La force de la rue contre la force de la loi

De la rue de Grenelle à l’Ecole militaire il n’y a que quelques centaines de mètres, mais qui eût cru que cette courte distance pouvait être si rapidement franchie pour aboutir en plein jour à la plus étrange nuit du 4 août, à l’abolition du fondement du droit en France ?

Car, par delà les discussions sur le statut militaire ou la parité avec la police c’est bien de cela qu’il s’agit en premier lieu. Pour la première fois dans l’histoire contemporaine de notre pays, le corps auquel la nation a confié la mission de faire assurer le respect de la loi dans tout le pays se retourne en tenue et en armes en descendant dans la rue pour manifester son ras le bol, son impuissance et affirmer qu’il ne respecte plus la loi si le gouvernement, son mandant, ne lui donne pas illico presto satisfaction.

Tant que les manifestations des gendarmes demeuraient à l’intérieur des casernes, il ne s’agissait au pire que d’affaires relevant de l’application des règles de la discipline générale à l’intérieur d’un corps des armées. Par contre, dès lors que les gendarmes sont descendus dans la rue comme le font les salariés du secteur privé et du secteur public, un pas à la portée insoupçonnable a été franchi. C’est en effet la force de la rue contre la force de la loi qui devient le principe nouveau des relations dans la société française.

Comment peut-on admettre que le citoyen ne soit pas, lui aussi, autorisé à refuser d’appliquer la loi, quand l’exemple vient des gardiens même de la loi, de ceux qui ont mission de faire respecter la loi dans la rue, dans les relations à l’intérieur de la société?

Il ne s’agit pas ici de prendre parti pour ou contre les revendications des gendarmes mais seulement de déplorer la façon dont le corps chargé de façon générale de faire respecter la loi l’a interprétée pour arriver à ses fins. Il ne s’agit surtout pas d’exonérer la responsabilité, la surdité des politiques, car elle est écrasante : comment un gouvernement, un parlement ont-ils pu imposer un objectif pour la nation : la réduction du temps de travail à 35 heures en le refusant sans raison au nom de règles anciennes, traitées en dogmes ou en axiomes, à tout un pan de la fonction publique de l’Etat ?

Par principe, les citoyens sont égaux en devoirs et en droits, les astreintes ne devant être qu’aménagements propres à chaque profession au sein de la fonction publique de l’Etat ou de la société.

En négociant comme il l’a fait, le gouvernement a introduit la surenchère à l’intérieur de la nation toute entière alors qu’il revenait au Parlement de se prononcer de façon réfléchie après avoir analysé toutes les conséquences possibles de la généralisation d’une telle mesure sociale qui, à l’évidence, ne pouvait être qu’égalitaire dans son application. Il faut le dire sans ambiguïté, le Parlement n’a pas accompli son travail de réflexion; ses impulsions théoriques passionnelles ne lui ont pas permis d’analyser les conséquences prévisibles de ses choix politiques. La capitulation sans condition du ministre de la défense – à l’évidence avec l’accord du premier ministre – érige l’anarchie en forme d’expression et de gouvernement de notre démocratie et contribue à révéler une des failles de la fracture sociale.

La conclusion en si peu de temps de cet accord tenu pour historique confirme la scission à l’intérieur du statut militaire, d’un coté, les gendarmes, gardiens de la loi, admis à se révolter; de l’autre coté, les autres forces armées, soumises à un statut d’un autre temps; les gendarmes voulant à tout prix cumuler les avantages de la police et les avantages du statut militaire dont celui de pouvoir prendre leur retraite avec droit à pension après quinze années de service : course poursuite dont l’issue ne peut être que dangereuse pour la démocratie.

Au moment même où les forces armées pouvaient, compte tenu de l’évolution de la société et de la mise en application totale de la professionnalisation, espérer une évolution de leur statut en conformité avec les valeurs démocratiques actuelles, cette affaire ne devrait-elle pas dessiller les yeux des représentants politiques de la nation?

Il est plus que temps que ceux-ci admettent que les militaires français puissent, comme dans d’autres pays, se regrouper en associations professionnelles responsables; celles-ci, si elles avaient existé auraient peut-être non seulement évité au ministère de la défense de se ridiculiser de la sorte en poussant une corporation à des actions dont on n’a pas fini de mesurer toutes les conséquences.

Enfin, l’accord du 8 décembre, s’il en était encore besoin, démontre à nouveau que la notion de grille de rémunération valable pour l’ensemble de la fonction publique de l’Etat n’est plus qu’une vague illusion, un mythe que seule la rue fait évoluer alors que la démocratie repose sur la transparence, l’égalité et la légalité.

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