Jamais on ne fera comprendre à un tirailleur marocain qui a servi loyalement que, du jour au lendemain, on le prive de ses droits

Dans son livre intitulé  » A la croisée des chemins » le contrôleur général des armées Eugène-Jean DUVAL nous relate avec beaucoup d’émotion ses retrouvailles avec Mohamed, adjudant tirailleur marocain, plus de 40 ans après avoir combattus tous les deux en Indochine. Pour avoir servi durant 15 ans loyalement la France, le regard porté par Mohamed sur celle-ci après avoir regagné le Maroc mérite d’être souligné. L’extrait ci-après est reproduit avec l’autorisation de l’auteur que nous remercions. 

– Ecoute, Joz, ta question pour moi n’a pas de sens; un musulman, dès lors qu’il a fait son devoir, ne regarde pas en arrière. Je n’ai fait que suivre la route qui m’était tracée, elle fut longue, très longue quand je regarde sur une carte les itinéraires que j’ai suivis depuis mon départ de Remembrance, aux portes de Marrakech, jusqu’à mon retour à Agadir, le berceau de ma famille. Je remercie Dieu de m’avoir préservé tout au long de ces combats difficiles dont on ne parle plus que de loin, tant le temps efface tout sur son passage.
J’ai servi loyalement la France pendant près de quinze années, mais je suis surtout très fier que mon pays soit devenu indépendant et conduise son destin comme il le fait. Mais, vous l’avez bien senti, les Marocains conserveront longtemps encore un souvenir vivant de la présence des Français dans ce pays. Tu me rappelais l’exploration de Charles de Foucauld au début des années 1880, ce qu’il raconte est sûrement vrai; la France a beaucoup contribué à réaliser l’unité de ce pays tiraillé entre les tribus, à le doter d’infrastructures et d’équipements, mais il ne faut pas oublier qu’elle en a aussi tiré des avantages. Cela, j’ai l’impression qu’on ne le dit pas souvent.
Mais tu vois, Joz, je serai, comme je l’ai toujours été avec toi, franc et direct. Jamais on ne fera comprendre à un tirailleur marocain qui a servi loyalement que, du jour au lendemain, on le prive de ses droits.
– Tu fais allusion aux pensions, je suppose ?
– Il n’y a pas que les pensions, il y a beaucoup plus; la France n’avait pas le droit de mettre fin au paiement des pensions dans les conditions où elle l’a fait en 1959. Nous étions tous égaux sur le champ de bataille, les balles ne faisaient pas de distinction, et tout d’un coup nous ne le sommes plus. La France s’est déconsidérée dans son manque total de générosité vis à vis de tous ces tirailleurs qui avaient souvent plusieurs années de service et qu’elle a renvoyés sans même une aumône. Dès que le danger a été définitivement écarté, on  a oublié, en France, tous les tirailleurs africains de la colonne Leclerc depuis 1940, tous les tirailleurs marocains, algériens, tunisiens de la campagne d’Afrique du Nord, d’Italie et de France. C’est meskin, comme on dit au Maroc, misérable, miséreux. Ce n’est pas comme cela qu’on fait l’amitié entre les peuples.
– Je te dirai, très franchement, Mohamed, qu’en ce qui concerne les pensions, j’ai été d’autant plus choqué moi-même que cette mesure a été prise dès les premiers mois après le retour au pouvoir du général de Gaulle et qu’elle me paraissait aller à l’encontre même de sa politique.
– C’est vrai, mais il y a plus que cela; regarde ce qu’il a fait ou ce que la France a fait avec les harkis algériens; là c’est le comble de l’horreur, il y a tous ceux qui ont été assassinés par représailles et il y a tous ceux qui, aujourd’hui, à la fin du mois de mai 1995, sont toujours considérés comme des parias dans votre pays. Toutes les informations qui nous parviennent concernant la situation des nord-africains en France ne sont pas très encourageantes. Tous ces vieux ouvriers qui restent à Bordeaux alors qu’ils n’ont plus rien à y faire et qui restent pour une simple question de droits. Je crois qu’on oublie un peu vite que ce sont les recruteurs français qui sont venus chercher au Maroc la main d’oeuvre dont la France avait besoin pour ses usines automobiles, pour sa sidérurgie, les mines et les chantiers du bâtiment ou de travaux publics, au lendemain de la guerre.
– Tout ce que tu dis es vrai, Mohamed, je suis bien obligé de le reconnaître; je le fais d’autant plus qu’un de mes cousins éloignés étaient un des recruteurs de Renault dans les années d’après-guerre. J’irai même beaucoup plus loin que toi, car ce sont peut-être des éléments dont tu n’as jamais entendu parler. Les liens entre le Maroc et la France remontent à quatre-vingt ans; en ce qui concerne l’Algérie, cela fait, aujourd’hui, plus de cent soixante  ans. Mais qui se souvient encore de ces régiments de turcos qui ont fait la campagne de Chine dans les années 1880 ? Qui se souvient ou qui sait que  l’expédition de Madagascar, en 1895, eût sans doute été impossible ou beaucoup plus difficile sans le concours des mêmes tirailleurs algériens ? c’est grâce aux brêles, aux bourricots et aux chevaux que l’on était aller chercher fort loin, jusqu’à Oman, que les colonnes des généraux Duchesne, Metzinger et  Voyron ont pu gagner Tananarive aussi vite qu’ils l’ont fait. Je ne parlerai pas de la division marocaine en 1914-1918, des unités de tirailleurs algériens, tunisiens, sénégalais ni de tout ce que tu as vécu pendant toute la campagne de 1942 à 1945…Les trois pays d’Afrique du Nord ont été, il faut le dire et le redire, un réservoir d’hommes pour les armées de la libération et, d’une façon générale, pour l’armée française.

– Avec toi, ce qu’il y a de bien, c’est que j’apprends toujours quelque chose; je n’avais encore jamais entendu parler des turcos en Indochine et à Madagascar. En 1943-44 on a donc fait que refaire ce que nos anciens avaient déjà fait en 1895…; on a redécouvert…comme tu m’as dit, un jour.
– Moi, tout cela, Mohamed, je ne peux l’oublier. Mais, crois-moi, avec toi, j’ai plus appris qu’avec quiconque dans ma vie et il m’en restera toujours, même si je ne le sais pas expressément, quelque chose d’extraordinaire. Tu as été là au moment où, sans le savoir, j’en avais besoin. Tu as été celui avec qui j’ai pu parler, échanger. L’amitié entre les peuples dont on se gargarise dans les grands discours officiels passe d’abord par l’amitié entre les hommes, par le respect mutuel. Je pense que toi et moi, même si nous ne sommes pas très écrivassiers, comme on dit chez nous, même sans nous parler, même sans nous écrire, nous resterons amis jusqu’à notre dernier jour. Un poète a dit, « La seule façon d’avoir un ami est d’être un ami ». Je suis le tien pour toujours…

Le lendemain, à quatre heures trente, Mohamed attendait ses hôtes, à l’heure convenue, pour les conduire à l’aéroport : tenue impeccable, véhicule astiqué. Il ferait sa première  prière sur place, à la mosquée de l’aéroport, en pensant à celui qui, loin de son pays, fut son ami – à Nha Tuu, à Tia, à Pont Loisy, à Tourane, dans les Aurès, et est toujours son ami –  aux amis de son ami; eux, franchissaient les étapes policières avant de s’envoler vers la France; ils n’oublieront jamais, Mohamed, le soldat, le deux fois Hadj, le juste des justes, leur ami…

Somnolant et taciturne pendant la plus grande partie du vol Agadir-Paris, Joz  Querscöet, général en deuxième section,  était subjugué par ce passage de Paul Smaïl, résumant si fortement la place et le rôle tenu par tant de nord-africains dans l’armée française et dans les victoires de la France.
« Son visage très amaigri, creusé par la souffrance, était redevenu le visage d’un bicot du Rif, sec, noueux, décharné. Le Riffain dur à la peine, le pieux musulman qui n’a jamais bu une goutte de vin de sa vie. Ahmed Smaïl, le père de notre père, sur l’unique portrait qui nous reste de lui; la photo d’identité noir et blanc jaunie, figurant sur un livret militaire de l’armée française, avec cet oeillet métallique qui troue le front comme un signe prémonitoire de la manière dont il serait tué à Ulm. Loyal sujet. A bien mérité de la patrie »

Inch Allah : telle fut, au même moment, la pensée de Mohamed en prière dans la petite mosquée de l’aéroport d’Agadir et celle de Joz Querscoët en instance d’embarquement pour le vol matinal Agadir-Paris.

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