Analyser le malaise des lieutenants du matériel

Un participant au séminaire de la Direction Centrale du Matériel qui s’est déroulé le 15 juin 2001 à Brienne le Château transmet à l’ADEFDROMIL l’analyse faite par un lieutenant au sujet du malaise des Lieutenants de l’arme du Matériel.

ANALYSER LE MALAISE DES LIEUTENANTS DU MATERIEL.

Notre propos n’a pas été de faire de cette réunion un tableau dramatique du moral du Lieutenant du Matériel. Il nous semble que ce moral reflète pour bonne part les préoccupations de l’ensemble des cadres du Matériel, même si l’on peut apporter quelques précisions dues à la place spécifique du Lieutenant. Ce dernier est en effet le premier niveau de contact entre la population des officiers d’une part, les cadres sous-officiers et les militaires du rang d’autre part. Il représente donc le premier niveau d’explication, et d’application, des restructurations en cours. Par ailleurs, l’exercice de son commandement, ou de ses responsabilités, s’inscrit souvent après un temps de passage en Ecole de formation. Il est donc chargé de répandre, ou de ne pas répandre, la  » bonne parole. « 

Pour ces différentes spécificités, notre propos s’est donc articulé autour de trois grands thèmes.

Nous avons abordé dans un premier temps les problèmes par type de recrutement dans le cadre de la formation du Lieutenant du Matériel. Puis nous avons essayé de brosser, sans être exhaustif, les problèmes que nous pouvions rencontrer dans l’exercice quotidien de notre métier : au quartier, sur le terrain et sur les théâtres d’opérations extérieures(OPEX). Enfin, nous avons évoqué les perspectives d’avenir du Lieutenant du Matériel, telles que nous les voyons et les ressentons, avec les outils d’analyse et de jugement qu’il nous est permis d’utiliser à notre niveau de responsabilité.

1. LA FORMATION DU LIEUTENANT DU MATERIEL : LES PROBLEMES PAR RECRUTEMENT.

Notre métier est très diversifié. Nous sommes confrontés à une multitude de spécialités ; on peut même dire que nous sommes confrontés à une multitude de métiers. Pour bonne part, le Lieutenant du Matériel se forme avec l’expérience acquise en régiment. L’officier est un généraliste dans un monde de spécialistes : il touche des domaines très variés dans son commandement, et c’est l’empirisme qui lui donne repères, fiabilité dans le jugement et aisance.

11. Les problèmes par recrutement.

Nous avons opté pour un regroupement de certains recrutements, par souci de concision.

111. Les directs et semi-directs d’origine non Matériel.

Ils ne connaissent pas la technique – entendons par technique le métier de spécialistes qu’exercent les sous-officiers et militaires du rang. C’est un problème fondamental dans la conception même du commandement de l’officier Matériel. Ils ne sont pas aptes à juger et évaluer leurs hommes dans 80% de leur temps de travail.

112. Les semi-directs Matériel, les semi-directs tardifs et les officiers rang.

Ils connaissent une technique parmi toutes celles du Matériel. Dans leurs parcours antérieurs, ils n’ont pas souvent été sensibilisés à la gestion des ressources humaines et gestion des ressources financières. Ils connaissent un décalage par rapport aux directs dans la connaissance des langues étrangères.

113. Les Officiers Sous Contrat (OSC).

Ils ont acquis leur formation de spécialiste dans le civil. Ils ont une formation militaire quasiment nulle – deux mois de classes -, qui ne leur permet pas d’appréhender les problèmes des Engagés Volontaires de l’Armée de Terre (EVAT) et des sous-officiers. Par ailleurs, ils ne bénéficient d’aucun apprentissage des outils militaires pour l’exercice de leur spécialité : Document Unique d’Organisation (DUO), cursus de formation des différentes catégories de personnels, fonctionnement de la couverture sociale des armées, etc.

12. La formation des Lieutenants : l’année d’application.

Sans prétention aucune, nous avons établi quelques propositions pour une évolution dans la formation. Les thèmes abordés ne sont bien sûr pas exhaustifs.

121. Un tronc commun à tous les Lieutenants.

Un tronc commun reste indispensable pour former une cohésion et permettre l’échange des différentes expériences. Deux grands thèmes semblent indispensables à aborder :

Une formation en gestion des personnels : la notation des EVAT et des sous-officiers, la formation des personnels (cursus des EVAT, examens, limites d’âge, réglementation sur les brevets de conduite militaire), le DUO dans les formations, le pointage. Une formation administration finances : le budget de fonctionnement, le budget de gestion, le Plan de Réalisation des Equipements Techniques, le Contrôle de Gestion, le Répertoire Unique des Activités.

122. Une formation spécialisée.

Une formation spécialisée serait accessible plus tôt dans l’année, à tous, ou en fonction des postes offerts :

l’approvisionnement, les différents circuits approvisionnement, la gestion des matériels complets, les positions administratives. la conduite de maintenance, les différents indicateurs, les ratios de productivité, les contrats de soutien central. les munitions, la sécurité pyrotechnique, les campagnes de désobusage. une mise à jour informatique sur Word, Excel, Access. une formation linguistique plus poussée pour les rangs et semi-directs tardifs, surtout avec la fin des Scientifiques du Contingent.

123. Une formation plus approfondie pour les OSC.

Ils pourraient être rattachés au tronc commun de l’année d’application. Une formation de spécialité adaptée aux outils militaires leur serait profitable, avec le Corps Technique et Administratif ou les Elèves Commissaires.

Au final, il apparaît important que l’on sorte du schéma  » la Section Réparation Mobilité s’implante.  » Cet apprentissage n’est jamais restitué – en tout cas en BSMAT -, sauf en tant que troupe de manoeuvre pour l’Ecole d’Application. (Où l’on voit que le serpent se mord la queue.)

2. LE TRAVAIL DU LIEUTENANT : AU QUARTIER, SUR LE TERRAIN, EN OPEX.
21. Le Lieutenant au quartier.
211. Le commandement du Lieutenant.

Le commandement proprement dit se synthétise essentiellement dans : le rassemblement du matin et l’encadrement des séances de sport – quand il y a une volonté de faire du sport encadré dans les compagnies. Le reste de la journée est réglé par la chaîne technique. Les impératifs de productivité éloignent le Lieutenant du travail militaire.
Les problèmes de maintenance dans l’armée de terre ne peuvent tous être résolus au niveau du Lieutenant mais sont endossés dès son niveau. Il doit expliquer et se justifier par rapport aux subordonnés et par rapport aux corps extérieurs, c’est à dire convaincre là où il n’est pas toujours convaincu. La justification des problèmes de maintenance par rapport à ses supérieurs fait par contre pleinement partie de son métier.

212. La responsabilisation du Lieutenant.

Le Lieutenant a une responsabilisation administrative. Mais la volonté de planifier la formation des subordonnés est rarement suivie d’effets (fiches et notes express sans réponses). Il y a trop d’interférences entre le suivi quotidien du Lieutenant d’une part, et les programmations des bureaux formation, bureau planification, bureau opération instruction, section conduite de maintenance d’autre part.  » Trop de chefs tue le chef. « 
D’autre part, l’application des directives nationales est souvent adaptée ou interprétée en fonction des différentes Régions Terre : il existe un problème de recherche du renseignement et d’harmonisation entre les différents corps.
Par ailleurs, les points forts de la Compagnie – le binôme Commandant d’Unité (CDU) / Equipe conduite de la Maintenance (ECM) – rendent le Lieutenant transparent dans la plupart des prises de décisions. S’il n’a pas la volonté de s’immiscer dans la chaîne ECM – chef d’atelier, sa présence dans la zone technique pourrait paraître superflue. Pourtant, on lui demandera des comptes en matières de sécurité, indissociable de la gestion quotidienne de l’atelier. Le Lieutenant est le premier niveau de contact avec l’atelier pour la chaîne commandement, mais on ne lui demande que rarement son avis pour l’avenir d’une zone technique, les modifications de DUO, etc.

213. La crédibilité du Lieutenant.

Le Lieutenant n’est pas toujours crédible vis à vis de ses subordonnés car son travail en matière d’avancement et récompenses est souvent tronqué par le poids des contraintes techniques d’avancement (quotas). Il est donc de peu de poids dans la vie de la section, ne bénéficiant d’aucune marge de manoeuvre pour faire sortir les bons éléments du lot.
Les OSC spécialistes demandent à travailler plus directement avec les Compagnies, pour être plus au courant des problèmes et avoir une meilleure gestion des dossiers.

Le schéma décrit ci-dessus pourrait se résumer ainsi : moins de responsabilisation et peu de crédibilité débouchent sur des attitudes attentistes.

On pourrait toutefois émettre une réserve à ce cas général. En effet, les cas de Lieutenants maîtrisant une spécialité particulière (NTI 3 ou Munition par exemple) ou se trouvant en position de chef de section détachée, reflètent un contrôle plus global de la section et du travail en général. Ces situations induisent une responsabilisation plus complète due à leur autonomie, ainsi qu’une implication dans la chaîne technique, sans toutefois atteindre la crédibilité que pourrait avoir un capitaine au même poste (à niveau de compétence égale s’entend). Les cas de ce type sont toutefois rares dans une BSMAT (ou un RMAT) et pourrait être une ébauche vers un modèle plus équilibré.

22. Le Lieutenant sur le terrain et en OPEX.
221. La spécificité militaire.

Le terrain au sens large – manoeuvres, exercices tactiques, soutien technique/tactique – est la spécificité qui distingue le militaire du Matériel par rapport aux Personnels Civils Ouvriers (PCO). Les compagnies à dominante militaire sont mises sur un plan similaire aux compagnies à dominante civile.
Cette spécificité est de plus en plus gommée aujourd’hui par les impératifs de productivité et par la part budgétaire décroissante allouée à l’entraînement sur le terrain. Les cinq jours d’indemnités terrain par personne et par an sont trop peu. Le savoir-faire se perd ou, ce qui est plus grave, n’est jamais acquis par les plus jeunes Lieutenants. Il n’existe plus de vecteur de cohésion lors de la création ou de la refonte des sections et des compagnies, ce qui s’est vu souvent ces trois dernières années.

222. Le système de module.

Ce système, fonctionnel en soi, donne le commandement lors d’exercices soutien ou d’OPEX, à des sous-officiers qui sont déresponsabilisés, sur le plan du commandement pur, le restant de l’année. Il ne leur a pas toujours été donné d’avoir cette expérience dans leur carrière, et cela est amené à se voir de moins en moins. Le Lieutenant reste donc au quartier pour le suivi administratif : ce n’est pas la finalité de sa formation.

223. Les Missions Courte Durée (MCD) et les OPEX.

Les TUE ne sont pas adaptés au DUO. Pour valeur d’exemple : la section est de 1/7/15 environ au quartier, et les modules armés pour les missions de présence française dans le monde sont de 0/10/15. Bien souvent, le poste d’officier est attribué à des personnels en séjours deux ans, et ce ne sont pas toujours des officiers du Matériel. Dans ce cas précis, le Lieutenant peut-être qualifié de  » garde-meubles « .
La gestion des Lieutenants par spécialité (AEB, approvisionnement, munitions) est respectée lors des départs MCD, mais ne l’est pas forcément lors des missions moins gratifiantes en métropole.
Par ailleurs, il peut être regrettable que le distinguo projetable – non projetable au niveau des Brigades Logistiques ne permette pas toujours de faire fonctionner les vases communicants sur la ressource interne de la Base ou du Régiment pour armer les modules du niveau compagnie. Ceci permettrait de faire partir en MCD les Lieutenants catégorisés dans la composante fixe.
Enfin, lors des retours de MCD, la notation intermédiaire ne semble pas toujours prise en compte dans la notation de l’année – parfois pour des problèmes de dates.

3. LES PERSPECTIVES D’AVENIR.
31. La gestion des Lieutenants.
311. L’avancement et la notation.

L’avancement et la notation reflètent plus un travail technique de gestion des ressources humaines que la véritable valeur des individus. Que les Lieutenants OAEA et Rang soient devenus des  » réservoirs à barreaux  » pour les autres recrutements n’est pas très satisfaisant pour toute une frange de la population Lieutenant et explique le peu d’attrait que ces filières peuvent exercer chez les sous-officiers.

312. La logique des mutations.

Cette logique, tant dans l’affectation géographique que dans l’emploi (déterminisme des origines) paraît peu claire au niveau de la base. On peut regretter que l’entretien avec la Direction des Personnels Militaires de l’Armée de Terre (DPMAT) en dernière année de Lieutenant ait été supprimé. Il permettait de se voir expliquer les raisons des choix parisiens et avait le mérite de la franchise dans une discussion directe.

32.  » Le commandement pour la gloire ? « 

A temps de formation égal, les lieutenants des armes de soutien / logistique sont tenus à plus d’auto formation pendant l’exercice du commandement que ceux des armes de mêlée – qui offrent une moindre diversité de métier.
Les pressions au temps de commandement (responsabilité financière, Hygiène Sécurité Conditions du Travail, judiciarisation du métier, gestion des syndicats en Compagnie Approvisionnements et Compagnies Multitechniques) sont autrement lourdes, et ne donnent pas lieu à compensation financière. Le versement de la Nouvelle Bonification Indiciaire n’est d’ailleurs pas toujours effectif, même dans les postes qui en sont officiellement pourvus.
On peut voir également un malaise au niveau de la reconnaissance par les autres armes : le Matériel n’est-il pas toujours décrit comme l’arme anti-char de l’Armée de Terre ?
Enfin, des interrogations se font jour lorsque l’on évoque l’externalisation et la sous-traitance d’un certain nombre de charges. Sans juger les décisions en cours, quelques explications pourraient aider à mieux comprendre, et donc à mieux faire comprendre.

33. Le statut des OSC.

Un grand nombre de contrat d’officier a été signé récemment sans que les statuts soient encore clairement définis. Quelles seront les conditions de renouvellement de contrat, et dans quelles proportions ? Quelles sont les spécialités en sureffectif – si sureffectif il y a ? Quelles seront les possibilités éventuelles d’activation – à part le passage par le corps des sous-officiers – ?
Ces questions montrent un manque cruel d’information.

Quelques conclusions.

L’avenir est incertain. La confiance dans les grands organes de décision s’est peu à peu dégradée. Globalement, le moral des Lieutenants reflète pour bonne part les interrogations légitimes de l’ensemble des militaires. Il se calque également sur l’évolution de la société civile. Les aspirations sont plus versatiles, avec la précarisation de l’emploi et la fin de la  » fidélité à l’entreprise. « 
Les interrogations sont peut-être mal fondées, mais en l’absence d’informations claires, elles circulent à la vitesse de la rumeur. Les seuls éléments glanés dans la presse civile, et non par la voie officielle, ne laissent pas présager d’amélioration budgétaire dans la loi de programmation 2003-2008. On peut donc envisager que le moral des Lieutenants restera stationnaire dans les années à venir.
Il semble important que les structures de concertation type Conseil Supérieur de la Fonction Militaire et Conseil de la Fonction Militaire Terre prennent rapidement plus de poids qu’elles n’en ont actuellement, que leur utilisation se généralise et que leur emploi passe dans les moeurs militaires.

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