Enquête sur la grande misère de l’armée française

Le Point n°1522 – Samedi 16 novembre :

Cet article peut être lu directement sur le site du périodique « Le Point » en [cliquant ici].

Un porte-avions maudit, des hélicoptères vieillissants, des missiles de croisière attendus en 2008… le budget d’équipement des armées, en baisse depuis dix ans, a fait perdre son rang à la défense française

Comment être prêt aux nouvelles formes de guerre qu’illustre la période entamée le 11 septembre, avec des budgets d’équipement militaire en régression constante depuis près de dix ans ? C’est à cette difficulté, devenue pratiquement insurmontable, que sont confrontés aujourd’hui le gouvernement et les armées. Certes, les Américains ne souhaitent pas que les Français – ils ne le leur ont d’ailleurs pas demandé à ce jour – les accompagnent du côté de l’Afghanistan autrement que de manière très
symbolique. Mais, quand bien même ils le feraient, et à supposer que les
conditions politiques d’une intervention française soient réunies, Paris
aurait quelque peine à leur donner satisfaction. Dès les premières heures du
conflit, dans la soirée du 7 octobre, les moyens que les Américains et leurs
alliés britanniques ont mis en oeuvre n’étaient pas disponibles dans l’arsenal
français.

Premier exemple, les missiles de croisière : ils constituent désormais une composante de base d’une intervention extérieure. Les Américains disposent, depuis 1985, d’une arme déclinée dans de multiples versions, le missile Tomahawk. Engin né de la guerre froide, inutilisé dans cette période, il s’est avéré militairement fort utile dès la guerre du Golfe ; en 1998, c’est avec lui que le Pentagone a choisi de frapper une première fois – sans grande efficacité militaire, il est vrai – les bases de Ben Laden en Afghanistan. Au Kosovo, des centaines furent tirés. Si la France ne peut pas utiliser de tels engins, dans leur version lancée par des navires de surface ou des sous-marins, c’est qu’elle n’en a pas. Les Britanniques, eux, ont acheté 65 Tomahawk aux Etats-Unis en 1995. En 2003, l’armée de l’air française pourra lancer son propre missile de croisière de conception nationale, le Scalp-EG, avec ses Mirage 2000-D. Mais la marine nationale, tout à son obsession de financer le porte-avions « Charles-de-Gaulle », a refusé, jusqu’à l’an dernier, d’adapter ce missile à ses navires de surface ou à ses sous-marins. Résultat : les premières frégates multimissions qui entreront en service en… 2008 en seront dotées l’année suivante, et ses futurs sous-marins d’attaque nucléaires en disposeront en 2012. Vingt-sept ans après les Etats-Unis, alors que l’utilité de cet armement ne fait pas l’objet de la moindre discussion !

Bien que les caractéristiques de l’engin soient les mêmes pour l’armée de l’air et la marine, cette dernière doit les faire entrer dans des tubes lance-torpilles circulaires de 53 centimètres de diamètre, quand ceux de l’armée de l’air sont de section rectangulaire, large de 63 centimètres ! Rogner quelques centimètres coûtera sans doute autant de milliards, et on peut se demander pourquoi la marine n’a pas intégré ses propres spécifications dès le départ du programme. « Parce que notre seule priorité était le « Charles-de-Gaulle », et que nous n’avions pas l’argent pour ça ! » admet, sibyllin, un officier de marine. Ah bon…

Autres temps, autres moeurs… A l’époque, déjà bien lointaine, où la France ne ménageait pas ses efforts pour tenir son rang sur les scènes militaire et stratégique internationales, elle ne laissait pas se creuser de tels écarts. Avec ses moyens, plus modestes que ceux des super-grands, elle fit exploser sa première bombe nucléaire, à Reggane, en février 1960. Quinze ans après la première bombe américaine, « Trinity », qui avait explosé en juillet 1945. Onze ans après la première bombe russe. Premier sous-marin nucléaire lance-engin français, le « Redoutable » tirait son premier missile balistique M1 le 29 mai 1971, onze ans après le premier tir d’un missile Polaris par l’« USS George-Washington », le 20 juillet 1960. Et le premier vol du Mirage IV destiné à lancer la bombe A française eut lieu en juin 1959 (avec aux commandes le pilote d’essai Roland Glavany, père de l’actuel ministre de l’Agriculture), moins de cinq ans après celui du B-52, certes d’une autre dimension…

Dix ans de déclin

On évitera de gloser une fois de plus sur l’absence du « Charles-de-Gaulle » en mer d’Arabie. Peut-être ne s’y serait-il pas montré plus utile que son homologue britannique « HMS Illustrious » (plus petit, moins puissant, avec des avions moins performants), mais au moins sa présence aurait-elle affiché une forme non symbolique de participation française. Mais notre pays n’a pas les moyens : la semaine dernière, Jacques Chirac a réclamé à Toulon la mise en chantier d’un second porte-avions ; position pour le moins surprenante quand on se souvient qu’il a approuvé, en juillet dernier, le projet de loi de programmation militaire 2003-2008, qui prévoit qu’une hypothétique décision sur cet éventuel nouveau navire sera prise en… 2008 ! Pendant ce temps, l’US Navy, qui dispose de douze énormes porte-avions, prévoit déjà de ne plus retirer du service le « Constitution », qui devait prendre bientôt sa retraite, et d’avancer à coups de budgets d’urgence le futur fleuron de son arsenal, le CVN « Ronald-Reagan », qui devait entrer en service en 2004.

Soyons clair : le déclin de la défense française, en termes matériels, n’est pas le fait d’une portion particulière de la classe politique. Tout entière, sans exception, elle a considéré depuis la chute du mur de Berlin que l’adaptation de l’outil militaire aux menaces futures se ferait d’abord en amputant les budgets.

Un excellent observateur, acteur éminent de notre scène politico-militaire, remarque lucidement : « Depuis le début des années 90, l’argent consacré à la défense a permis de protéger les trois plates-formes considérées comme essentielles : le porte-avions « Charles-de-Gaulle », le chasseur-bombardier Rafale, le char Leclerc. Par ailleurs, deux axes ont été privilégiés : la professionnalisation des armées, à partir de 1996, et la réorganisation de l’industrie de défense. Faut-il le regretter ? Sans doute pas. Mais la part de la richesse nationale consacrée aux armées n’atteint plus que 1,8 % du produit intérieur brut, quand elle était de près de 3 % il y a dix ans. Tout le monde l’a voulu dans le monde politique, et les militaires l’ont accepté. La réalité est là… »

Reprenons les chiffres. En 1990, la France avait consacré un peu moins de 120 milliards de francs (1) à l’achat d’équipements pour ses forces, voyant culminer ainsi un effort considérable entamé dans les années 70. Mais, dès cette date, les budgets n’ont cessé de diminuer de manière significative, pour entamer leur chute libre à partir de 1995. François Mitterrand et ses Premiers ministres Pierre Bérégovoy et Edouard Balladur, puis Jacques Chirac et Alain Juppé, ont participé avec ardeur au mouvement qui ne fut temporairement enrayé qu’avec le premier budget du gouvernement Jospin. Avant de repartir à la baisse… « On est en 1930 ! s’enflamme un officier général. Nous n’aurons plus en 2002 que 84 milliards pour équiper les armées, et personne ne veut admettre qu’il manque 40 milliards. Il faut pourtant que nos armées remplacent leurs vieux équipements, se dotent de matériels modernes et des outils que commande la situation actuelle. Le second porte-avions, bien sûr, mais aussi le satellite d’observation radar qui nous manque… Qui aura le courage de le reconnaître, quand le pays considère à peu de chose près que c’est le budget de la défense tout entier qui ne sert à rien ? » Un autre officier général n’est pas plus tendre : « Jusqu’au 11 septembre, tout le monde, à droite comme à gauche, a voulu considérer qu’à horizon visible aucune menace ne justifiait un effort. Non seulement la part de la défense dans le PIB diminue inexorablement, mais en outre les lois de programmation militaire ne sont jamais appliquées, et les budgets votés sont ponctionnés en fin d’année par les Finances. Le budget d’équipement sert de volant d’ajustement pour les autres ministères, et personne n’a le courage politique d’affronter les coûts exorbitants des arsenaux ou des entreprises qui en tiennent lieu : Dassault, la DCN, le GIAT, qui propose le fusil Famas à 12 000 francs, quand un kalachnikov à l’utilité similaire coûte 50 dollars [environ 350 francs] ! »

Un outil mal adapté

Tout irait donc si mal ? la France se serait-elle complètement plantée en définissant un outil militaire aujourd’hui inexploitable, mal adapté, et pour tout dire inefficace ? « N’exagérons rien, tout de même, tempère un officier général. Tout ce que le gouvernement demande aux armées, elles le font. C’est tendu, c’est compliqué, mais ça passe. Ce qui est vrai, c’est qu’on ne peut pas descendre plus bas, sinon… » Un haut fonctionnaire participant, au ministère de la Défense, aux prises de décisions politiques ne veut pas, lui non plus, qu’on jette le bébé avec l’eau du bain. « Si les réductions budgétaires n’avaient pas eu lieu, on traînerait encore comme des boulets des programmes non rationnels. On doit également se garder d’oublier le coût de la professionnalisation, qui a parfaitement bien fonctionné, mais qui a dépassé un budget sous-évalué. Pensez, enfin, au nucléaire. En 1990, il représentait 31,5 % du budget d’équipement de la défense. Cette part est aujourd’hui de 20 %. Ce n’est pas rien et permet de relativiser le reste. »

Des Puma rustiques

Certes. Mais est-ce une raison pour ne pas avoir anticipé des besoins spécifiques, conformes aux évolutions stratégiques ? Est-ce une raison pour laisser traîner en lenteur – il est vrai que ce n’est pas seulement la faute de la France ! – le programme crucial d’avion de transport militaire européen, l’Airbus A400M (lire page 36 l’article de Jean-François Jacquier), qui fait dépendre nos forces d’intervention d’avions cacochymes loués à d’obscures sociétés russes ou ukrainiennes ? Pour lancer à prix d’or un programme national de véhicule de combat d’infanterie, future Rolls-Royce du champ de bataille, quand les autres Européens ont choisi de travailler ensemble pour élargir la série et réduire ses coûts ? Est-il raisonnable de participer en chef de file à un programme d’hélicoptère de transport européen, le NH-90, lancé quand Mathusalem faisait ses dents de lait, et dont les sept premiers exemplaires entreront en service entre 2005 et 2008 ?

Les hélicoptères… Beau sujet. La France en a d’excellents, adaptés au transport de troupes, rustiques mais vieillissants et vendus dans le monde entier, les Puma. Mais elle ne peut guère les utiliser : 35 % sont indisponibles, alors qu’on ne devrait jamais dépasser 20 % ! Pourquoi ? Parce que les moyens manquent pour les entretenir, parce que les industriels ne courent pas après les contrats de maintenance et de logistique, parce qu’une rationalisation s’imposait, par l’entremise d’un service spécialisé, le Simmad (Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense). En décembre 2000, plus de 40 % du parc aérien militaire français se trouvait hors d’état de voler, avions compris. Le chiffre est redescendu à 33 % aujourd’hui, en moyenne ; mais les blindés sont dans le même cas, avec un record, le char AMX-30 B-2 : 60 % seulement sont en état de marche…

Revenons aux hélicoptères. Tout le monde est d’accord pour admettre que le Commandement des opérations spéciales abrite actuellement le fer de lance des armées françaises, qui pourrait donner un sérieux coup de main en Afghanistan. Aurait pu, si on le lui avait demandé… Toujours est-il que ce COS a le plus grand besoin d’hélicoptères performants, pour emmener ses troupes à l’assaut dans la profondeur du dispositif ennemi, et que ses actuels Puma ne sont pas tout à fait à la hauteur : peu armés et les « pattes courtes » – 300 kilomètres de rayon d’action -, ils ne correspondent pas aux besoins. Or la bonne machine existe : une version ultraperfectionnée du Puma, l’Eurocopter EC-725. Surarmé, doté de réservoirs supplémentaires portant son rayon d’action à 700 kilomètres, ravitaillable en vol grâce à une perche.
Dans son rapport sur le budget 2002 de la défense, le député Jean-Michel
Boucheron réclame que le COS soit équipé de ces engins « dans les plus brefs
délais », alors qu’il est actuellement prévu qu’il en possède 10 exemplaires… mais dans sept ans. Boucheron laisse entendre qu’il serait possible de récupérer quelques appareils sur la fin de la commande passée en 1996 par l’Arabie saoudite, qui avait payé le développement de cette version. De source proche du COS, on admet que cette hypothèse est « étudiée, parmi d’autres ».

Le complexe britannique

La défense française est une belle délaissée. L’entraînement des troupes est excellent, les qualités des combattants sont indiscutables, l’encadrement – notamment un exceptionnel corps de sous-officiers – compte parmi les plus performants au monde. Mais l’argent manque tandis que l’enthousiasme baisse. C’est peu dire que l’absence de la France dans l’actuel conflit pèse sur le moral, plombé. Naguère, les militaires français étaient fiers de tenir leur rang… et la dragée haute au reste de l’Europe. Surtout aux Anglais. Qui avaient pour leur part négligé leurs troupes. Puis Tony Blair est venu. Et a considéré que, si son pays restait en dehors de l’euro, il avait au moins une manière de conserver un pied en Europe : la défense. En 1990, la Grande-Bretagne consacrait 24 milliards de francs de moins que la France à ses équipements militaires. Aujourd’hui, c’est pratiquement l’inverse. Les chantiers tournent à plein, les Britanniques ne rechignent pas à acheter « sur étagères », généralement aux Etats-Unis, les matériels qu’ils ne produisent pas. Et, quand il le faut, la « chance » aidant, ils sont tout près de ceux qui chantent victoire. « On commence à payer, se lamente un officier général, qui connaît bien l’armée britannique. Elle rafle
subrepticement la mise de la défense européenne, parce qu’elle en a pris les
moyens. On est mal… Dans cinq ans, il sera trop tard. » Plus cruel encore : les Anglais font des ponts d’or à leurs militaires, et les soldes, au moins
dans la hiérarchie, font rêver les Français. Dans notre pays, un général d’armée (cinq étoiles) gagne 600 000 francs par an, plus les primes. En
Grande-Bretagne, c’est 1,6 million de francs, plus les primes. Une véritable
atteinte au moral de l’armée française !

1. Exprimé en francs 2000. Source : ministère de la Défense.

Les malheurs du « Charles-de-Gaulle »

Le « Charles-de-Gaulle » partira-t-il vraiment pour la mission « Agapanthe », qui devait le conduire, à partir de fin janvier, en compagnie de frégates allemande, britannique et italienne, pour un tour du monde « inaugural » ? « Pour l’instant, la mission est maintenue », dit-on à l’état-major de la marine nationale. Au début de cette semaine, l’équipage poursuivait son entraînement et ses galops d’essai en Méditerranée, avec une pensée pour les deux marins intoxiqués au début du week-end par les émanations d’une cuve de recueil des eaux usées. Mardi soir, le premier d’entre eux était tiré d’affaire, quand les médecins étaient « réservés » sur le sort du second blessé.
Reste qu’il paraît aujourd’hui peu envisageable que la mission « Agapanthe »
soit maintenue. Plus vraisemblable paraît un départ pour une mission opérationnelle qui pourrait démarrer, selon nos informations, dès la fin du
mois de novembre. Le calendrier technique du bâtiment, à savoir sa complète
remise à niveau, lui permettrait de prendre la mer dès cette date. Lionel
Jospin et Jacques Chirac pourraient alors annoncer son départ pour la mer
d’Arabie, après la bataille, certes, mais à temps tout de même pour rejoindre
au large du Pakistan les flottes américaine et britannique, qui ont mené les
opérations contre l’Afghanistan.

Cette annonce d’une décision française pourra se doubler d’un geste européen, sous la forme d’une escadre à laquelle participeraient des navires d’autres pays. Selon nos informations, des consultations discrètes sont en cours à ce propos avec les Allemands, les Italiens et les Britanniques. Qu’en sera-t-il au bout du compte ? Il est encore un peu tôt pour le dire, mais les aviateurs de l’aéronavale basés à Landivisiau (Finistère) mettent la dernière main aux mises au point de leurs premiers Rafale opérationnels, qui seront de la partie. Ces derniers sont entrés en service dans leur version de défense aérienne contre les autres avions, tandis que les attaques au sol sont assurées par les Super Etendard. Mais restera-t-il alors, compte tenu des délais de retour, des cibles à attaquer en Afghanistan ? Et les Américains laisseraient-ils un peu de place aux Français ? Rien n’est moins sûr. A ce jour, les chasseurs-bombardiers britanniques basés dans le Golfe n’ont pas participé aux assauts contre les talibans J. G.

La folle histoire de l’Airbus militaire

Signera, signera pas ? A trois jours de la date fatidique qui devait consacrer le lancement du premier grand programme militaire européen, Allemands et Italiens menaçaient de tout faire capoter. « La signature du contrat pour l’Airbus militaire A400M – prévue pour le 16 novembre à Bonn – ressemble de plus en plus à un traquenard. Il ne faut pas qu’Alain Richard, ministre de la Défense, s’y rende », plaidaient, mardi 13 novembre, des industriels français.

Une histoire folle que celle de cet avion de transport de troupes. Pour la France, elle commence dès 1984. Cette année-là, l’armée de l’air exprime pour la première fois le besoin de prévoir le remplacement de ses Transall, conçus il y a vingt-cinq ans. Problème : comment rentabiliser les 30 à 40 milliards de francs nécessaires au développement d’un nouvel avion alors que les besoins des militaires français sont limités à quelques dizaines d’exemplaires ? La voie de la coopération européenne s’impose. Cela tombe bien, puisque les autres pays vont devoir également remplacer leurs flottes vieillissantes. Reste à mettre les états-majors d’accord sur les spécifications et le calendrier. Cela prendra presque dix ans. Mais finalement, en 1993, les cinq pays signent un premier protocole pour définir un projet en commun. La guerre du Golfe est passée par là !

Las ! un an plus tard, en 1994, querelle franco-française : contre l’avis des militaires qui veulent un appareil à hélices, le motoriste Snecma déclenche une polémique en plaidant pour un quadriréacteur. Entre-temps, les coûts montent, le calendrier dérape. Les Anglais se disent pressés et commandent une première vague d’avions américains à Lockheed. Nous sommes en 1996. En France, la majorité a changé. Charles Millon, alors ministre de la Défense, saisit l’occasion pour tenter de faire des économies. Il menace de se retirer du programme et d’acheter aussi des avions étrangers « sur étagères ». Puis les Allemands, à leur tour, cherchent à imposer le choix de l’Antonov russo-ukrainien. Finalement, après appel d’offres, tout le monde se met d’accord sur l’A400M, dont Airbus assurera le préfinancement. A condition que les armées intéressées s’engagent sur un nombre ferme de commandes : 73 pour l’Allemagne, 50 pour la France, 27 pour l’Espagne, 25 pour l’Angleterre, 16 pour l’Italie, 7 pour la Belgique, 1 pour le Luxembourg et 26 pour la Turquie, qui s’est associée. Mais, aujourd’hui, l’Italie de Berlusconi, tentée par les sirènes américaines, remet en question sa participation. Plus grave, l’Allemagne renie ses engagements et veut rediscuter le prix et la quantité. « C’est chaque fois pareil, s’indigne-t-on côté Français, les Allemands passent une grosse commande pour s’assurer le meilleur rôle, puis revoient leurs besoins à la baisse. » Mais, cette fois, Airbus ne veut plus négocier. Ou le programme se fait, ou « c’est la fin de l’Europe de l’armement, estime Arthur Paecht, député UDF du Var, membre de commission de la Défense. Comme toujours, la gestation de ce programme n’a que trop duré. » Jean-François Jacquier

La modestie des dragons

A la sortie de la bourgade de Dieuze, en pleine campagne mosellane, l’antre du 13e régiment de dragons parachutistes (RDP) surprend par sa modestie. Ici, aucun fil barbelé. Pas une caméra de surveillance, tout juste un militaire de faction à l’entrée principale. Pourtant, c’est dans cette caserne, construite en 1870 par les Allemands pour accueillir une brigade de cavalerie, que vivent 900 professionnels du renseignement, dont certains pourraient opérer actuellement en Afghanistan.

« Pourquoi s’enfermer ? Notre spécialité, c’est le renseignement humain. Je n’ai pas d’électronique à sauvegarder. Ce sont mes hommes que je dois protéger », s’amuse le lieutenant-colonel Bertrand Chandouineau, à la tête du 13e RDP depuis le 1er septembre. « Vous voyez, commente ce saint-cyrien de 42 ans, nous ne possédons pas énormément de matériel. Tout juste quelques véhicules. En mission, tout se porte à dos d’homme. » Et de rappeler la mission du 13e RDP : infiltrer, observer, transmettre.
Evidemment, le chef de corps n’ouvre pas toutes les portes. Celles de la «
cellule d’expérimentation » resteront closes. Elles cachent un bureau d’études où quatre militaires travaillent à améliorer le matériel, qu’il soit électronique, informatique ou optique. « Cette tradition d’innovation est
une des raisons pour lesquelles, dans notre domaine, nous sommes largement
au-dessus du niveau des Américains », se félicite le lieutenant-colonel
Chandouineau. Jusqu’au 1er septembre, il était officier de liaison aux
Etats-Unis auprès des renseignements de l’armée de terre américaine…

Le chef de corps pourrait envier les « moyens phénoménaux » de l’US Army. Mais il juge suffisant le budget mis à sa disposition. Il regrette toutefois que la modernisation de la caserne traîne : « Je suis obligé de loger certains célibataires dans des chambrées de six ou sept, alors que la norme est de deux ou quatre dans l’armée. »
Si la fin de la conscription ne pose pour l’instant aucun problème de
recrutement au 13e RDP, son patron souhaiterait sous-traiter le nettoyage des
bureaux, l’entretien des espaces verts ou la surveillance de la caserne. Une
solution qui permettrait aussi d’accroître l’intégration du régiment dans
cette ville isolée de 4 000 habitants.
Le 13e représente déjà 500 familles et 800 enfants. « L’attachement entre la population et ce régiment – qui fut celui de l’impératrice Eugénie – n’est
pas qu’économique. Il est aussi sentimental », estime le maire, Fernand
Lormand. Aussi, la ville s’est inquiétée en septembre lorsque les « dragons
de l’impératrice » sont soudain apparus sous les projecteurs. « Ce sont des
militaires qui agissent normalement dans la discrétion. C’était assez étonnant qu’on en parle. Généralement, on évoque la DGSE, pas le 13e », souligne un habitant de Dieuze Stéphane Getto

« Notre nation veut entendre résonner son nom : la France »
Par François Fillon

Face à l’hyperterrorisme, il faut frapper fort et juste. Fort pour récuser l’idée selon laquelle les démocraties seraient faibles. Juste pour ne pas déstabiliser le système international. Dans ce combat, notre pays joue sa partition au profit d’un monde que nous souhaitons pour l’avenir mieux ordonné, mieux équilibré et plus équitable. L’hyperterrorisme, en bafouant toutes les règles qui régissent les relations internationales, épouse, à l’inverse, la cause du chaos. C’est pourquoi il doit être combattu sans aucun état d’âme. Les Etats-Unis sont légitimement à la pointe de ce combat. La France, elle, joue un rôle solide d’appui. Certains estiment qu’elle n’en fait pas assez, d’autres qu’elle en fait trop… La sagesse commande de renvoyer dos à dos ces jugements expéditifs.

Il faut éviter de sombrer dans trois travers.

Celui, tout d’abord, du pacifisme, qui n’a aucune chance de nous prémunir de la haine des terroristes, car si les Etats-Unis sont sa cible privilégiée, nous sommes ses cibles collatérales. Celui, ensuite, de l’opportunisme, qui, moins pressé de trancher la crise actuelle, entend surtout à travers elle régler ses comptes avec la mondialisation et la puissance américaine dont notre pays serait la prétendue victime. Il est temps d’adosser la grandeur et l’indépendance de la France sur un scénario plus positif et constructif que celui, facile et stérile, de l’antiaméricanisme. Celui, enfin, de l’activisme cocardier, qui indexe notre fierté nationale sur le degré de notre engagement militaire. La France n’a pas à déployer son armada pour révéler son courage et sa force.

Cette crise est sérieuse. Elle réclame du sang-froid et de la détermination. Amie et alliée des Etats-Unis, et non sa supplétive, la France est à sa place et fait exactement ce qu’elle doit faire. Elle n’a pas ménagé son appui diplomatique, elle n’a pas compté ses efforts en matière de renseignement, elle poursuit, comme vient de le faire Jacques Chirac, un dialogue privilégié avec le monde arabo-musulman, elle dose subtilement sa participation militaire suivant des critères à la fois techniques et politiques. Techniques, car nous n’offrons que ce qui nous est demandé. Politiques, car le degré de notre engagement ne peut être dépourvu de
conditions certes raisonnables mais précises. Il serait irresponsable de lancer
les forces françaises dans une stratégie sur laquelle nous n’aurions pas de
prise. Contrairement à ce qui est dit ici ou là, la qualité de notre outil
militaire et le professionnalisme de nos hommes ne sont donc pas en cause. Cet
outil mérite certes d’être affûté et servi par des moyens budgétaires plus
importants, mais nous aurons ce débat en temps voulu.
Les Français auraient donc tort de douter de la pertinence de notre engagement.
En revanche, ils doivent tirer les leçons de cette crise. Dans un monde
chahuté et dangereux, ils doivent retrouver le goût de vivre ensemble. Pensons
à ce qui nous rassemble et non à ce qui nous divise. Notre nation veut entendre résonner son nom : la France ! La France qui rassemble, la France qui protège, mais aussi et surtout la France qui grandit les Français aux yeux d’un monde dont ils doivent se sentir partie prenante et qu’ils peuvent, avec l’Europe, mieux orchestrer. J’appelle cela le patriotisme éclairé

« Les valeurs françaises peuvent combattre le terrorisme »
Par Jean-Pierre Chevènement

La solidarité avec les Etats-Unis va de soi, devant l’agression inouïe dont ils ont été victimes. La France l’a manifestée à juste titre et sans réserves. Elle peut à présent faire entendre sa voix dès lors qu’il s’agit de préparer l’avenir.
Les thèses de la « mondialisation heureuse » de l’autorégulation des marchés ont rencontré la réalité. C’est le retour du politique. Ce peut être, ce doit être aussi le retour de la France. Les valeurs qu’elle porte, liberté de pensée, laïcité, citoyenneté, égalité, permettent de surmonter les fureurs des intégrismes et des communautarismes qui déchirent tant de peuples. C’est sur la base de ces valeurs qu’on peut combattre le terrorisme, en refusant de s’engager dans le piège des intégristes qui voudraient creuser un fossé infranchissable entre le Nord et le Sud.
La meilleure contribution que la France peut apporter, c’est d’utiliser sa
relation avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, nos voisins, et avec
les pays du Proche-Orient pour faciliter le jour venu les médiations nécessaires en fondant une paix juste et durable de la Méditerranée au Golfe.
C’est aussi d’encourager une solution politique en Afghanistan, capable de
réunir toutes les composantes de ce peuple en maintenant l’intégrité du pays.
Notre pays a depuis plusieurs années été confronté à la violence terroriste
issue des groupes islamiques, et s’est organisé sérieusement. Pour n’avoir pas
cédé à un étrange aveuglement qui a saisi beaucoup de pays occidentaux (et de commentateurs en France : qu’on se rappelle les innombrables tentatives de disculper les auteurs des attentats criminels en Algérie, commis par les GIA,
le GSPC ou les « afghans »), la France est aussi en mesure d’impulser la lutte
contre le terrorisme et l’action contre le blanchiment d’argent qui finance les
réseaux criminels.
Plus largement, il faut encourager dans tout le monde musulman les forces de la
modernité et assécher le terreau de l’intégrisme. Les Etats-Unis peuvent être intéressés par cette perspective historique. Il me semble qu’ils ont besoin pour les temps qui viennent d’alliés solides et de bon conseil. La France peut contribuer à construire un monde multipolaire sur des valeurs de raison et de justice dans lesquelles tous les hommes, à quelque civilisation qu’ils appartiennent, pourront se reconnaître

À lire également