Un certain mépris de la justice et du droit

Que le lecteur nous pardonne de reprendre la formule un peu galvaudée de Georges Clemenceau : « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ».

Mais comment ne pas y repenser à la lecture du Monde du 20 novembre qui publie des extraits du rapport de Madame Stern, ancienne procureure du tribunal aux armées de Paris, juridiction chargée de juger les infractions commises par nos soldats à l’étranger. La magistrate n’hésite pas à parler d’ingérence des services du ministère de la défense dans l’exercice des poursuites.

Quant à la juridiction elle-même, elle rend de bonnes décisions comme le démontre le jugement disculpant les protagonistes de la rocambolesque affaire dans laquelle le militaire auteur d’un coup de feu ayant blessé gravement un malheureux bosniaque en 2001 avait été plâtré sur ordre de son général. Devant n’importe quelle juridiction de droit commun, ce pseudo acte médical destiné à brouiller l’enquête judiciaire aurait pu valoir au donneur d’ordres une belle condamnation pour outrage. Et bien, devant le tribunal aux armées, que nenni !
Le Canard Enchaîné du 24 novembre 2004 rapporte d’autres exemples tout aussi édifiants et conclut : « la France comptant aujourd’hui 5 200 hommes en Côte d’Ivoire et quatre fois plus en opérations extérieures, l’existence d’une justice respectable ne serait peut-être pas inutile. »

M. Robert Badinter avait eu le mérite de réformer la justice militaire, de la faire rentrer dans le rang en transformant les tribunaux d’exception du temps de paix, les TPFA, tribunaux permanents des forces armées en juridictions spécialisées : une chambre par cour d’appel.

Mais le ministère de la défense avait obtenu qu’on maintienne UN tribunal d’exception pour juger les infractions commises à l’étranger lors des opérations extérieures et que le parquet requière son avis sur l’opportunité des poursuites dans toutes les affaires militaires.

A l’époque, au début des années quatre vingt, cette organisation pouvait se justifier dans la mesure où la grande majorité des personnels des armées – gendarmerie exceptée – étaient issue de la conscription.

Désormais, avec une armée professionnelle, et le rapport de Mme Stern le prouve, plus rien ne justifie le maintien de cet anachronisme, sinon la volonté de la bureaucratie militaire d’influer sur le cours de la justice pour punir selon ses propres critères ou tenter d’enterrer les affaires -et y parvenir sans doute à diverses occasions- quand cela l’arrange, conformément à la devise universelle inscrite au drapeau de la plupart des corps constitués : « Pas de vagues !».

Pourtant, il est évident que dans un pays défendu par une armée de métier, le devoir de transparence constitue une exigence fondamentale de la démocratie. Comment avoir confiance dans les chefs d’une armée qui ont peur d’être jugés, qui refusent d’être responsables? Les évènements récents de Côte d’Ivoire le prouvent et les questions que le citoyen se pose légitimement risquent fort de rester sans réponses : combien y a-t-il eu de morts ? Les soldats français ont-ils agi en état de légitime défense? Pourquoi les trois escadrons de gendarmerie mobile spécialisés dans le maintien de l’ordre n’ont-ils pas été engagés dans l’opération, etc. ?

Il est donc urgent d’adapter le fonctionnement de la justice applicable aux militaires à la professionnalisation des armées et à l’exigence de transparence que sont en droit d’attendre les citoyens.

Deux mesures simples permettraient d’avancer dans ce sens.

1 – La garantie de l’indépendance des poursuites.

Elle pourrait être assurée ou renforcée par la suppression de l’avis du ministre de la défense sur l’opportunité des poursuites et par la subordination hiérarchique du parquet au seul ministère de la justice, via le procureur général territorialement compétent.

2 – La suppression de la dernière juridiction d’exception du temps de paix.

Pour tous les dossiers concernant les poursuites en raison d’actes commis à l’étranger lors d’opérations extérieures, il suffirait de donner compétence à la chambre spécialisée pour les affaires militaires près la Cour d’Appel de Paris, en adaptant les textes.

C’est au prix de ces réformes modestes, mais symboliques que l’armée se rapprochera de la nation, qu’elle offrira ainsi un gage de transparence indispensable en démocratie.

*

Mais, au-delà de la justice militaire, c’est tout le problème du rapport de l’armée et de son haut commandement avec le droit et le respect de la règle de droit. qui se pose.

Car, c’est un fait attristant, la hiérarchie n’a jamais aimé le droit et les contraintes qu’il impose à l’action. Mais, ce sont surtout les conséquences de la violation de la règle de droit qu’elle rejette, qui conduisent, selon elle, à l’immixtion jugée intolérable de la justice administrative ou judiciaire dans des affaires « de famille » au nom d’une conception dépassée de la place de l’armée dans la nation. Car les grands chefs sont toujours convaincus que le rôle de gardien de la cité place le corps à part et justifie des règles et pratiques dérogatoires au droit commun.

Les exemples abondent de ce mépris du droit. Commençons légèrement avec une note d’humour.

Ainsi, dans « L’officier français de 1815 à 1870 », Pierre Chalmin cite le cas du Maréchal de Saint Arnaud qui « a tout violé : la loi pour accéder à la carrière d’officier ou s’y établir, la morale militaire en provoquant un supérieur en duel et en démissionnant au moment de partir en campagne, la morale chevaleresque en acceptant la garde d’une princesse prisonnière et même la simple morale courante par l’exercice occasionnel d’une profession familièrement désignée au moyen d’un nom emprunté à la faune maritime ».

Plus sérieusement, l’affaire Dreyfus avec ses multiples péripéties est également caractéristique du mépris du droit et de la justice qui anime alors l’état-major au nom d’une certaine conception de la raison d’état.

Cet état d’esprit perdure de nos jours.

Citons, dans le domaine de l’égalité de l’accès aux emplois publics, le cas de ce capitaine de réserve dont le recrutement comme officier de carrière était, voici quelques années, vivement souhaité, mais hélas, non prévu par les statuts. « Il ne faut pas tomber dans un juridisme excessif ! », telle fut l’objection de la très haute autorité à laquelle était soumis un projet de courrier rejetant la candidature. Cette formule lapidaire, qui bien exploitée, peut permettre d’aller très loin… dans la stupidité, voire l’horreur, rejoint d’autres naïvetés dangereuses qui ont fait florès ces dernières années : « responsable, mais pas coupable », ou « à l’insu de son plein gré ».

Toujours dans la même ligne et pendant les splendeurs de l’ère mitterrandienne, on ne peut passer sous silence l’illégalité délibérée de la promotion au grade supérieur d’un lieutenant-colonel qui n’avait exercé aucune des fonctions de commandement requises par les statuts pour une telle nomination.

Sans doute le signataire du décret de promotion de l’intéressé avait il oublié opportunément ce qu’il avait écrit quelques années plus tôt :

« Aucune blessure n’est bonne pour le droit, toutes lui sont mortelles ! » – (François Mitterrand – Le coup d’état permanent).

Mais il est vrai que les hommes politiques contredisent beaucoup et souvent ce qu’ils ont pu dire ou écrire auparavant et que « les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent », comme a pu le dire un autre homme politique.

*

Cessons là, chers lecteurs, vous trouveriez le propos lassant.
Point n’est besoin d’indiquer où mène « le rejet de tout juridisme excessif ».

En revanche, enseigner dans toutes les écoles militaires que la justice et le droit restent des garanties fondamentales, nonobstant leurs propres imperfections humaines, permettrait certainement aux armées de progresser.

Et puis, et surtout, veiller, de la part de l’autorité politique, à l’application de la règle de droit en toutes circonstances serait encore mieux pour la démocratie en se souvenant que, selon le mot du Général de Gaulle, « les individus peuvent comprendre, les corps constitués jamais… C’est pourquoi la conduite des Etats, c’est l’art de contraindre les corps constitués à se plier à l’intérêt général. »

À lire également