Le repos de nos guerriers à Abidjan

Engagez vous, rengagez vous, mais au Club Med! En Côte d’Ivoire, à 6000 km de la métropole et des restrictions budgétaires, les chefs militaires de l’opération « Licorne » mènent grand train.

 Grosses 4 x 4 rutilantes pour s’éclater en brousse, sauts de puce en Transall, cigares, whisky et espaces verts à rendre jaloux un Anglais, la vie est belle à Port-Bouet, dans la banlieue d’Abidjan, pour les vaillants guerriers de l’opération « Licorne ».

Depuis que le calme est revenu en Côte d’Ivoire, les 1856 militaires censés composer une redoutable force de réaction rapide s’ennuient ferme. La mission confiée par l’ONU touche à sa fin. Et, faute d’ennemis, il faut bien tuer… le temps. Le général Bruno Clément-Bollée, un trois étoiles, brillant sujet passé par la présidence de la République, commande une petite armée mexicaine, avec 7 colonels et 77 officiers supérieurs. Et ces guerriers ont trouvé la parade pour lutter contre le désœuvrement: l’organisation de safaris.

Ils n’ont que l’embarras du choix. Aux portes de la capitale, à un jet de pierre de la base, le parc du Banco est un spécimen unique de forêt primaire, peuplée de singes et d’oiseaux. A 100 km, sur l’embouchure du Bandama, les 19 000 hectares du parc Nati d’Asagny permettent, eux, d’observer phacochères et éléphants. On accède à ces merveilles en empruntant des pistes à travers la savane. Il faut donc à tout prix des 4 x 4. A tous les prix, aussi!

 En janvier, par exemple, les « officiers de trésorerie » et d’autres sous-fifres ont reçu l’ordre d’acquitter 32 factures émises par la société de location CFAO Motors Côte d’Ivoire. Chaque fois, ils ont consciencieusement apposé leur tampon « certifiant la réalité de la dépense et l’exécution du service fait ».

Grande évasion

 Service rendu serait peut-être plus exact. Quant au loueur, il aura bientôt de quoi élever un monument à la gloire des soldats français. Car trente jours de location pour une Mitsubishi Pajero, ça coute 2 861,35 euros. Or, chaque mois, il s’en loue 15. Un parc auquel il convient de rajouter 18 voitures. Total : 33 véhicules. La facture tourne autour des 55 000 euros mensuels.

Le groupement de Port-Bouet dispose pourtant, pour les éventuelles opérations, de Jeep équipées de radio, de véhicules tout-terrain et autres engins débâchés. Mais ces tape-culs ne permettent pas de profiter du paysage. Et ils n’ont pas la clim’. Quant aux 124 véhicules disponibles, sur le camp, pour le transport des autorités civiles et militaires (dont douze 4 x4  et les deux bagnoles blindées du général), leur utilisation est soumise au règlement tatillon établi par l’état-major.

Mais ce n’est pas tout. Ceux qui sont las de rejouer sans fin le Paris-Dakar peuvent aussi s’évader en avion. Illustration, le 13 décembre 2007, avec cette petite virée Abidjan-Niamey, aux portes du Sahara, en Transall. Une mission de reconnaissance? Pas du tout !Il s’agissait en fait de transporter des poteries touareg de toute beauté. Un exercice périlleux, sur piste! Un petit ordre de mission bidon et le tour est joué. « Y a des tas de ficelles pour justifier un voyage comme ça. Il suffit de prévenir l’attaché de défense de l’ambassade qu’on va prendre un contact sur place », se marre un vieux de la vieille. Bilan de cette exfiltration d’artisanat touareg: 10 066 litres de kérosène. Facture payée sans discussion.

 La saison des soldes

 Soucieux de retrouver un peu de fraicheur après leurs safaris sous le soleil brulant d’Afrique, les chefs tiennent beaucoup à ce que la base reste un havre de verdure. Arrosage, bougainvillées, gazon pour golfeurs, il en a couté, sur le seul mois de mai 2008, la bagatelle de 20 472 euros pour l’entretien des espaces verts. Le contingent de jardiniers doit être plus nombreux que celui du maintient de la paix… Il faut bien cela pour soutenir le moral de ces soldats d’élite qui se sacrifient, à 6000 km de leurs bases. Le militaire en opération extérieure (Opex, pour les intimes) n’a que de maigres compensations. Pendant ces séjours de quatre mois, sa solde est multipliée par un et demi. S’y ajoute une impressionnante collection de primes, comme la plantureuse « indemnité de séjour à l’étranger » que la patrie reconnaissante a eu la bonne idée de ne pas rendre imposable. Un vrai jackpot.

 En janvier 2008, une mission d’audit financier a été envoyée à Abidjan. Comme toutes les Opex, « Licorne » coûte cher aux contribuables: 159 millions d’euros pour l’année 2007. L’inspection de l’armée de terre, chargée du contrôle, n’a rien trouvé à y redire. « Aucune irrégularité n’a été constatée», a confirmé l’état major au « Canard ». Si ce sont les officiers qui le disent…

                                                                                            Brigitte Rossigneux,

 (Extrait du Canard Enchainé du mercredi 04 juin 2008)

 

                                               

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