Politique de défense et Europe de la défense – Audition du Général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées (12 février 2013)

La commission auditionne le général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées, sur la politique de défense et l’Europe de la défense.

M. Jean-Louis Carrère, président. – Nous sommes particulièrement heureux, mon Général, de vous recevoir à nouveau devant la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat.

Résumer en quelques mots une brillante carrière comme la vôtre n’est pas une tâche aisée. Surtout lorsque l’on connaît vos qualités exceptionnelles, votre engagement et votre extrême modestie. Je dirai donc simplement que votre carrière s’est partagée entre :

– des responsabilités opérationnelles en métropole, outre-mer et sur des théâtres d’opérations extérieures (notamment au Tchad et en République centrafricaine) ;

– des responsabilités dans le domaine politico-militaire, en tant que chef d’état-major particulier du Président de la République de 1999 à 2002, puis en tant que chef d’état-major des armées, de 2002 à 2006 ;

– et, enfin, des responsabilités au niveau européen, puisque vous avez occupé le poste de président du comité militaire de l’Union européenne entre 2006 et 2009.

Compte tenu de votre expérience, et étant donné que vous disposez désormais d’une entière liberté de parole, ce qui est rare chez les militaires, nous avons pensé qu’il serait très utile de vous entendre afin que vous nous fassiez part de vos réflexions sur deux sujets essentiels :

La politique de défense de la France, tout d’abord.

Comme vous le savez, la commission chargée d’élaborer le nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a achevé ses travaux et devrait remettre prochainement son rapport au Président de la République, qui devrait servir de base à la future Loi de programmation militaire.

Au regard de votre expérience, notamment en tant qu’ancien chef d’état major des armées, quel regard portez vous sur notre outil de défense ? Quelles sont vos attentes (ou vos craintes) à l’égard du Livre blanc et de la future Loi de programmation militaire ? Quel devrait être, d’après vous, le modèle futur de notre armée, ses missions, son format, ses capacités, son budget ? Quels enseignements faut-il tirer des opérations récentes, en Afghanistan, en Libye ou celle en cours au Mali, notamment en ce qui concerne nos forces prépositionnées en Afrique, nos lacunes capacitaires et l’équilibre entre les différentes composantes ?

Le deuxième sujet sur lequel nous aimerions vous entendre concerne l’Europe de la défense.

Là encore, en tant que président du comité militaire de l’Union européenne, vous avez été placé au coeur du dispositif. Nous serions donc très intéressés de connaître vos réflexions sur les moyens de faire progresser l’Europe de la défense et notamment sur la manière dont nous pourrions convaincre nos partenaires – allemands ou britanniques – d’aller en ce sens.

Je vous laisse maintenant la parole.

Général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées. – Je vous remercie, Monsieur le Président, de votre accueil et je suis très sensible à votre invitation, d’autant plus qu’il n’est pas fréquent de demander à un ancien responsable militaire de s’exprimer sur ces sujets. Je m’exprimerai donc très librement, à la lumière de mon expérience nationale et européenne, en veillant à ne pas céder au pessimisme qui gagne généralement les anciens responsables, qui ont souvent recours à la formule selon laquelle « avant, c’était mieux ». Je précise également que je ne suis en aucune manière le porte-parole de l’actuel chef d’état-major des armées avec lequel je n’ai d’ailleurs aucun contact.

Avant d’évoquer l’avenir de la politique de défense, et de décrire nos marges de manoeuvre tant en ce qui concerne les alliances que nos capacités, je crois qu’il est nécessaire de revenir sur les principaux changements du contexte stratégique depuis le précédent Livre blanc de 2008. Je terminerai mon intervention par quelques points clés qui méritent une attention particulière.

Par rapport à 2008, je vois quatre principales évolutions.

Le premier changement tient à la crise économique et financière qui a surtout touché l’Europe et les Etats-Unis. Cette crise a eu pour effet de réduire significativement les budgets de la défense partout en Europe. En France, cette crise s’est également traduite par une diminution de l’effort de défense, par une réduction importante des effectifs et par des réformes, comme celle de l’organisation territoriale et du soutien, avec notamment la mise en place des bases de défense. Les Etats-Unis eux-mêmes prévoient de réduire leur budget de la défense en raison des difficultés budgétaires, même si celui-ci demeure considérable. En revanche, les dépenses militaires des puissances émergentes ont continué à s’accroître. Avec cette réduction drastique de l’effort de défense chez la plupart de nos partenaires européens, l’Europe risque, pour reprendre les mots d’Hubert Védrine, « de quitter le cours de l’histoire », de subir un véritable déclassement stratégique et de ne plus être un acteur sur la scène internationale. A cet égard, grâce notamment à la France, les interventions en Libye et au Mali peuvent marquer un « sursaut », dont il faudra voir si elles permettront réellement une prise de conscience ou bien si elles resteront sans lendemain.

Le deuxième facteur tient au « printemps arabe », dont les développements restent encore très incertains, mais qui produisent déjà certains effets avec la crise de la gouvernance mondiale, comme l’illustre le blocage du Conseil de sécurité des Nations unies à propos de la Syrie, qui ajoute un élément d’incertitude sur le plan international, le conflit ouvert entre sunnites et chiites au Moyen-Orient, qui reste « la poudrière du monde », mais aussi l’impuissance et la division des Européens, notamment à l’égard du processus de paix israélo-palestinien.

L’intervention de l’OTAN en Libye a marqué un tournant à plusieurs égards. Pour la première fois, dans le cadre de l’Alliance atlantique, deux pays européens, la France et le Royaume-Uni, ont joué un rôle de premier plan, les Etats-Unis se contentant d’apporter un soutien. Si cette intervention s’est traduite par un succès incontestable, elle a également mis en lumière les lacunes capacitaires des Européens, dans des domaines comme le renseignement, les drones, le ravitaillement en vol ou encore la neutralisation de la défense anti-aérienne.

Le troisième changement est le rebond de l’OTAN.

Malgré le demi-succès, ou semi-échec, de l’intervention en Afghanistan, principalement dû aux erreurs de stratégie et de tactique de la part des Etats-Unis, stratégie à laquelle les alliés au sein de l’OTAN n’ont d’ailleurs jamais été réellement associés, l’OTAN a connu un rebond, avec le succès de l’intervention en Libye, le retour de la France au sein du commandement militaire intégré et le lancement de deux grands projets : la défense anti-missiles et la « smart defence ».

Quatrième et dernier changement : le retour de l’Afrique.

L’opération « serval » au Mali marque, de la même manière que l’intervention française en Côte d’Ivoire, le retour de l’Afrique. Même s’il est encore un peu tôt pour juger de ses résultats, on peut d’ores et déjà considérer que cette intervention est incontestablement un succès dans sa phase initiale. Du point de vue militaire, cette intervention met aussi en évidence, à la différence de l’intervention en Libye, qui a surtout mobilisé des moyens aériens, l’importance des opérations terrestres et de l’armée de terre. Enfin, elle confirme les lacunes capacitaires déjà constatées en Libye, en matière de drones, de renseignement ou de ravitaillement en vol, mais aussi, s’agissant d’une opération avec des troupes au sol, de transport stratégique.

Quelles conclusions faut-il tirer de ces principales évolutions ?

Tout d’abord, on constate un repli des Etats-Unis. La nouvelle stratégie américaine de « pivot » vers la zone Asie Pacifique se traduit concrètement par un certain désengagement des Etats-Unis de l’Europe au profit de l’Asie. Le « leading from behind » des Etats-Unis lors de l’intervention de l’OTAN en Libye traduit cette nouvelle orientation de la politique américaine, selon laquelle les Européens devraient jouer un plus grand rôle pour assurer la sécurité dans leur voisinage.

En dehors de quelques assassinats ciblés à l’aide de drones au nom de la guerre contre le terrorisme, on constate d’ailleurs un certain repli des Etats-Unis, une absence de véritable « leadership » des Etats-Unis sur les principaux dossiers internationaux, qu’il s’agisse du conflit israélo-palestinien, du conflit entre l’Inde et le Pakistan ou encore sur le Sahel, une telle attitude pouvant s’interpréter comme un retour vers une forme d’« isolationnisme » américain, qui ne semble guère rassurant pour la paix et la sécurité au niveau mondial mais qui devrait servir d’« adjuvant » pour la défense européenne.

Ensuite, l’Afrique subsaharienne, qui a été la grande oubliée du précédent Livre blanc, a fait un retour remarqué à la faveur de l’intervention française au Mali.

Cela n’est pas sans conséquences sur nos forces prépositionnées en Afrique, qui ont démontré à l’occasion de l’opération au Mali leur importance en tant que plateforme de transport et de logistique, de formation et d’entraînement des forces africaines, puisque sans nos forces prépositionnées, au Sénégal, en Côte d’Ivoire ou au Tchad, l’intervention française n’aurait pas été aussi rapide et efficace.

La troisième conclusion porte sur la panne actuelle de l’Europe de la défense. Il est toujours difficile de construire quelque chose dans le contexte d’une spirale déflationniste, dans un contexte où la plupart de nos partenaires européens sont amenés à réduire drastiquement leur budget de la défense. Concrètement, les Européens manquent de plus en plus de moyens mais aussi et surtout de volonté politique pour bâtir l’Europe de la défense. Le gouvernement britannique actuel a une attitude très frileuse à l’égard de l’Europe, comme l’illustre l’annonce par le Premier ministre britannique d’un référendum sur une éventuelle sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Quant à l’Allemagne, on constate une très grande réticence de l’opinion publique vis-à-vis de toute forme d’intervention militaire. De ce point de vue, les accords franco-britanniques en matière de défense sont un « pis-aller », mais ne sont certainement pas suffisants.

La quatrième conclusion tient à l’émergence d’un nouveau mode d’action de la communauté internationale. A cet égard, l’intervention en Libye illustre bien cette nouvelle forme d’action, qui privilégie les frappes à distance et sans intervention de troupes au sol, ce qui présente à la fois des avantages, comme celui d’éviter le risque d’enlisement que l’on a connu avec l’Afghanistan, de limiter les pertes amies et d’éviter toute intervention au sol, mais aussi des inconvénients, notamment en raison du manque de contrôle sur les belligérants, et donc sur le résultat final, ou encore le caractère indispensable du soutien des Etats-Unis pour ce type d’opération compte tenu des lacunes capacitaires des Européens. Enfin, l’intervention à distance ne permet pas aux pays occidentaux de se prémunir contre le reproche de « néo-colonialisme ».

Le principal danger, à mes yeux, serait toutefois de penser qu’il n’y a plus qu’une seule forme d’intervention possible aujourd’hui, car il n’existe pas dans ce domaine de modèle unique. Chaque crise, chacune des interventions, comme nous avons pu le voir au Kosovo, en Bosnie, en Libye ou au Mali, présente des spécificités.

En définitive, la principale conclusion que je retire est qu’il n’y a pas de changements majeurs dans la typologie des conflits auxquels nous pourrions être confrontés, que nos lacunes capacitaires sont bien identifiées, et que les foyers de tension restent toujours aussi vifs et qu’ils se sont même accentués avec des facteurs nouveaux d’incertitude, comme la crise de la gouvernance mondiale, la nouvelle attitude américaine ou les conséquences du « printemps arabe ».

Face à ces évolutions, quelles sont nos marges de manoeuvre ?

Concernant tout d’abord nos alliances, et en premier lieu l’OTAN, je souscris sans réserve aux conclusions du rapport remis par M. Hubert Védrine au Président de la République, selon lesquelles nous devrions être, au sein de l’Alliance atlantique, des alliés loyaux, mais sans illusions et sans nous laisser déborder.

L’OTAN reste aujourd’hui indispensable pour au moins trois raisons.

La première tient à la garantie américaine et au lien transatlantique.

La deuxième raison tient au fait que l’OTAN demeure aujourd’hui la seule organisation capable de mettre en oeuvre une opération militaire d’envergure, grâce notamment au soutien américain.

Enfin, la troisième et dernière raison découle du fait que l’OTAN est le principal vecteur de l’interopérabilité entre alliés, par la définition des standards, des procédures et la conduite de l’entraînement.

Dans le même temps, nous ne devons pas nous faire d’illusions sur la place et l’influence des Européens au sein de l’Alliance, car l’OTAN restera toujours dominée par les Etats-Unis. L’idée d’un « pôle européen » au sein de l’Alliance, qui a resurgi avec l’intervention en Libye, n’est pas nouvelle. Je me souviens que dès 1999 la France s’était efforcée de promouvoir l’émergence d’une « identité européenne de sécurité et de défense » au sein de l’Alliance, sans beaucoup de succès. Les Etats-Unis fournissent aujourd’hui plus de 55 % des ressources et 75 % des capacités militaires de l’Alliance atlantique. Dans ces conditions, il ne faut pas s’illusionner sur le renforcement de la place et de l’influence des Européens au sein de l’Alliance ou sur la création d’un « caucus européen » que les Américains ne pourront jamais accepter.

Nous devons aussi veiller à ne pas nous laisser littéralement « dévorer » par l’OTAN et sa bureaucratie, en nous laissant entraîner dans de coûteux programmes qui assècheraient nos maigres budgets et bénéficieraient en fin de compte à l’industrie américaine de défense. Il y a quelques années déjà, en tant que chef d’état-major des armées, j’avais eu l’occasion de mesurer l’impact sur notre budget et nos dépenses d’équipement des programmes lancés par l’OTAN et l’effet d’éviction qu’ils entraînent sur nos propres capacités, puisque, pour financer les projets de l’OTAN, nous devions renoncer chaque année à l’équivalent de trois hélicoptères de combat.

Nous devrions donc nous montrer particulièrement vigilants. Cela concerne notamment la « smart defence », avec ses trois volets que sont le développement de capacités mutualisées financées par l’OTAN, la « spécialisation » des nations et la définition par l’OTAN de « priorités » en matière de programmes d’équipements, ce qui revient en réalité à des abandons de souveraineté des nations au profit de l’OTAN.

En particulier, il convient d’éviter absolument, dans cette période particulièrement contrainte, que l’OTAN ne dévore l’ensemble des crédits disponibles en lançant de grands et coûteux programmes avec un recours accru au financement en commun.

L’Union européenne reste indispensable et un atout incontestable pour la France. En effet, les intérêts européens ne se confondent pas toujours avec ceux de l’OTAN et donc des Etats-Unis, comme nous pouvons le constater au Mali. Il faut aussi se rappeler qu’il a fallu attendre trois ans avant que les Etats-Unis se décident enfin à intervenir militairement en Bosnie et nous rejoignent sur le terrain.

Depuis son lancement en 1998 lors du Sommet de Saint-Malo, la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), rebaptisée politique de sécurité et de défense commune par le traité de Lisbonne (PSDC), a enregistré des progrès. Depuis 2003, six opérations militaires, notamment une opération en Bosnie ayant mobilisé jusqu’à 7 000 militaires sur le terrain, et une vingtaine de missions civiles de gestion des crises ont été lancées. Il ne faut pas laisser perdre cette expérience.

L’Union européenne est aussi la seule organisation au monde capable d’agir globalement sur une crise, de mobiliser un ensemble des moyens – militaires ou civils, tels que l’aide au développement ou en matière de police, de justice ou de douanes – pour faire face à une situation de crise, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui une « approche globale ». Cela représente un atout unique. Ainsi, avec l’opération « Atalanta » de lutte contre la piraterie maritime au large des côtes somaliennes, l’Union européenne démontre une réelle « valeur ajoutée » par rapport à l’OTAN, et sa mission « ocean shield », grâce à la mobilisation de l’ensemble de ses instruments.

Faire progresser l’Europe de la défense est donc dans l’intérêt de la France. Il faut une alternative à l’OTAN car les intérêts européens ne se confondent pas toujours avec ceux des Etats-Unis. C’est aussi notre intérêt parce que, au sein de l’Union européenne, la France est crédible et influente. Aujourd’hui, la France est, en effet, la première puissance militaire en Europe. Il y a encore quelques années, j’aurais sans doute placé le Royaume-Uni au même rang que la France, mais le Royaume-Uni a beaucoup perdu avec les interventions en Irak et en Afghanistan et les réductions importantes de son budget de la défense et de ses capacités.

Dès lors, comment faire pour relancer l’Europe de la défense ?

Il faut, tout d’abord, tirer pleinement parti des potentialités ouvertes par le traité de Lisbonne, et notamment du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), des coopérations renforcées ou de la coopération structurée permanente (CSP).

Le service européen pour l’action extérieure, qui englobe les structures militaires, comme l’état-major européen, pourrait jouer un rôle majeur. Or, il ne dispose toujours pas de procédures, de structures de gestion de crise, de procédures financières. Par ailleurs, on constate une tendance préoccupante à une dispersion et une marginalisation des militaires au sein de ce service, malgré les objections de la France, ce qui devrait nous inciter à faire preuve de la plus grande vigilance.

Ensuite, nous devrions soutenir plus fortement l’agence européenne de défense et, à travers elle, l’industrie européenne de la défense. L’agence européenne de défense créée en 2004 n’a pas encore réellement atteint sa vitesse de croisière, ceci pour trois raisons. Tout d’abord, parce que sa tâche est complexe car cela touche aux intérêts nationaux. Ensuite, parce que le Royaume-Uni s’est toujours opposé à une augmentation de son budget, qui reste limité à 30 millions d’euros. Enfin, parce que nous n’avons pas encore trouvé la bonne formule. Peut-être devrions-nous lancer une coopération structurée permanente s’appuyant sur l’AED ?

Enfin, il me paraît indispensable de lancer une nouvelle opération militaire de l’Union européenne car il n’y en pas eu depuis 2009. Comme l’Europe, la PSDC est un vélo qui tombe lorsqu’il s’arrête.

Quelle devrait être notre attitude envers nos partenaires européens ?

La poursuite de la coopération franco-britannique en matière de défense me paraît indispensable.

Il est également très important de renforcer nos relations avec l’Allemagne, ce qui suppose un dialogue étroit.

Nous devrions nous efforcer de mutualiser des capacités au niveau européen, sans toutefois obérer notre propre capacité d’action.

J’en viens maintenant aux capacités.

L’idée générale qui guidait le Livre blanc de 2008 en matière de capacités militaires répondait à trois logiques :

– dissuader toute menace majeure ;

– être capable d’exercer le « leadership » sur une opération militaire de moyenne envergure ;

– être en mesure de participer à une vaste opération militaire avec nos alliés en étant capable d’influer et de peser sur la stratégie d’ensemble.

Ces principes restent globalement valables aujourd’hui.

S’agissant de la dissuasion nucléaire, le principe de la « sanctuarisation » et du maintien des deux composantes a été acté par le Président de la République M. François Hollande. Personnellement, je m’en félicite car j’ai toujours été un partisan de la dissuasion qui joue un rôle très important pour le statut de la France.

Pour autant, je pense qu’il subsiste de véritables interrogations et que cela mériterait une réflexion plus approfondie dans le cadre de la préparation de la Loi de programmation militaire.

La première interrogation porte sur le poids de la dissuasion dans le budget de la défense et au regard des autres dépenses d’équipement des armées.

La dissuasion nucléaire représente aujourd’hui environ 20 % des crédits d’investissement en matière de défense. Mais, dans l’éventualité d’une diminution du budget de la défense, notamment en matière de dépenses d’investissement, cette proportion pourrait augmenter pour atteindre 25 à 30 %. Est-ce qu’un tel poids de la dissuasion au sein de notre effort de défense est supportable ? Ne risque-t-il pas d’avoir un « effet d’éviction » insupportable sur l’équipement des forces classiques ? C’est un vrai sujet.

Dans le même temps, nous allons être confrontés à de nouvelles échéances, comme la revue à mi-parcours du ASMP/A, le missile à moyenne portée qui équipe la composante aéroportée, le lancement du SNLE de troisième génération, ce qui suppose des choix pour les nouvelles têtes nucléaires, et le successeur du missile balistique M. 51.

Ces échéances constituent un véritable enjeu pour le maintien de nos capacités industrielles. Elles sont importantes, voire essentielles, comme le montre bien l’exemple du Royaume-Uni, qui a été incapable de reconstruire un sous-marin à propulsion nucléaire.

Les marges de manoeuvre dont nous disposons sur la dissuasion sont donc assez réduites et portent essentiellement sur le nombre de missiles et le niveau de permanence, ainsi que sur la simulation, à laquelle nous avons consacré des moyens très importants jusqu’à aujourd’hui.

Le renforcement de la fonction « connaissance et anticipation », c’est-à-dire du renseignement, avait été érigé en priorité par le précédent Livre blanc de 2008 et c’est sans doute la capacité qui a le plus progressé ces dernières années, avec toutefois une lacune majeure en matière de drones. Mais il s’agit aussi d’une capacité très coûteuse, par exemple en matière de satellites. Dès lors, on peut se demander s’il ne serait pas opportun de chercher à minimiser le coût de ces capacités en les mutualisant davantage avec nos partenaires et alliés. Là aussi, il faudrait éviter d’avoir un effet d’éviction sur les autres capacités. Il ne sert à rien d’avoir une très belle tête sur un corps sans membres.

Enfin, s’agissant de la fonction « intervention », nous connaissons nos lacunes capacitaires, qui portent sur les drones, le ravitaillement en vol, la neutralisation des défenses anti-aériennes ou encore en matière d’hélicoptères lourds.

Faut-il, pour autant, modifier l’équilibre entre les différentes composantes de notre armée, l’armée de terre, la marine et l’armée de l’air ?

Même si l’on s’efforce aujourd’hui de raisonner en termes de capacités, en réalité, les armées existent et ont naturellement tendance à vouloir privilégier les capacités dont elles estiment avoir besoin.

Pour ma part, j’inciterai à la plus grande prudence avant de modifier l’équilibre entre les différentes composantes afin de ne pas privilégier l’une au détriment de l’autre. Nous traversons, en effet, une période de grande incertitude stratégique. Personne n’avait su prédire, pas même nos services de renseignements, ni la chute du mur de Berlin, ni les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ou encore les révolutions arabes.

Je crois plutôt à la nécessité de faire un effort en matière de « rusticité » de nos équipements militaires.

Naturellement, il ne s’agit pas à mes yeux d’avoir des équipements vétustes qui ne permettraient pas à nos armées d’agir en interopérabilité avec nos alliés, notamment américains.

Mais on peut néanmoins s’interroger au regard de l’augmentation exponentielle du coût de certains équipements les plus modernes, tant en ce qui concerne les coûts d’acquisition que du maintien en condition opérationnelle – je pense notamment au Rafale, aux SNA et aux FREMM, à l’équipement FELIN du fantassin ou encore aux systèmes d’information ou de communication -.

Certaines missions – je pense à l’action de l’Etat en mer ou à la lutte contre la piraterie maritime – ne me paraissent pas nécessiter l’emploi d’une frégate multimissions FREMM mais pourraient très bien relever d’une simple frégate de surveillance ou d’un patrouilleur.

De même, plutôt que de faire appel aux Rafales, l’appui aérien rapproché de nos forces au Mali ne serait-il pas plus efficace s’il était réalisé par des avions plus « rustiques », tels que les avions américains de type A 10, dont le coût unitaire est de 10 millions d’euros, contre 100 millions d’euros pour le Rafale ?

Pour l’intervention française au Mali, est-il réellement utile de recourir à la numérisation du champ de bataille, à la tenue FELIN du combattant, alors qu’il suffit souvent d’équiper nos fantassins d’un GPS, comme on le fait d’ailleurs en Afghanistan ?

Si l’on cherche vraiment à réaliser des économies, je pense qu’il faudra passer à plus de « rusticité » dans nos équipements, ce qui demande un effort conjoint de la part des chefs d’état-major des armées, de la direction générale de l’armement et des industriels.

Enfin, je voudrais conclure mon intervention par quelques points clés.

D’abord, le niveau des ressources, qui est crucial.

En maintenant la trajectoire actuelle, telle que prévue par la loi de programmation triennale, le budget de la défense – hors pensions – risque de tomber à 29 milliards d’euros en 2015, soit 10 % de moins en euros constants que la moyenne des quinze dernières années. Le budget de la défense, hors pensions, passerait ainsi de 1,7 % du PIB en 2008 à 1,3 % à l’horizon 2015.

Il appartient aux responsables politiques – à l’exécutif et à vous parlementaires – de définir les objectifs et les moyens des forces armées. Il incombe ensuite aux militaires de dire aux responsables politiques ce qu’ils peuvent faire avec ces moyens. Comme l’indiquait le chef d’état-major des armées, l’amiral Guillaud, compte tenu du niveau actuel des ressources, le contrat opérationnel des armées, tel que 30 000 hommes déployés dans une opération, n’est aujourd’hui pas tenable. Il faut donc soit modifier le contrat opérationnel, soit revoir nos capacités.

Ensuite, la question des effectifs. C’est une question centrale et très sensible.

Les armées ont connu une déflation de plus de 35 000 postes supprimés ces dernières années, mais, dans le même temps, la masse salariale n’a pas évolué à la baisse.

Le dilemme ancien entre le titre 2 ou les dépenses de personnel et le titre V, c’est-à-dire les investissements et les équipements et entre d’un côté l’industrie et de l’autre côté les effectifs, resurgit aujourd’hui.

D’un côté, l’investissement représente un intérêt pour l’industrie, pour l’emploi et pour nos exportations.

De l’autre côté, les personnels des armées représentent aussi des capacités et des emplois, notamment pour les jeunes défavorisés ou sans qualification pour lesquels l’armée représente le premier employeur et le principal vecteur d’intégration.

La tentation naturelle d’un responsable politique sera toujours de privilégier la première option sur la seconde, ce que je comprends en tant que citoyen, mais déplore en tant qu’ancien militaire.

Je voudrais toutefois attirer votre attention sur le fait qu’en raison de l’actuelle déflation des effectifs, le moral au sein de l’armée est aujourd’hui très bas, en particulier au sein de l’armée de terre et je redoute que l’annonce d’une nouvelle diminution sensible des effectifs ne provoque un mouvement de contestation au sein des armées, avec la montée de revendications parasyndicales, que l’on voit déjà se manifester sur certains blogs et que je regarde avec inquiétude.

Enfin, la réforme de la réorganisation de l’administration centrale du ministère de la défense est une question essentielle à mes yeux.

Le projet de réforme actuellement à l’étude au sein du cabinet du ministre de la défense, M. Jean-Yves Le Drian, n’arrangera rien, bien au contraire. Ce projet consiste à remettre en cause la réforme que j’avais contribué à mettre en place et qui avait renforcé l’autorité du chef d’état-major des armées. En effet, il vise à retirer certaines compétences au chef d’état major des armées, notamment en matière de ressources humaines, de soutien ou encore de relations internationales, qui seraient transférées à des directeurs civils, l’organisation du ministère de la défense passant ainsi d’une finalité opérationnelle à une finalité administrative et gestionnaire.

Or, en retirant au chef d’état-major des armées les bases de son autorité sur les trois chefs d’état-majors de l’armée de terre, de la marine et de l’armée de l’air, on relancera inévitablement les guerres intestines interarmées, les querelles stériles et incessantes entre les uns et les autres, qui avaient cours avant la réforme de 2005, avec les incohérences et les distorsions qui en résulteront.

En conclusion, je voudrais rappeler deux évidences.

Tout d’abord, même si tout le monde comprend la gravité de la crise économique et financière que nous connaissons aujourd’hui et la nécessité de lutter contre les déficits, nous devons avoir conscience que toute réduction du volume de nos forces armées aurait un effet irréversible. Aujourd’hui, compte tenu du faible volume de nos forces et du faible niveau de recrutement, il serait, en effet, très difficile de revenir en arrière et de recréer des régiments.

Ensuite, comme vous le savez, la défense est l’un des éléments déterminants de notre influence sur la scène internationale.

A cet égard, j’espère que l’intervention française au Mali ne sera pas un « chant du cygne » mais créera au contraire les conditions d’un « sursaut ».

A la suite de cet exposé, un débat s’est engagé au sein de la commission.

M. André Vallini– La baisse des effectifs est indéniable, mais en même temps on peut voir des campagnes publicitaires importantes pour le recrutement dans l’armée de terre. Comment l’expliquez-vous ? Vous avez dit que la réorientation stratégique des Etats-Unis devrait servir « d’adjuvent » pour l’Europe de la défense. Comment faire pour relancer cette Europe de la défense qui paraît bien moribonde ? Comment la faire redémarrer, si tant est qu’elle n’ait jamais démarré ? Par ailleurs, que pensez-vous des déclarations d’Hervé Morin concernant la suppression de la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire ?

M. Jacques Gautier. – Vous semblez préconiser une coopération renforcée avec nos amis allemands, mais c’est très difficile de cerner ce qu’ils veulent faire. Nous avons créé avec eux une brigade, mais elle ne sert à rien et on ne peut pas l’utiliser. Chaque fois que l’on fait un programme, ils ne sont intéressés que par le retour industriel, ce qui peut parfois « planter » le programme car ils s’efforcent d’acquérir des compétences qu’ils n’ont pas forcément. Avec nos amis britanniques, c’est un peu le contraire, nous nous entendons très bien sur le volet opérationnel, mais en matière industrielle, il n’y a pas grand-chose.

M. Jean-Louis Carrère, président.- Nous nous efforçons de tenir compte du rapport de M. Hubert Védrine sur le retour de la France dans l’OTAN. Nous partageons vos analyses et nous nous efforçons de relancer l’Europe de la défense. Le problème est que quand nous sommes avec nos amis britanniques, ils sont favorables à des mutualisations avec nous, mais pas avec les Allemands et quand nous sommes avec nos amis allemands, ils nous demandent ce que nous faisons avec les Britanniques. Quoiqu’il en soit, si nous ne maintenons pas notre effort de défense au niveau adéquat, nous serons déclassés : pour mutualiser, encore faut-il avoir quelque chose à partager.

M. Jacques Gautier. – Vous recommandez de recourir à davantage d’équipements rustiques. Le fait est que nous n’arrivons même pas à payer tous les mois les programmes d’équipement déjà engagés et qu’il faut sans cesse annuler ou reporter.

M. Bernard Piras– Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe concernant la réorganisation de l’état-major, car nous avons du mal à y voir clair ?

M. Alain Néri. – Vous avez dit qu’il y avait un délicat arbitrage à effectuer entre le volume des effectifs des forces et leur équipement, mais tout de même on ne peut pas les équiper avec des équipements anciens.

M. Gérard Larcher. – La nécessaire coopération avec l’Allemagne, on en parle depuis des années, mais on ne voit rien venir. La coopération avec le Royaume-Uni fonctionne. Que pouvons-nous faire ? Par ailleurs, nous avons beaucoup d’équipements sur les parkings faute d’avoir les crédits nécessaires pour les maintenir en condition opérationnelle. Cela a un effet désastreux sur le moral des troupes.

Général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées.– Les campagnes publicitaires sont nécessaires, car si les effectifs diminuent en stock, il est tout de même indispensable de gérer les flux et de susciter des vocations si l’armée veut pouvoir sélectionner ses candidats.

Sur la question de savoir comment faire redémarrer l’Europe de la défense, je dirais qu’il faut commencer par faire fonctionner ce qui existe déjà : le SEAE, l’AED, les opérations sur le terrain. Il faut proposer des actions extérieures nouvelles. L’Union européenne a cent soixante postes diplomatiques qui ne reçoivent aucune directive. L’AED peut faire la même chose que l’OTAN avec le pooling and sharing, mais au profit d’industriels européens. On peut certainement la sortir de l’ornière en lui donnant la responsabilité d’une coopération structurée permanente. Nous avons assisté à quelque chose d’incroyable : il n’y a plus eu de programme d’équipement militaire significatif développé en commun en Europe depuis l’avion A400M. C’est terrible.

Concernant notre coopération de défense avec le Royaume-Uni, le volet le plus important est, selon moi, le volet nucléaire. Nous avons tout intérêt à ce que cela marche, car sinon la France se retrouvera seule puissance nucléaire en Europe et sa dissuasion nucléaire sera nécessairement contestée. Sur le volet opérationnel, notre coopération est également profitable, car disons le franchement, ils sont plus guerriers que les autres et beaucoup plus proactifs. Mais c’est vrai, ils ne veulent pas élargir leur coopération avec nous à d’autres Européens.

S’agissant des Allemands, leur attachement à l’OTAN est profondément ancré dans leur psychologie collective. Ils ont vaguement fait quelque chose en Libye parce que c’était une opération de l’OTAN. Si cela avait été une opération de l’Union, ils auraient tout fait capoter. Pourtant nous avons fait tellement de choses ensemble qu’on ne peut pas envoyer tout promener. Chaque année, nous avons quatorze officiers allemands qui suivent les cours de l’école de guerre française et réciproquement. En comparaison, il n’y a qu’un seul officier britannique et vice-versa. Est-ce que cela pourra changer la donne ? Peut-être. Il est vrai que l’opinion publique allemande est viscéralement pacifiste et la seule chose qui les intéresse est la défense agressive et égoïste de leurs intérêts industriels. Nous n’avons pas réussi par exemple à avoir une fusion DCNS-TKMS. Mais les esprits peuvent changer. En matière de mutualisation, nous avons fait le soutien de l’A400M et il existe des possibilités de partage sur le renseignement spatial. Si nous arrivons un peu à faire évoluer les Allemands, avec l’aide des Polonais, ce sera bénéfique à l’Europe. Ainsi, malgré le veto britannique, aujourd’hui tous les autres pays européens soutiennent l’idée d’un quartier général permanent et autonome de l’Union européenne. S’agissant des Britanniques, il y a quand même un risque majeur qu’ils ne quittent l’Europe. Ce serait une catastrophe car ils sont les seuls avec nous à avoir une vision globale des choses.

Pour répondre aux déclarations de M. Hervé Morin sur la composante aérienne, je dirais que c’est nécessaire de la garder car les missiles balistiques sont moins précis que les missiles aéroportés tels que l’ASMP/A. Or la précision est nécessaire pour dissuader au bon niveau une puissance régionale qui s’en prendrait à nos intérêts.

Pour ce qui est de la question budgétaire et de ses répercussions sur les programmes d’équipement, on étale et on annule. Cela a toujours été comme ça. On ne sait pas faire autrement. Ce sont deux solutions aussi détestables l’une que l’autre car dans les deux cas l’Etat perd beaucoup d’argent. Mais on ne sait pas garantir le respect de la parole de l’Etat dans le long terme.

Sur l’organisation du ministère de la défense, ayant été à l’origine du décret de 2005, qui a été renforcé par le décret de 2009, je peux vous en retracer l’origine. Il s’agissait de proposer au pouvoir politique de mettre un terme à la guerre incessante et détestable entre les différentes armées, qui existe d’ailleurs partout ailleurs dans le monde, y compris aux Etats-Unis. Auparavant, il ne se passait pas un jour sans que les chefs d’état-major d’armées ne se livrent une compétition acharnée pour contrer telle ou telle décision qui favorisait l’un d’entre eux. Pour y mettre fin, il a fallu donner plus de pouvoirs au chef d’état-major des armées et lui confier l’autorité sur les trois autres, ce qui évidemment a mal été accepté par les armées. Le projet actuel de réforme du ministère est présenté comme un moyen de rétablir ou renforcer le « contrôle politique » sur les armées .Mais c’est absurde dans la France d’aujourd’hui. Il n’y a que dans les démocraties populaires, avec des commissaires politiques, qu’un tel contrôle existe. Dans les démocraties occidentales, franchement, cette notion n’a plus cours. Le contrôle de l’usage de la force est effectué tous les jours par les chefs militaires eux-mêmes et si un chef est mauvais, il est relevé. Sans doute, y-a-t-il des choses à améliorer. Par exemple, le CEMA ne peut pas être en charge directement des bases de défense. Mais enlever au CEMA la direction des ressources humaines, ce serait lui enlever le principal levier d’autorité qu’il a sur les états-majors. Le risque est que tout cela réenclenche une lutte absurde entre les armées au détriment de l’efficacité opérationnelle.

Enfin, s’agissant des équipements sur parking, c’est vrai que cela a un effet désolant pour le moral, mais c’est parce que les crédits de maintien en condition opérationnelle sont insuffisants. Avec la priorité donnée aux OPEX, on ne peut plus maintenir les équipements dans les bases et donc on ne peut plus faire d’entraînement. C’est regrettable, mais les restrictions budgétaires ne permettent pas d’espérer des progrès dans ce domaine.

Source: Sénat

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