Pourtant, face à la mort les sentiments de la peine ne sont pas hiérarchisés.

Mais ne s’agirait-il pas tout simplement, de façon insidieuse , d’empêcher ou de freiner l’accès des filles de non officiers aux maisons de l’Ordre ? C’est une hypothèse possible.

Aussi appellent-ils avec dérision, la médaille militaire, la « médaille des chiens fidèles !… »

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Comment et à qui est attribuée la Légion d’honneur au ministère de la défense ?

Les quota de croix de la Légion d’honneur dont dispose ce ministère pour récompenser les militaires d’active, de réserve et les anciens combattants, représentent environ 45 % du total national.

Cependant quand on observe de près les chiffres des décrets, on constate que l’accès à la Légion d’honneur est pratiquement interdit à une grande majorité de militaires.

C’est ainsi que les non officiers ne peuvent l’obtenir qu’à la condition d’être déjà titulaires de la médaille militaire ; qu’il est très difficile pour les officiers cités et d’origine non directe ; et tout aussi compliqué si ce n’est plus, pour les anciens combattants cités dont ceux d’Algérie, pour lesquels il faut toujours, 43 ans après, trois titres de guerre – blessure ou citation – pour concourir à l’inscription au tableau de proposition. Il est aisé de comprendre donc pourquoi les anciens combattants sont presque centenaires lorsqu’ils sont honorés.

Malgré ces discriminations, toutes les croix allouées sont distribuées de la façon suivante, et pour 90 % aux officiers d’origine directe qui ne représentent qu’un tiers du corps des officiers. Les chiffres qui suivent ont été présentés en Conseil d’Etat par un officier de notre association qui fit censurer deux fois le ministère, une première depuis 1802, une pour « erreur de droit », la seconde le ministère refusant d’exécuter la décision fut censuré dans son pouvoir d’appréciation… ; ils ne firent l’objet d’aucune contestation en défense du ministère. Mais la justice a quelques difficultés à franchir la porte du ministère. Le commandement et les fonctionnaires du cabinet font donc payer à l’impudent d’avoir dénoncé leurs turpitudes.

7,5 % des croix sont attribuées sur titre de guerre – blessure ou citation – ou mérite exceptionnel, 25 % sont attribuées dans l’intérêt général ; c’est à dire en raison d’une responsabilité de commandement ou d’une fonction importante ; motivation en soi très contestable, mais qui permet de détourner des croix supplémentaires au profit de la même corporation d’officiers, 67,5 % sans mérite précis ou exceptionnel, sur le grade et l’origine et comme le grade est déjà fonction de l’origine, la différence devient alors exponentielle.

Ce qui signifie qu’environ 90 % des croix militaires – soit 40 % des croix nationales, 4 croix sur dix ! – sont réservées aux seuls officiers de recrutement direct. Seuls 7,5 % d’entre eux le méritent en raison de leurs titres de guerre ou de leurs blessures.

Il s’agit là très simplement de corporatisme vaniteux, certains de ces officiers n’hésitant pas à « EXIGER » ces décorations comme « PRIME INITIALE » par leur seule appartenance à ces prestigieuses écoles. Il suffit d’aller sur le site d’une grande école militaire pour réaliser cette prétention incroyable.

De plus, les officiers généraux sont pratiquement les seuls à concourir aux dignités de l’Ordre – grand’ croix ou grand officier.

Par ailleurs, le rôle de la Grande Chancellerie est pour le moins ambigu. Bien que la loi lui donne les attributions de contrôler la proximité de l’Hôtel de SALM, siège de l’Ordre, rue de SOLFERINO, avec le ministère de la défense, et l’autorité du ministre qui propose les candidats d’autre part, suscitent bien des interrogations au point de la rendre étrangement silencieuse et sourde. C’est le constat de la puissance extraordinaire de l’édredon administratif.

On peut noter aussi, que les postes de secrétaire général et celui de son adjoint ont été réservés depuis fin 2003 à des énarques. Contrôlant tous les postes prestigieux de l’Etat, dont le Conseil d’Etat, Haute Assemblée administrative, n’y aurait-il pas là encore, et implicitement, excès de pouvoir de fait et position de juge et partie ?

Le premier Grand Chancelier de BONAPARTE fut un civil, depuis 1815 les officiers généraux se succèdent à l’Hôtel de SALM. Mais signe des temps (?), un des derniers grands chanceliers fut nommé alors qu’il n’était titulaire d’aucun titre de guerre !… Pourquoi un illustre civil homme ou femme n’y aurait-il plus droit ?

Il est étrange de constater que le grand chancelier et ses grands subordonnés, de même que certains membres du conseil de l’Ordre, en charge de la discipline de l’Ordre et du respect des textes, sont au courant de cette situation depuis de longs mois !…Mais aussi de l’action de cette association.

L’honneur consiste à ne faire que de bonnes actions et à fuir les mauvaises quelles qu’en soient les conséquences. C’est une qualité qui vient d’un sens droit et de la bonté de l’âme c’est à dire de l’esprit de l’homme. C’est avant tout un problème de dignité, personnelle et nationale.

Ce qui distingue injustement et indûment ne distingue personne ; dès l’instant où en distinguant par faveur d’origine ou (et) des citoyens sans mérites éminents, la Légion d’honneur ne représenterait plus exactement ce qu’elle devrait représenter. Elle ne serait plus alors qu’une fiction qui tomberait dans le discrédit. La situation décrite ici, impose-t-elle de maintenir cette situation, ou de redonner du crédit au premier Ordre national ? C’est tout l’objet de ce propos.

Nous citerons ici, Jean FROISSARD au XIV ° siècle, dans le prologue de ses Chroniques : « en effet, les exploits aux armes sont si chèrement payés et achetés, ceux qui y travaillent le savent bien, qu’on ne doit en rien mentir pour complaire à autrui et ôter gloire et renommée à ceux qui le méritent pour les donner à ceux qui n’en sont pas digne ! »

Nous demandons un moratoire complet sur les récompenses militaires et le respect de l’esprit et de la lettre de la création initiale de BONAPARTE.

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