Des étudiants démissionnaires de l’Ecole de santé des armées se rebellent contre la demande qui leur est faite de rembourser leurs études, et dénoncent des faits de bizutage.
Si on vous dit « grand bleu », vous pensez « dauphins », « océan », « pureté ». Mais ces deux mots ont une toute autre signification pour les étudiants de l’Ecole de santé des armées (ESA). Dans cet établissement militaire qui dépend du ministère de la Défense, le « Grand bleu » est le petit nom donné à l’un des sévices que les plus anciens feraient subir aux nouveaux venus: la victime est forcée à mettre la tête dans les toilettes, et on tire la chasse d’eau. Une pratique qui relève du bizutage, soit un délit, puni par la loi.
Une école prestigieuse et recherchée
Sur le papier, l’Ecole de santé des armées (ESA) a tout pour plaire. Installée dans la banlieue lyonnaise, à Bron, elle forme des médecins militaires, dont certains seront amenés à intervenir dans des zones de combat. Un métier difficile, donc, mais qui fait rêver beaucoup d’étudiants: à la rentrée 2013, plus de 1800 candidats et candidates se sont inscrits au concours d’entrée de l’ESA, pour seulement une centaine de places proposées. C’est dire si la sélection est sévère, sur concours et entretien. « 80% de nos étudiants ont obtenu une mention très bien au bac« , se félicite le médecin général inspecteur Jean-Didier Cavallo, commandant de l’école depuis décembre 2013.
Une fois recrutés, les heureux élus signent un contrat avec l’Armée qui les engage pour vingt-cinq ans. Ils suivent les cours de la fac de médecine lyonnaise en uniforme, au milieu des étudiants civils, mais ont également droit à 1800 heures de cours supplémentaires dispensés par l’ESA. Avec succès: d’après la direction de l’école, 65 à 67% de ses étudiants réussissent à passer en deuxième année de médecine dès le premier essai, quand la moyenne nationale n’est qu’à 20%.
Des accusations de bizutage qui s’étalent dans le temps
Sur le papier donc, l’ESA semble offrir des conditions d’études idéales. « Sur le papier seulement, affirme Marie-France Henry, présidente du Comité national contre le bizutage (CNCB). Depuis 2006, nous avons reçu près d’une dizaine de témoignages d’étudiants qui affirment avoir été bizutés au sein de cette école, en 2007, 2011, 2012, 2013. Le témoignage le plus récent date du 20 septembre de cette année. »
Jean-Baptiste (le prénom a été changé) est l’un de ces jeunes qui affirment avoir été bizutés au sein même des bâtiments de l’ESA. Entré à l’école en 2002, le jeune homme, aujourd’hui pédopsychiatre, affirme avoir subi des bizutages à répétition pendant toute sa première année d’études. Injures, humiliations diverses, Jean-Baptiste se souvient encore de la « pétoche » qu’il a eue quand les anciens lui ont pris sa montre et son téléphone et lui ont interdit de se laver plusieurs jours de suite: « J’avais 17 ans, ils en avaient sept à huit de plus que nous, je n’ai pas osé m’opposer. Et puis c’est compliqué de s’avouer qu’on a envie de quitter l’école, après avoir réussi un concours difficile. » A travers les témoignages recueillis par le CNCB sont également rapportés des alcoolisations forcées, ou des séances de douches brûlantes tout habillés.
Ces accusations de bizutage indignent Jean-Didier Cavallo: « Sur ce sujet, nous avons eu deux inspections cette année, diligentées par le Service de santé des armées. Les étudiants de première année ont été interrogés, et aucun ne s’est plaint de bizutage. » Pour le commandant de l’école, qui reconnaît quand même l’existence « autrefois » du « Grand bleu », « ces jeunes gens qui nous accusent n’ont aucune preuve de ce qu’ils avancent ».
Un curieux « Carnet de traditions »
A défaut de preuves filmées ou enregistrées, un élément pourtant connu de la direction de l’école et du ministère de la Défense, d’après le CNCB, semble accréditer l’existence d’un climat propice aux dérapages. Cet élément, c’est le « Carnet de traditions », un document de plusieurs pages préparé par les anciens pour les nouveaux, et dont L’Express a obtenu copie auprès d’un ex-étudiant de l’ESA.
Curieux « carnet »: s’y succèdent dans un drôle de mélange inspiré des paillardises chères aux carabins, la Marseillaise, l’histoire de l’école, des chants militaires, mais aussi des chansons paillardes et des dessins crus, et surtout un « Lexique de la boâte », destiné à transmettre le vocabulaire de l’école aux nouveaux arrivés. Y figure notamment cette définition du « bizuth »: « affreux, bleu, hideux foetus, horrible méduse, moins que de la merde, résidu de fausse couche, tartre de pissotière » (sic). A l’entrée « Grand bleu », l’étudiant curieux devra se contenter d’un mystérieux « secret défense » en lettres capitales, suivi d’une précision « Le film est disponible en VO à l’école ».
Autre élément à charge, une main courante, que L’Express a consultée, a été enregistrée en 2012 par la gendarmerie de Lyon. Un étudiant y relate avoir été traîné, nu, dans sa chambre, et contraint par la force à mettre la tête dans les toilettes.
Qu’en pense le ministère de la Défense, dont dépend l’école? Il n’a pas pas répondu à nos demandes de contact, mais a reçu il y a deux semaines la représentante du CNCB. « Un rendez-vous consternant, résume Marie-France Henry. On nous a pris, moi et ma vice-présidente, pourtant ancienne militaire, pour des idiotes. Dans tous les ministères où nous avons été entendues pour des cas de bizutage, nous avons toujours été écoutées, personne ne s’est jamais permis de mettre en doute notre parole. Mais cette fois-ci, les représentants du ministère de la Défense, dont une conseillère du ministre, n’ont pas hésité à affirmer que ses accusations étaient fausses, motivées par une question d’argent. »
Passage en caisse obligatoire pour les démissionnaires
L’argent, un nerf de cette guerre que se livrent à distance les étudiants qui affirment avoir été bizutés à l’ESA et le ministère de la Défense. En effet, les jeunes admis à l’Ecole de santé militaire touchent une solde mensuelle pendant toute la durée de leurs études –490 euros mensuels la première année, 1475 euros par mois pour les années suivantes, le tout nourri, logé, blanchi. Une somme qui leur est réclamée en cas de démission de l’école, assorti d’un coefficient de 1,5 qui correspondrait, d’après le commandement de l’ESA, aux salaires chargés additionnés des frais engagés pour nourrir et loger les étudiants. Pour Frédéric (le prénom a été changé), qui a quitté l’ESA en 5e année, l’ardoise s’élève à plus de 90 000 euros.
Une « sanction » financière conforme à la loi, mais qui paraît….
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