L’armée malade de ses médecins

Le Sud Ouest – Samedi 23 novembre :

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SERVICE DE SANTE DES ARMEES. Dans un livre explosif à paraître lundi, des médecins militaires dénoncent de graves dysfonctionnements au sein de l’institution. Des témoignages accablants

« Ils n’ont pas pu m’éliminer ! Je ne suis pas parti et, avec mes trois galons, j’ai succédé à un médecin colonel à la gendarmerie de Bouliac ! » Mais pour tenir ainsi, le médecin capitaine Stéphane Lewden, 39 ans, cinq enfants, a dû se battre. Et ce n’est pas fini car la justice n’a pas encore sanctionné le système qu’il a dévoilé.
La justice, c’est le fil rouge de l’énorme dossier des lettres échangées avec ses supérieurs jusqu’en haut de la hiérarchie qui ponctuent son combat comme autant de batailles. La victoire, il considère l’avoir déjà gagnée puisqu’il peut parler tout en étant encore, et il s’en félicite, dans ce service de santé des armées dont il remet en cause le fonctionnement. Et au plus haut niveau.
Des mots comme des couperets tombent quand il évoque l’institution : corruption, abus de pouvoir, omerta… « J’ai toutes les preuves », dit-il. Après en avoir, à moult reprises, fait état en interne, il met au grand jour un système découvert d’abord à Marseille mais qui aurait des ramifications à la tête du service. L’accusation est très grave. Mais il a accumulé assez de preuves pour signer un livre avec Marc Lemaire, médecin militaire, issu de l’école du service de santé des armées de Lyon-Bron et Dominique Paillé, député UMP des Deux-Sèvres, ex-directeur d’hôpital.

Pas revanchards. « Service de santé des armées : la face cachée. Corruption, abus de pouvoir, omerta… avenir » (1). Tout est dit… dès le titre de leur livre. Aucun des auteurs, aucun des témoins soulignent ne vouloir régler de compte personnel mais tous souhaitent que le service de santé, qu’ils jugent « malade », parvienne à chasser virus et infection. Pourquoi publier ces témoignages maintenant ? Pour prendre, selon les auteurs, l’ampleur de l’épidémie et administrer un traitement d’urgence.
Pour en connaître quelques symptômes, il suffit d’évoquer le cas du docteur Stéphane Lewden. Il a eu le tort de ne pas se taire, une consigne qui conduit, pour lui, à une véritable omerta. Quand il arrive en 1993 à Marseille comme médecin du personnel de l’hôpital d’instruction des armées Laveran, un responsable syndical a déjà vendu la mèche. Il a dénoncé « un détournement de matériel et l’emploi de main-d’oeuvre au bénéfice du domicile privé de certains chefs de service, consentis avec largesse en échange de faux certificats médicaux ».
Une enquête administrative déclenchée par la direction centrale du service de santé des armées à Paris avait abouti, quatre mois plus tard, à des sanctions pour ceux par qui le scandale était arrivé. Les auteurs, eux, n’étaient pas inquiétés. Les affaires continuaient donc… A son arrivée, sur ordre et délégation expresse, le médecin capitaine Lewden se retrouve expert et doit contrôler les congés maladie et les dossiers d’invalidité des personnels civils de la défense.

Une mine. Il tombe sur une mine dans tous les sens du terme. En deux ans, il fait reculer l’absentéisme de 40 % en divisant par quatre le nombre de congés de longue durée pour maladie, ce qui permettait à des petits malins de ne plus travailler pendant des années tout en bénéficiant, bien sûr, de droits à la retraite. Dans cette fonction, la rigueur du docteur Stéphane Lewden n’est pas appréciée de tous, d’autant que certains semblent compter aussi sur les arrêts de travail prolongés, ou des invalidités, pour que leur assurance prenne en charge leurs crédits. Il obtient tout de même des « guérisons » miraculeuses.
Il sait également qu’il y a des transferts de matériel de l’hôpital vers des villas privées de médecins. Il découvre une prescription de 800 séances de kinésithérapie pour une seule personne, un arrêt maladie qui permet de suivre une formation aux Etats-Unis et, cocasse si l’on veut, une chute (sans gravité) sur le postérieur qui a assuré à son heureuse propriétaire cinq ans d’arrêt maladie avec salaire entier.
Le capitaine Lewden fait un rapport à la direction centrale. Il reçoit des félicitations et on lui assure que cela ne nuira pas, bien sûr, à sa carrière. Mais à Marseille les affaires frauduleuses sont toujours prospères et les propos diffamatoires à son encontre vont de plus belle.

Son dossier. En août 1995, il écrit à Alain Juppé qui, quelques jours après, le remercie de ses observations et reconnaît que ce sera « une lutte difficile mais nécessaire » d’autant qu’il précise que d’autres témoignages du même ordre lui parviennent. Le ministre de la défense commande une enquête administrative et plainte est déposée par le directeur de l’hôpital. Mais aucune sanction n’est prise et des cartons entiers de documents partent en fumée… Stéphane Lewden pourrait se réjouir que le parquet de Marseille ouvre enfin une information judiciaire pour « trafic d’influence, corruption active et corruption passive », « mais dans le même temps, dit-il, mon dossier a été falsifié, on a retiré des pièces pour mieux me casser ».
Aujourd’hui encore, malgré l’avis prononcé le 11 janvier 2001 par la commission d’accès aux documents administratifs, il n’a pu consulter son dossier d’officier. Devraient y figurer des mutations sanctions, son passage de médecin chef à médecin adjoint, ce qui équivaut à être rétrogradé. Et… il tombe encore sur des affaires qu’il juge « crapuleuses ».

(1) Edité chez L’Harmattan

Trois questions

Dominique Paillé, Député (UMP) des Deux-Sèvres
: Recueilli par Annie LARRANETA

1. Comment vous êtes-vous engagé dans cette affaire ?

Par un intermédiaire, j’ai entendu parler de détournements de pensions invalidité. J’en ai été surpris mais le docteur Stéphane Lewden est venu me voir avec des dossiers étayés et des cas précis. J’ai demandé une commission d’enquête parlementaire en 2000, elle m’a été refusée au motif qu’il n’y avait pas vraiment d’affaire sur le sujet.

2. Vous n’avez pas hésité à cosigner cette enquête sur le service de santé des armées ?

Non, d’autant que dans le Sud, un certain nombre de faits sont déjà entre les mains de la justice et que toutes les précautions ont été prises. J’interviens surtout dans la dernière partie du livre sur la nécessité de réformer le système car c’est tout le fonctionnement du service de santé des armées qui est en cause. Le rapport que Christian Ménard (député UMP du Finistère) a remis sur le sujet en octobre n’aborde que la question conjoncturelle et pas la question structurelle. Il ne va pas au fond. L’a-t-il fait avec suffisamment de détachement ?

3. Maintenant que le gouvernement a changé, que va-t-il se passer ?

Il faut une vraie enquête interne sur ces dysfonctionnements et les autorités militaires peuvent utiliser les preuves dont dispose le docteur Lewden. Et cela doit déboucher sur une vraie réforme. Il faut une condamnation administrative mais, au-delà, il y a des failles à combler. Ces cas individuels mis bout à bout pendant autant de temps prouvent qu’il y a un système de corruption qui se croit à l’abri de la découverte… L’heure n’est plus à l’opacité !

TEMOIGNAGE. Au nom de la vérité, Christophe Adam refuse de cautionner ce qu’il a vu sur le terrain

Il a préféré quitter l’armée mais refuse le silence

: Annie LARRANETA

« Ce n’était pas un coup de tête mais un projet mûri. J’étais trop libre dans ma parole pour rester médecin d’unité. » Le docteur Christophe Adam exerce aujourd’hui en gériatrie et à Médecins du monde. Comment a-t-il pu être porté déserteur en 1998 ? Cet ex-élève de l’Ecole de santé de Bordeaux est, dès sa thèse soutenue, envoyé à Sarajevo pour remplacer un médecin militaire fauché par un obus. Il constate que « l’homme est dénié » et comprend qu’il « appartient à un système dominé essentiellement par des abuseurs d’idéal ». Christophe Adam bifurque vers la psychiatrie militaire. En janvier 1998, il reçoit le prix spécial du président de la Société française de médecine des armées pour une étude psychosociologique sur les déserteurs de l’armée de terre. Malgré cela il échoue à l’examen écrit du concours de psychiatrie.

Démissionnaire. Constatant qu’il y a d’un côté un discours officiel sur le dévouement et de l’autre une pratique qui n’en tient pas compte, il demande à démissionner avant la fin du contrat initial. Cela peut être admis pour raisons personnelles mais pas pour cause de « divorce » avec l’institution… Sans préavis, il reçoit un ordre de mutation à la gendarmerie de Poitiers finalement annulé. La réponse du ministre de la défense lui parvient enfin : pour la démission, c’est non. Sans préavis toujours, on lui demande alors de rejoindre Castelsarrasin.

Il apprend, en fait, que c’est à Paris que ça bloque. L’inspecteur général le reçoit mais « officieusement ». « Ma démission a été vécue comme un parricide. » Il ne rejoint pas Castelsarrasin et est porté déserteur alors qu’il répond aux convocations de la gendarmerie et s’entretient au téléphone avec ses supérieurs. Il est privé de son salaire et ne peut même pas gagner sa vie et celle de sa famille (il a quatre enfants) dans le civil. En mars 2000, le tribunal correctionnel de Toulouse le condamne pour désertion à huit mois de prison avec sursis, une peine annulée un an après par la cour d’appel de Toulouse.

Un exemple. « Il a été dispensé de peine mais il est resté condamné pour désertion, ce qui a été amnistié par la loi du 3 août 2002, explique son avocat, Gérard Boulanger. Il a fallu se bagarrer mais les juges étaient mal à l’aise devant ses excellents états de service. Il était noté comme un homme très intelligent, dévoué aux autres, qui ne comptait pas son temps… « Un exemple pour l’armée », ont même écrit ses supérieurs. »

La mutation du 27 octobre 1998 pour Castelsarrasin, jugée comme une sanction, est annulée le 7 février 2001.

Sa démission est enfin acceptée le 13 juillet de la même année. Mais Christophe Adam, pensant aux autres militaires, maintient son recours devant la Cour européenne des droits de l’homme.

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