Discours de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, en clôture du colloque de la Confédération amicale des ingénieurs de l’armement, le mardi 15 novembre 2016

M. Jean-Yves Le Drian,

Ministre de la Défense

Discours de clôture du colloque de la Confédération amicale des ingénieurs de l’armement

A Paris, le mardi 15 novembre 2016

– Seul le prononcé fait foi –

Monsieur le Délégué général pour l’armement,

Messieurs les présidents,

Messieurs les directeurs,

Mesdames et Messieurs,

Je remercie vivement la Confédération amicale de l’armement, et la Fédération des grands corps techniques de l’État, pour cette invitation. La question que vous me posez a le mérite d’être directe : l’État a-t-il encore besoin d’ingénieurs ? Et ma réponse sera sans détour : oui, évidemment. Il en a même besoin plus que jamais pour répondre aux défis auxquels nous faisons face ! J’ai vraiment le plaisir d’être parmi vous pour l’affirmer à nouveau, avec force.

Cette réponse mérite d’être développée, tant la question que vous me posez est lourde d’enjeux pour notre pays et son avenir.

Avec le temps, les missions de l’État ont certes évolué, comme l’ont certainement souligné les éminents intervenants qui m’ont précédé. Pour autant, les qualités de l’esprit scientifique, technologique et rationnel sont plus que jamais de mise, pour orienter et agir dans une situation internationale marquée par l’incertitude, l’instabilité mais aussi l’accélération technique. Qui peut douter, dans le monde qui est le nôtre, de la nécessité d’introduire dans la sphère publique la rigueur, la méthode, le sens de l’innovation, et le progressisme aussi, qui sont au cœur de vos formations et de vos métiers ?

C’est ma conviction, l’État ne saurait agir avec efficacité en faisant abstraction des transformations de la société. Il est, en vérité, partie prenante de ces bouleversements. Et parce que nous avons la volonté d’en tirer le meilleur parti possible, nous devons nous donner les moyens d’en avoir, également, la meilleure compréhension possible. C’est à cette condition que l’État peut assumer son rôle de stratège en la matière.

Or que constatons-nous aujourd’hui ? Des évolutions technologiques majeures, sources de ruptures profondes, transforment nos sociétés à un rythme jamais vu jusqu’alors et qui va en s’accélérant. Parmi ces évolutions, celles liées au numérique et aux communications définissent de nouvelles méthodes de travail, je dirais même de nouveaux modes de vie, et transforment profondément notre société.

C’est la responsabilité de L’État d’accompagner ces transformations sur le temps long afin, notamment, de garantir à nos concitoyens les droits qui sont les leurs : je pense en particulier aux questions de sécurité et de défense qui s’y rapportent. A travers son activité législatrice, l’Etat assume une fonction de régulation et de protection. Comme investisseur, il intervient également de façon structurante sur l’économie. Enfin, en bâtissant des alliances avec nos partenaires, l’État donne les moyens à la France d’être en position de force face à ces bouleversements que je situais, il y a un instant.

Bref, l’État est au croisement d’une multiplicité d’enjeux, eux-mêmes interconnectés. Leur interconnexion réclame des esprits scientifiques rigoureux, capables d’en appréhender toute la complexité et d’identifier les tendances porteuses d’avenir et les opportunités qui s’y font jour.

L’État a donc besoin de cadres supérieurs dont la formation scientifique et technique garantit notre indépendance de jugement et d’action, et ceci dans de nombreux domaines. J’ai entendu le mot « souveraineté » tout à l’heure, je le partage là-aussi. Je dirai que c’est à cette condition que nous sommes à même, non de subir purement et simplement les bouleversements constatés, mais de les comprendre et de les orienter.

Avant d’aborder le domaine qui nous concerne directement, celui de la Défense, il me semble que la sécurité, le numérique, la santé, l’énergie, les transports, parmi bien d’autres, apparaissent aujourd’hui comme des sujets cruciaux pour l’économie nationale. Le besoin criant de scientifiques dont notre pays a besoin pour organiser la transition numérique de l’État n’en est qu’un exemple.

J’en viens  à présent à la Défense. C’est certes un domaine avec ses spécificités, mais ce que je m’apprête à dire me semble tout à fait généralisable à d’autres secteurs. Je crois que la Défense peut avoir valeur de paradigme. Pour réussir dans ce domaine, nous avons besoin des meilleurs ingénieurs capables de s’adapter rapidement. La nécessité est d’autant plus forte qu’ils jouent un rôle clef dans la sécurité de notre pays, et celle-ci, nul ne l’ignore, est au centre de toutes les préoccupations.

Pour répondre à ces défis, la France dispose du modèle des grandes écoles d’ingénieurs, qui  se décline sous ma tutelle en quatre établissements : l’École polytechnique, l’École nationale supérieure de techniques avancées (ENSTA), l’ENSTA Bretagne et l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAé). Ce modèle correspond parfaitement au profil d’ingénieurs dont nous devons disposer : des ingénieurs de haut niveau, disposant d’une culture scientifique de pointe, et d’une culture générale solide.

Cette excellence académique est complétée, pour les ingénieurs de L’État issus de Polytechnique, par une formation dans une école d’application, dans l’un des secteurs de pointe des grands domaines d’intervention de l’État. Ma volonté est de densifier encore ce modèle : c’est tout le sens de la réorientation de la stratégie de L’École polytechnique, que je vais entériner dans quelques jours. Elle se fera dans la continuité des remarquables travaux menés par Bernard Attali, dont je salue la présence parmi nous.

La tutelle du ministère de la Défense, le statut militaire des élèves, la nature et la qualité des enseignements qui y sont délivrés : voilà autant de caractéristiques qu’il nous faut préserver, et même densifier. Nos écoles forment année après année les futurs serviteurs de la France, qu’ils travaillent directement au sein de l’État ou dans des entreprises, ou organismes, qui travaillent à son profit. C’est un sujet d’importance stratégique, sur lequel l’avenir de la puissance française est directement gagé. Je suis mobilisé personnellement sur ce dossier, vous le savez, parce qu’il me parait essentiel aussi pour la souveraineté dont on faisait état tout à l’heure.

Dans ce domaine, notre objectif c’est l’excellence, et rien de moins. Nos ingénieurs ne peuvent prétendre à autre chose, car l’ADN de nos écoles repose sur un niveau de sélection exceptionnel, que nous devons conserver. C’est un véritable défi, dans une situation de concurrence académique aujourd’hui mondialisée. Relever ce défi, c’est remporter la bataille de la visibilité, de la lisibilité et de l’attractivité.

Il nous faut également fidéliser ces élèves et futurs cadres, en leur offrant des perspectives de carrière séduisantes, en particulier en termes d’accès aux plus hauts postes d’encadrement de l’État.

J’ai ainsi la conviction qu’il faut leur proposer, au moins en première partie de carrière, des postes à fort ancrage technique et scientifique qui leur permettront, à la fois, d’exprimer tout leur potentiel d’innovation et de se confronter aux pratiques industrielles les plus récentes. Le très haut niveau d’enseignement qu’ils ont reçu doit être, si vous me permettez l’expression, rentabilisé, pour eux comme pour l’institution. C’est une condition d’épanouissement professionnel et intellectuel pour eux ; c’est une condition de succès pour la puissance publique. Si je prends l’exemple de la Direction générale de l’armement, avec laquelle j’entretiens des rapports quotidiens, la plupart de ses ingénieurs travaillent d’abord dans des centres d’expertise de haut niveau, qu’il s’agisse de l’aéronautique, la cybersécurité, la construction navale, le spatial, le nucléaire, la robotique. Bref, dans tous les domaines authentiquement passionnants que peut couvrir un ministère comme celui dont j’ai la charge. Ils sont là dès le début de leur carrière, ils y font des mathématiques, de la physique, de la chimie, de l’informatique, le tout à un niveau d’excellence que l’on ne trouve que dans peu d’endroits au monde.

Ils exerceront également très vite, du moins pour ceux qui le souhaitent, des responsabilités importantes, qu’il s’agisse de définir la politique d’acquisition du système de défense, de dialoguer avec l’industrie, ou de contribuer au soutien à l’exportation. Ces tâches sont aussi complexes qu’essentielles pour l’avenir de notre défense. Elles supposent, notamment pour la maîtrise du dialogue avec l’industrie, des compétences techniques qui font de la DGA l’une des organisations publiques culturellement et historiquement les plus proches des grands enjeux technologiques.

Je dois vous dire aussi que beaucoup de mes homologues nous envient une telle organisation, dont le corps de l’armement constitue l’ossature, et qui explique en très grande partie les performances exceptionnelles de l’industrie de Défense française. Je le dis souvent, et je le répète ici : le Rafale, qui remporte aujourd’hui les succès que l’on connait, est le résultat de choix technologiques, de paris, faits par des ingénieurs dans les années 1980. Plus de trente ans après, le Rafale rencontre son marché ; il s’y impose, face à une concurrence qui ne manque pas de moyens. C’est le succès de Dassault, du groupement d’intérêt économique Rafale, de la sous-traitance, de la DGA, de nos armées, et partout, à chaque fois, de nos ingénieurs, formés dans nos écoles. Chacun d’eux travaille, au poste qui est le sien dans l’industrie comme dans les services de l’État, à la préservation de nos intérêts les plus souverains, au présent et pour l’avenir.

Toutefois, les compétences techniques nécessaires au ministère de la défense se trouvent dans des secteurs de marché pour lesquels la concurrence est vive. Nous devons veiller à la pérennité de la ressource en conservant une véritable attractivité en matière de recrutement.

Prenez l’exemple qui m’importe beaucoup, celui de la cybersécurité, un sujet qui est au cœur maintenant de la politique de défense que je mets en œuvre. La ressource est extrêmement rare. Elle est donc forcément chère, parfois dans des proportions où il faut bien avouer notre difficulté à nous aligner sur les prix du marché. Pourtant, nous avons au sein de l’État, et j’inclus là également l’ANSSI, une force sans égal : l’extrême variété des postes que nous offrons, depuis la protection des infrastructures vitales jusqu’à la projection sur des théâtres d’opérations, en passant par des opérations offensives très sophistiquées. C’est ce qui fait que l’État reste, et doit rester, aussi attractif : je veux parler du caractère régalien des missions que je viens d’évoquer.  Il ne doit pas faiblir, et je m’y emploie.

A ce moment de mon propos, je résumerai ma réflexion de la façon suivante : l’État a besoin d’ingénieurs, à tous les niveaux, dans toutes les fonctions. Car l’ingénieur a, en raison de sa formation et de sa pratique, la capacité d’appréhender des problèmes complexes, il sait aller au fond des sujets pour en maîtriser les différentes dimensions.

Dans mes fonctions actuelles, je côtoie bon nombre d’ingénieurs, dans mon cabinet comme dans les services du ministère. Je suis parfaitement conscient de l’importance de la confiance dans la relation. Quand il m’est proposé de prendre une décision d’investissement lourde, ou une orientation industrielle structurante, il est indispensable d’avoir la conviction que ceux qui ont porté le sujet à votre décision l’ont fait avec l’intérêt de l’Etan comme seule considération, et à l’issue d’un travail exhaustif et précis. J’ai cette chance, en tant que ministre de la Défense, de disposer de ces compétences autour de moi.

Si l’État reste encore attractif dans certains secteurs, il y a de véritables menaces, et j’en perçois des indices inquiétants. J’en citerai trois. En premier lieu, je rappellerai ce que Bernard Attali avait mis en exergue, à savoir le nombre toujours plus faible d’ingénieurs affectés sur des emplois fonctionnels au sein de L’État. Ensuite j’ai observé, il y a deux ans notamment, une moindre attractivité des grands corps de L’État à la sortie de l’École polytechnique, et en particulier dans le corps de l’armement. Enfin, si le secteur de la Défense se porte remarquablement bien, en raison d’un héritage de compétences techniques portées par la DGA depuis des décennies, il n’en est pas de même dans d’autres secteurs de L’État, tout aussi régaliens. Et l’absence d’une contrepartie technique comme celle qu’offre la DGA, si elle n’explique sûrement pas tout, ne me semble pas totalement étrangère à cette situation.

Pour mener à bien ses missions, et relever les défis que j’évoquais en commençant, l’État doit continuer à être attractif. Il ne l’est visiblement pas assez aujourd’hui. Pour quelles raisons ? Parce que les sirènes du privé ou de la finance le sont davantage ? Parce que l’administration est parvenue à imposer un carcan tel que le jeune ingénieur hésite à y entrer de peur, de ne pas s’y épanouir ou de ne jamais en sortir ? Parce que les ingénieurs se sont laissé enfermer dans une vision rétrécie de l’expert technique, au détriment des fonctions de direction ? Parce que la respiration entre le public et le privé est rendue trop complexe, stérilisant ainsi les parcours professionnels ?

Toutes ces raisons se conjuguent les unes, les autres, pour aboutir à la situation à laquelle nous faisons face. Alors que faire ? Vous détenez probablement tous ici une partie de la réponse, et je serais heureux d’entendre vos propositions, mais j’ai déjà quelques remarques après quatre ans et demi d’expérience à la tête de ce ministère.

La première, elle est évidente, c’est que pour recruter les meilleurs ingénieurs dans L’État, ou plus exactement au profit de L’État car, comme je le rappellerais, on peut exercer au profit de l’État sans y être obligatoirement, comme l’illustre l’industrie de défense, il faut disposer du meilleur vivier possible à l’entrée. Il faut donc sélectionner les meilleurs, et leur donner la meilleure formation. Or nous sommes là-aussi dans une compétition mondiale. La tendance marquée est l’internationalisation accrue des parcours académiques, les meilleurs étudiants concevant désormais leur formation à l’échelle mondiale et non plus, comme par le passé, selon une grille de lecture uniquement nationale. Quatre millions d’étudiants de l’enseignement supérieur dans le monde sont en cours de formation dans un autre pays que le leur, et ce chiffre va doubler d’ici 2020.

Dans ce contexte, nos écoles d’ingénieurs doivent être compétitives et attractives. Elles doivent recruter les meilleurs enseignants et les meilleurs élèves internationaux, pour attirer les meilleurs élèves français et leur offrir une formation reconnue internationalement pour son excellence. C’est ce que nous faisons, je pense, au sein des écoles sous ma tutelle, en lien avec la construction de l’université Paris Saclay, pour laquelle nous travaillons à un modèle qui renforce encore le modèle de nos écoles, bien loin d’en nier les spécificités comme certains ont pu le craindre. Vous savez ma vigilance sur ce sujet.

Ma deuxième interrogation et réflexion, et nous l’avons traduite dans la nouvelle stratégie de l’École polytechnique, c’est de renforcer l’attractivité des corps de l’État. De nombreuses mesures sont mises en place à cette fin, que ce soit au travers de nouveaux enseignements, d’actions de promotions des parcours au sein de l’État, de travaux autour du classement de sortie, et bien d’autres. Les résultats cette année étaient d’ailleurs bien meilleurs en termes d’appétit des élèves pour les corps, et je m’en réjouis, mais il ne faut pas fléchir. Les corps de l’Etat sont des employeurs, il vous appartient d’être attractifs, de valoriser les parcours, de faire des actions de « retape » comme l’on dit, et je m’engage de mon côté à ce que les moyens pour cela vous soient offerts dans nos écoles.

Enfin, il nous faut travailler à fluidifier la respiration entre le secteur public et le secteur privé, afin de rendre les parcours plus attractifs, et les expériences professionnelles plus enrichissantes, pour le bien des ingénieurs comme pour celui des entreprises et de l’Etat. Pour faire faire de façon pertinente, il faut savoir faire soi-même. Nous l’avons bien compris pour le corps de l’armement, en encourageant la première affectation des jeunes ingénieurs au sein de l’industrie de défense : une fois de retour au sein de l’État, ils peuvent ainsi devenir les interlocuteurs naturels des entreprises. Ce type d’aller-retour devrait largement être encouragé à toutes les étapes de la carrière : dans un monde technologique qui se transforme à toute vitesse, avec des ingénieurs au sein de l’État qui pratiquent de moins en moins d’activités techniques, sauf exception, c’est la bonne solution.

Soyons lucides, une circulation entre public et privé comme je viens de la décrire, butte assez vite sur certains obstacles, notamment les règles de déontologie. Leur fondement est bien sûr indiscutable, mais peut-être nous faudrait-il réfléchir à des modalités d’application différenciées ? Qu’un ingénieur passe dix ans au sein du ministère de la Défense à acquérir une expertise de pointe dans un domaine précis, et que l’industrie de défense lui soit alors totalement fermée sur ce domaine particulier d’excellence, c’est une contradiction que nous ne devons pas sous-estimer. Faudrait-il par exemple insérer une dimension de souveraineté ? Je suis conscient de cette difficulté et je suis prêt à y travailler et à porter auprès de mes collègues vos réflexions si vous avez des suggestions précises, très spécifiques, à faire dans ce domaine. L’État a fait le choix séculaire de se doter de corps d’ingénieurs, pour des raisons évidentes de maintien des compétences, de vision à long terme, et d’indépendance stratégique : nous avons le devoir d’en assumer une gestion moderne.

Mesdames et Messieurs, on dit parfois la France difficile à réformer ! Pour ma part, je compte sur les grands corps d’ingénieurs pour démontrer qu’il s’agit là d’une idée qui peut bouger. Nous avons prouvé sur Polytechnique qu’une institution vieille de plus de deux siècles savait se réformer, avec le soutien de toute la communauté de ceux que vous appellez affectueusement « les anciens ».

En ces heures compliquées pour notre pays – mais pas que pour le nôtre – l’appui de votre communauté pour défendre, au-delà de notre potentiel scientifique, notre souveraineté et la sécurité de la France est, plus que jamais, essentiel. Par votre engagement, vous garantissez la permanence des valeurs de la République.

Merci de votre attention

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