Regard sur l’évolution des armées françaises depuis 1940.CGA (c.r.) Eugène-Jean Duval

Le contrôleur général des armées Duval (c.r) – qui n’est pas membre de l’association Adefdromil – a reçu, le 23 décembre 2009, du contre amiral (2S) Jean Dufourcq, rédacteur en chef de la Revue de la défense nationale le message suivant :

« Votre proposition d’article sur l’évolution des armées françaises depuis 1940 » n’a pas été retenu par le comité éditorial. En effet, si sa thématique est tout à fait intéressante, la thèse que vous défendez serait mal comprise par la part militaire de notre lectorat qui refuse la banalisation de
son état et ne se voit par rallier aujourd’hui la catégorie générale commune
d’agent de l’état Et je ne pense pas qu’il soit utile de déclencher un débat sur cette thématique actuellement, nous le ferons plus tard. »


Le jour même de la réception de ce message, estimant qu’il s’agissait d’une atteinte à la liberté d’expression, le CGA Duval (c.r), a demandé à Michel Bavoil, président de l’Adefdromil, s’il pouvait accepter cet article sur le site de l’Adefdromil. Le président de l’Adefdromil, défenseur de la liberté
d’expression des militaires  a accepté de publier cet article qui, en apparence, fort intéressant (comme l’écrit le rédacteur en chef de la revue de défense nationale et de sécurité collective » et synthétique n’est pas de nature à porter atteinte au moral des troupes mais au contraire ne peut que les aider à dégager des lignes de force historiques…

Regard sur l’évolution des armées françaises depuis 1940.

Les structures ministérielles de la défense ont subi depuis 1940 une évolution dont l’orientation est perceptible sur le long terme. L’ordonnance 59-147 du 7 janvier 1959 sur l’organisation de la défense et les attributions de l’actuel ministre de la Défense, précisées le 15 juillet 2009, en est une preuve. La publication de trois livres blancs sur ce sujet est par elle-même significative de la place que tient encore aujourd’hui la défense dans notre pays, du moins dans l’esprit des gouvernants.

Pour comprendre cette évolution, il faut noter une triple tendance, qu’il s’agisse de l’unité du ministère, de la création de services communs ou de la transformation du soutien. Aussi, on peut se demander pourquoi la suspension du service national, pour ne pas dire sa suppression, n’a pas entraîné la disparition du mythe de la spécificité, qui apparaît de plus en plus anachronique, difficile à comprendre au regard de la place du personnel militaire dans la société contemporaine.

UNITÉ DU MINISTÈRE

À la fin du second conflit mondial, les armées reprennent leurs habitudes, elles retrouvent leurs structures traditionnelles : l’Armée, jadis opposée à la Marine, est désormais dite de terre. La Marine demeure. L’Armée de l’air, sortie de la côte d’Adam de l’Armée de terre, a désormais pignon sur rue. La 12e direction de l’Armée de terre a pris du galon et est devenue d’abord l’Arme de l’aéronautique puis l’Armée de l’air, c’est-à-dire un ensemble complet d’armes et de services, plus proche de l’Armée de terre par sa discipline, et de la Marine par son recours à la technique.

Pour des raisons éminemment politiques, le général de Gaulle, confia le poste de l’armement à un ministre communiste dont la IV° République assurera : la disparition  dès les premiers mois de 1947. La défense en France, dans son aspect exclusivement « Armées » se trouve confiée à quatre personnalités politiques, tandis que la charge de la défense nationale revient au chef de l’État : le général de Gaulle. Ce dernier appliqua la distinction entre défense nationale et attributions du ministre des Armées, distinction qu’il ne cessait de prôner officiellement depuis le décret du 4 janvier 1946.

Il y a certes un ministre des Armées, mais il serait difficile de dire qu’il a autorité pleine et entière sur les secrétaires d’État qui tiennent, pour ainsi dire, rang de ministre.

Cette description paraît d’autant plus exacte que l’appellation du ministre des Armées est loin d’être invariable ; ainsi, sans aucun caractère d’exhaustivité, on trouve, par exemple, un ministre chargé de la défense nationale, un ministre des Forces armées, un ministre de la Défense, terminologie actuelle plutôt dépourvue de sens réel. Mis à part un court intermède en 1947 – qui ne fut que la répétition de l’expérience Pietri en 1932 – la structure n’est pas unitaire. C’est sans doute la raison pour laquelle le ministre en charge des Armées s’entoure de directions « autonomes » : action sociale des armées, service de santé, service des essences ; le ministre communiste disparu, le ministère de l’Armement s’éclipse.

Armée de terre, Armée de l’air, Marine demeurent et la coordination n’est pas la qualité dominante, comme on le voit lors de la répression de la révolte à Madagascar en 1947, lors de la guerre d’Indochine et des quatre premières années de la guerre d’indépendance de l’Algérie.

De Gaulle, revenu au pouvoir, grâce à la faveur populaire, ne peut que chausser les bottes existantes, tout en étant- ce que l’on oublie souvent – le dernier président du Conseil de la IVe République. Devenu chef de l’État et chef des Armées selon l’article 15 de la Constitution de 1958, un de ses premiers gestes en tant que président de la République fut de signer l’ordonnance du 7 janvier 1959 sur l’organisation de la défense. Texte, dont maints articles ont été modifiés, qui mériterait certes une réécriture complète, mais dont l’esprit subsiste : la défense nationale est beaucoup plus vaste que ce que les attributions du ministre en charge des armées recouvrent.

Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est le Premier ministre qui a la responsabilité de la défense (article 21 de la Constitution).

Un peu plus de deux ans après avoir signé cette importante ordonnance, le 5 avril 1961, un train de vingt-trois décrets réorganisant la défense nationale a été adopté. Un bref et unique rapport de présentation coiffe le tout et permet de dégager les traits nouveaux de la défense en France, notamment la création du poste de délégué ministériel à l’armement et la création du poste de Secrétaire général pour l’administration. Objectivement, c’est un effet d’appel.

M. Guillaumat, le ministre des Armées, est remplacé par M. Messmer dès le 5 février 1960 ; il  demeura neuf ans à ce poste, stabilité qu’il souligne lui-même dans ses mémoires. La fin des hostilités en Algérie, suivie du retour complet des unités en France et aux FFA et la nouvelle mission confiée par les articles 36 à 38 de la loi du 9 juillet 1965 démontrent l’inadaptation de la défense au nouveau contexte international. Le nouveau Règlement de discipline générale tout comme le retrait de l’Otan  ne suffisent pas en 1966 à redonner vitalité à une armée basée sur la conscription. Les appellations du ministre ne devinrent stables qu’en 1974, soit depuis plus de 35 ans, record remarquable dans un pays marqué du sceau de l’instabilité ministérielle notamment sous la IV° République. Une sorte d’accord tacite fait que nul n’ose poser la question : le ministre dit de la Défense est-il ministre de la Défense nationale ou un ministre en charge des Armées ? Sans chercher à résoudre l’alias, examinons un peu la question.

Le premier Livre blanc en 1972 était avant tout l’œuvre d’un ministre ; le second en 1994 fut préfacé par le Premier ministre et son ministre en charge des Armées, le troisième en 2008, commandé par le chef de l’État, chef des Armées, est préfacé par le même, il est nettement plus ouvert sur l’avenir que les deux précédents.

La Constitution fait toujours du chef de l’État le chef des Armées (article 15), mais l’ordonnance de 1959 confie au Premier ministre la responsabilité de la défense ; toutefois à la suite de divers interviews du chef des Armées, n’est dupe que celui qui le veut, c’est le chef de l’État qui décide.

L’ordonnance de 1959 insiste sur les diverses facettes de la défense (économique, sociale) : bien des ministres ont de ce fait des attributions et donc des responsabilités en matière de défense nationale, mais peu de citoyens le savent ou cherchent à le savoir.

Pour faire court, n’en déplaise à un ministre politique, il nous paraît plus sage de dire que le ministre dit de la Défense, n’est en charge que des Armées, mais que les attributions de défense nationale lui échappent. Le général de Gaulle les revendiquait, ses successeurs en ont fait usage selon leur propre tempérament ou selon les circonstances. Pour être le plus complet possible, ajoutons que, le ministre de la Défense est aussi chargé des Anciens Combattants : il a un secrétaire d’État chargé de cette population ou parfois un ministre délégué aux Anciens Combattants.

LA CRÉATION DE SERVICES COMMUNS ET LA TRANSFORMATION DU SOUTIEN

Le premier décret du 5 avril 1961 dispose que le ministre en charge des Armées a sous ses ordres un délégué ministériel à l’armement, un secrétaire général pour l’administration et que certains services lui sont rattachés directement.

Il ne nous paraît pas exagéré de dire que la création du poste de délégué ministériel à l’armement était de circonstance, du reste, quelques années plus tard, le délégué ministériel devenu délégué général, est assimilable au responsable d’un service commun de l’armement, service qui a beaucoup évolué vers une certaine privatisation. Le premier service à être unifié, comme réclamé depuis longtemps par le contrôle général des armées, n’est autre que le SID (service des infrastructures de la défense), ce nouveau service n’est plus rattaché à une armée nommée ou à des comités et commissions. L’unification réelle des commissariats attend toujours en dépit de la loi substituant le commissariat de l’Armée de terre à l’intendance, en dépit de l’organisation d’un unique concours pour le recrutement des commissaires. La dernière manifestation de la tendance à la création de services communs n’est autre que la création d’un service parisien de l’administration centrale, c’est une étape vers la création de services communs.

Depuis cette époque lointaine de l’apparition des services dits communs, même si l’appellation « services communs » peut prêter à discussion, force est de reconnaître que la notion même a forte tendance à s’étendre. Ainsi, outre les services initiaux (santé, action sociale, essences) se sont adjoints, par exemple, le Renseignement qui est commun aux trois armées conventionnelles, sans parler des comités, commissions, inspections et du Contrôle général des Armées unifié dès 1965.

Le concept de soutien n’a cessé de s’élargir, de se transformer. Mais jusqu’où les fusions annoncées ou en cours iront-elles ? Nul ne sait ou n’ose le dire. Au gré de ceux qui n’ont jamais combattu, disent certains. Au lendemain de la fin du second conflit mondial, en 1945, la Direction des études et fabrication d’armement (DEFA) avait des effectifs jugés pléthoriques et un nombre important d’établissements sur le territoire métropolitain et des ramifications outre-mer. Aux transferts autoritaires d’attributions, ont succédé des transferts négociés et parfois compensés à l’industrie. L’un des exemples les plus connus n’est-il pas la réfection des moteurs de chars confiée à RVI à Limoges et autres lieux ? L’Armée de terre (essentiellement la direction centrale du matériel et le service du génie) a, contrainte ou forcée, de bon ou de mauvais cœur, accepté cet héritage.

De nouveaux concepts sont apparus. Au Faire traditionnel des arsenaux de la Marine ou des établissements du matériel de l’Armée de terre, toutes les armées, sans le chercher et surtout sans le vouloir, ont imité l’Armée de l’air qui n’avait que deux ou trois établissements de ce genre, chargés du soutien opérationnel de certains matériels (Ambérieux, Limoges) et faisait déjà concevoir ses avions soit par l’industrie privée soit par l’étranger, si l’on tient l’achat pour une fabrication sur site externe.

La sous-traitance a fait place au Faire ; c’est une nouveauté à laquelle on ne s’est pas, heureusement, arrêté et tout à fait habitué. La démarche la plus importante a été pour l’Armée de terre, l’introduction de civils dans des corps de troupe. La réforme ne fut pas une mince affaire, mais si l’on en croit les appréciations officielles, elle fut plutôt réussie.

Le concept de mutualisation peut s’interpréter de plusieurs façons. C’est tout d’abord le fait que chaque armée n’assure pas la totalité des prestations qui lui sont nécessaires pour vivre, en quelque sorte en autonomie. Sur une base de défense, il n’y a plus, théoriquement « n » organismes exerçant la même fonction ; le concept dit d’externalisation n’est pas étranger à celui de mutualisation. Certaines fonctions sont assurées par des entreprises extérieures. Le cas le plus cité, semble-t-il est la fourniture de prestations « hélicoptères » à la base Alat de Dax. C’est aussi une approche comptable qui n’apparaissait pas jusque-là. Ainsi dans le domaine du soutien des hélicoptères, la formation de pilotes pour des armées étrangères devant être assurée initialement près de Rennes n’est plus rentable. Nul ne sait jusqu’à quel point l’analyse comptable a été décisive.

En matière industrielle, le concept « comptable » a tendance à se substituer à celui de « compensations » jadis si défendu : le trébuchet de la comptabilité pourrait se révéler dangereux en ce qui concerne la défense, tout au moins, pendant un certain temps. Externalisation, mutualisation, civilianisation sont devenues des concepts courants et ont naturellement tendance à se substituer au rigorisme de celui d’internationalisation. La Révision Générale des Politiques Publiques y pourvoira sans doute.

La transformation des armées est en cours. Non seulement, on professionnalise le personnel, on unifie les structures en renforçant les pouvoirs du chef d’état-major des Armées, mais, en bref, on poursuit une démarche contradictoire qui ne fait que révéler l’anachronisme du concept de « spécificité du statut militaire », car c’est bien de cela qu’il s’agit.

LE CRITÈRE DE SPÉCIFICITÉ

La spécificité du statut militaire a-t-elle encore un sens aujourd’hui ? Lorsque les officiers de la Guerre (Armée de terre) et de la Marine furent dotés d’un statut, tenu pendant des années comme une sorte de prototype dont s’inspira par la suite le statut de la Fonction publique, les armées étaient en avance sur le monde de l’administration. Remarquons dans un premier temps que seuls les officiers en bénéficièrent et qu’il fallut attendre presque un siècle pour qu’en 1928, le statut des sous-officiers de carrière (SOC) s’en rapproche (la Marine avait depuis longtemps pourvu les officiers mariniers d’un statut. Il est vrai que depuis plusieurs décennies, les officiers mariniers étaient régis par une loi spécifique.

Depuis le début du XXe siècle, les « fonctionnaires civils », ou ceux que l’on appelait ainsi, réclamaient un statut mais n’obtenaient devant le Conseil d’État et les tribunaux de l’ordre administratif que des jugements d’ordre individuel, donnant satisfaction à quelques audacieux, sans qu’il en résultât une généralisation. Mais les premiers pas ne sont-ils pas les plus décisifs ?

Lorsque le chef des Armées prend la décision de « professionnaliser» les Armées en février 1996, le personnel militaire, personnel du contingent compris, est régi par un statut du 13 juillet 1972, réputé innovant et approuvé par le CSFM (Conseil supérieur de la fonction militaire dont ce fut l’une des premières grandes occupations). Le nombre de textes abrogés donne une petite idée de la rénovation entreprise. La spécificité du statut du personnel militaire était à l’époque approuvée par tous y compris une majorité de représentants au Parlement. En juillet 1972, en dépit du piston et de la loi de juillet 1965, l’obligation de défense était encore une réalité et l’on pouvait concevoir que cet impôt du sang génère une certaine spécificité. Depuis cette époque, les choses ont considérablement changé : non seulement le chef des Armées a pris la décision, devenue réalité à l’automne 1997, de faire voter par le Parlement, à l’unanimité, la suspension de la conscription et de la remplacer par une formalité tendant à priver les armées du personnel de réserve.

Quelques années plus tard, les gendarmes, eux aussi régis par le strict statut militaire, se rebiffaient alors que le personnel de la police s’arrogeait, semble-t-il, de nouveaux droits financiers. Le transfert décidé des gendarmes au ministère de l’Intérieur entraînera-t-il, pendant longtemps la dualité de statuts pour des tâches de même nature ? N’en résultera-t-il pas une discrimination fondée sur un anachronisme ? Selon nous, la réponse à cette question mettrait fin à une sorte d’anachronisme en permettant à des milliers d’acteurs de la défense de devenir des agents de l’État au sens commun du terme. Ainsi pourrait se réaliser sans contorsion le classement « hiérarchique » inscrit dans le titre même du décret du 10 juillet 1948.

Note de l’Adefdromil:

Le contrôleur général des armées (CR), Eugène-Jean Duval est l’auteur, entre divers titres, de :

– L’Armée de terre et son corps d’officiers, Addim, 1996 ;

– La Couverture du risque en milieu militaire, Addim 1998 ;

– Étapes de la citoyenneté des militaires, société des Écrivains, 2000 ;

– Regards sur la conscription militaire 1790-1997, La Documentation française, 1997.
Il a aussi écrit :

– la révolte des sagaies – Madagascar 1947

– Le sillage militaire de la France au Cameroun (1914-1964)

– Aux sources officielles de la colonisation française en 3 tomes – Editions de l’Harmattan -, le tome 1 a été publié par les éditions Theles.

– Un roman à forte dominante autobiographique, paru chez Theles, et intitulé  « à la croisée des chemins ».

En 2010, paraitra un « Mémento militaire », l’article « Regard sur l’évolution des armées françaises depuis 1940 » en est en quelque sorte une synthèse trop rapide.

Un ouvrage à paraître en 2011 portera sur « la rémunération des agents de l’Etat».

Lire également:

Banalisation de l’état militaire et rationalisation des structures du MINDEF

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